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mardi 9 janvier 2018

Et vous avez eu beau temps? La perfidie ordinaire des petites phrases de Philippe Delerm


 Éditions Grasset
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Il y a quelque chose des petites maximes cinglantes, lucides et désabusées des moralistes du XVIIe et du XVIIIe dans ce dernier Delerm, je pense à La Bruyère décrivant la comédie du courtisan, son hypocrisie légendaire, son amour-propre maladif, ou bien à La Rochefoucauld ou à Chamfort.
Ah, triste nature humaine qui nous conduit à demander, d'un air de ne pas y toucher, au voisin un brin pâlot qui nous raconte ses souvenirs d'été en Bretagne : « Et vous avez eu beau temps ? » Tiens, prends-toi ça dans la tronche, mon ami ! Ça t'a plu malgré les 18 degrés de fin d'après-midi, la petite pluie fine et incessante qui finit par traverser le K.Way et la baignade dans une eau claire et transparente… à 16 degrés ? (Je sais de quoi je parle, croyez-moi, je le vis tous les ans, pour mon plus grand plaisir, na!) Et en plus, pourquoi ne pas ajouter, histoire de l'achever, tandis qu'il vous raconte maintenant son excursion sur l'île d'Ouessant : « Et vous êtes allés à la Pointe ? » (de Pern, bien entendu), sous-entendu, si c'est non, bien sûr, vous avez loupé le plus beau… « La Pointe. On pourrait penser qu'au long du port ou sur la plage on est déjà à une extrémité du territoire. Mais non. Il y a toujours un bout du bout en plus, un ailleurs, un absolu que d'autres maîtrisent surtout pour le plaisir sans égal de vous y avoir précédés. » 
Ah, « la perfidie ordinaire des petites phrases », celles que l'on prononce comme ça, en passant, sans y toucher, sans même avoir la volonté consciente de titiller son prochain.
Il y a les petites phrases hypocrites qui veulent nous faire passer pour quelqu'un de bien : « Vous étiez avant moi » : regardez comme je suis honnête, « En même temps, je peux comprendre » : espèce de sale hypocrite incapable de se ranger dans un camp, et le fameux « J'dis ça, j'dis rien » qui me ferait tordre le cou à tous ceux qui le prononcent devant moi !, « Nous allons vous laisser » : on serait bien resté une heure de plus mais vous semblez fatigué…oh, fausse bienveillance... ça fait déjà deux heures qu'on s'emmerde avec vous et on n'en peut plus. Aahh ! Quelle horreur, ces petites phrases que l'on sort à tout bout de champ, sans même nous en rendre compte, espèces de tics de langage, de couteau suisse de la parole que l'on tient prêt pour la moindre occasion…
Philippe Delerm a le génie pour observer, décortiquer toutes ces formules de rien du tout qui en disent tant sur nous, ce que nous sommes, il nous tend un miroir, son analyse est toujours très juste : on passe son temps à se dire: oui, c'est exactement ça… on a presque honte de se reconnaître, d'être dévoilé, mis à jour.
Nous retrouvons ici tout ce qui fait l'humain : notre besoin de paraître « Là encore j'en ai perdu ! », nos excuses bidon « Je le lis chez ma coiffeuse », nos angoisses « Passez un texto en arrivant », nos radotages « Ils n'articulent plus maintenant ! » (c'est tellement vrai… et comme en plus je deviens sourde...), nos déclarations pleines d'assurance « Je préfère Gand à Bruges », nos protestations vertueuses et lourdingues contre l'hypocrisie « Moi, je ne sais pas faire » (entendez : moi, je dis les choses, je suis courageux - il ne s'agit pas d'avouer bien entendu qu'on ne sait pas planter un clou ou allumer un ordi car dans ce cas, on se tait!), nos prétéritions « C'est pas pour dire mais... » (et que je lâche tout ce que j'ai à te dire...), nos mensonges « Je faisais onze secondes au cent mètres » (tiens, ça me rappelle quelqu'un...), nos insultes : « Abruti, va ! » (là, on se sent fort dans sa voiture, vitres fermées!), nos platitudes : « Ça pousse et ça vous pousse » : ici, on touche le fond du fond, on a rencontré la nourrice de notre dernier qui a maintenant du poil au menton (le dernier, pas la nourrice!) et l'on n'a vraiment rien de rien à se dire… Heureusement que la petite phrase vole à notre secours !
Il faut lire entre les mots, entre les lignes, savoir écouter la musique de la phrase, cette petite intonation réconfortante, inquiète ou condescendante qui se trouve cachée, là, derrière une petite conjonction de coordination, un petit silence, une interrogation à peine marquée (parce qu'au fond, on connaît la réponse…)
Et Philippe Delerm, ça, il sait faire ! Il a écouté, réécouté, examiné, scruté, mis à nu, disséqué et si bien senti tout ce que l'on met de nous derrière ces petites phrases anodines et ce qu'il en dit est tellement juste ! Et tellement drôle aussi...

Ces petites phrases-clés de notre comédie humaine ont leur place partout, chez le boulanger, dans la rue, chez les amis, chez nous, elles sont destinées à tous ceux qui nous entourent : les enfants, les parents, les voisins, les amis, le patron, le collègue : elles ont quelque chose d'universel. Après la lecture de ce livre, vous ne les entendrez plus de la même façon au point que vous oserez peut-être même à peine les prononcer car ce sera devenu pour vous...« juste insupportable » !

                     

2 commentaires:

  1. Je viens de Babelio via ton billet sur Sucre Noir et je lis celui-ci sur Delerme, une critique qui ne m'épargne pas. Je voudrais dire "ne nous épargne pas" mais je n'ose pas car, c'est vrai, je me suis reconnue parfois... Mais elles sont parfois bien commodes ces petites phrase quand on a rien à dire et qu'il faut malgré tout être poli! Heureusement on peut en rire !

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  2. "Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger" disait Térence... Ne t'inquiète pas, moi aussi je me suis souvent reconnue dans ces petits textes! Et bien sûr qu'il faut en rire! A bientôt Claudialucia!

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