Éditions Albin Michel
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
Je
m'étonne d'avoir si peu entendu parler du dernier livre
d'Aurélien Delsaux : Sangliers, un texte que j'ai
trouvé magnifique tant du point de vue du fond que de la forme. Peu
de romans actuellement peuvent se targuer d'avoir une écriture :
or, ici, c'est le cas. La prose est puissante, rythmée, poétique,
âpre, violente. Je m'en suis régalée et j'avoue que si je
disposais d'un peu plus de temps, je m'y serais immédiatement
replongée avec délice.
Nous
sommes en Isère entre le Rhône et les Alpes, dans un hameau nommé
Les Feuges, et dès le début, ce pays, cette terre entre Lyon et
Grenoble apparaît comme le personnage central de l'histoire. Elle
est parcourue dans les premières pages par un enfant qui pisse le
sang parce que son père vient de le frapper. Il court à travers ce
paysage, traverse les lotissements qui ont fleuri ça et là ces
dernières années parce que le prix de la terre est abordable dans
ces coins un peu reculés, ces zones rurales dont on parle peu,
l'enfant court, passe devant les vieilles fermes, l'ancienne école,
grimpe, essoufflé, la route de Malatra, ne sachant où cacher sa
peine, où trouver une consolation. Lui, c'est le Petit Germain, le
fils du Chef, Germain. Un dur qui frappe sa marmaille, qui aime la
chasse, qui supporte mal son aîné à la peau un peu colorée que sa
femme La Grosse a eu d'une première liaison. Il est raciste,
Germain. Il pense que c'est chacun chez soi, alors il lui en fait
baver à son aîné. Un cauchemar pour le gosse.
Pas
loin, vit Gottschalk, le sculpteur, pas trop aimé dans le coin. Ça
lui va comme ça, il est tranquille dans son moulin pour travailler.
Pourtant lorsqu'il voit passer un homme et sa fillette, il va leur
parler : « La grange sur le chemin de Bellieu,
c'est toi ? » Oui, c'est moi, répond Sylvain qui
s'est installé avec sa fille pour se lancer dans l'agriculture bio.
Après avoir perdu sa femme, il a tout quitté : son boulot de
prof, sa région, sa famille. Il a voulu offrir à Louise une vie
plus vraie, près de la terre, loin de la société de consommation,
du prêt-à-penser, du métro-boulot-dodo. Pas de TV, pas de
portable, pas de bagnole : «loin de la ville, à
l'écart du siècle, hors des réseaux, hors du flux. Où Louise
pourrait grandir à l'abri. Où il pourrait lui apprendre ce qu'il
fallait pour résister aux temps terribles, pour empêcher la
destruction de tout, survivre, mener le combat - bâtir un jardin. »
Et
puis, il y a Max, abonné à Charlie Hebdo, lecteur de Crime et
Châtiment, qui tient le bistrot en « faisant
ostensiblement la gueule à la majorité de ses clients »,
et Lesélieux, le prof de lettres qui aimerait bien écrire un livre,
se faire connaître et qui en a ras le bol de souligner en rouge les
colonies de fautes d'orthographe qui rendent les copies de plus en
plus illisibles, il y a aussi les vieux, les très vieux, le « Doyen
du village et Mémoire des Feuges », le Grand-Pé, presque
aveugle, presque mort. Mais pas encore sourd. Aimant sentir son
petit-fils, Thomas, et lui raconter des histoires, toujours les
mêmes, au point que Thomas aura l'idée d'envoyer Lionel à sa place
pour écouter les radotages du Grand-Pé. J'oubliais aussi le père
Victor, prêtre du village, qui n'aime pas trop fréquenter les
bonnes familles du coin, leur préférant ses marginaux, gueulant
comme un âne après Mme Genin pour que TOUTES les églises restent
ouvertes au risque de voir disparaître les candélabres. Et puis, il
y a aussi Samir et Lamia qui viennent de s'installer dans leur
nouvelle maison du chemin du Marais et qui doivent s'intégrer.
Et
tous les gamins qu'on appelle par leur nom de famille : les
Morin, Grenu, Latouche, Rickwiller, Verrieux, des sales gosses qui
crachent, insultent, rient.
Cette
communauté humaine est composée d'individus très différents qui
vivent pourtant sur les mêmes terres, qui se croisent chaque jour,
se disent bonjour, au revoir. Ce sont des solitaires, terme qui
rappelle l'étymologie même de sanglier « singularis »,
qui va seul. Sangliers est l'histoire de cette
communauté, le portrait de ces hommes seuls qui vivent en groupe.
Et
tout ce petit monde va devoir cohabiter dans cette France des années
2012 à 2017, cette France un peu paumée entre des partis politiques
qui battent de l'aile, une nette montée du Front National, de
l'intégrisme, un chômage dont personne ne voit le bout, une société
en pleine mutation, une école complètement larguée et des parents
qui se demandent : « qu'est-ce que j'ai raté ? ».
Des êtres qui se débattent, tentent de tenir le coup à leur façon,
y parviennent parfois ou deviennent fous, souvent.
L'auteur,
interviewé, aime citer les paroles du philosophe Antonio
Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau
monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les
monstres. »
J'ai
lu Sangliers comme une espèce de tragédie des temps
modernes : on sent dès le début que quelque chose est pourri
au royaume des Feuges, que - vous excuserez cette métaphore peu
ragoûtante - le pus ne demande qu'à sortir. Le mal est là,
partout, omniprésent, omnipotent, à travers notamment la violence
physique et verbale. Les hommes ressemblent de plus en plus à des
bêtes tandis que les bêtes ont des regards humains. Terrible
témoignage de Lulu, celui qui a débusqué les sangliers et qui
a cru voir non des bêtes mais « des hommes déguisés –
des hommes changés en sangliers. Pas des bêtes. »
Ceux
qui veulent repousser les forces du mal sont inefficaces :
magnifiques scènes de l'homme d'église qui lors d'une messe se
laisse aller à tout son désespoir : « Ah !
Frères et sœurs, quand… QUAND REDEVIENDRONS-NOUS DES HOMMES ? …
Oh, je pourrais me contenter de vous rassurer encore, de vous parler
d'une grande lumière au bout du tunnel - du Paradis. Mais y
croyez-vous ? QUI Y CROIT ENCORE ICI ? PERSONNE !
Entendez-vous : PERSONNE ! », une autre scène
incroyable me revient : salle des profs, lendemain des
élections, les mines sont déconfites, le gars Maurice pète les
plombs lorsque la Proviseure lui rappelle qu'il ne doit pas commenter
les résultats devant les élèves. « Trois mois ! Y a
pas trois mois on défilait tous - TOUS ! - Pour la liberté
d'expression. On était tous Charlie ! Fallait rouvrir sa
gueule, transmettre les valeurs de la République... Et là, faudrait
se taire ? Nom de Dieu, il est passé où votre esprit du 11
janvier ? Et les Lumières ? C'est de la blague ? On
éteint tout, on remballe, on ferme boutique, on se couche ?
Qu'est-ce qu'on fait - merde !… ON FABRIQUE DES FASCISTES !…
PARFAITEMENT ! C'EST NOUS QUI LES FABRIQUONS !… ».
Ils
ont beau créer leur « Collectif des moutons noirs » pour
sauver le monde et avoir le sentiment de marcher droit, le pire ne
sera pas évité. L'auteur reconnaît que son roman a « un côté
fin du monde : une invasion de sangliers, une inondation, un
épisode de sécheresse... » D'ailleurs, les personnages
eux-mêmes s'interrogent « sur cet enchaînement de petits
fléaux : déferlement des bêtes sauvages, déferlement de
l'eau. Est-ce que toute la violence du monde, toute l'énergie
inemployée par l'animal, par l'élément allait leur tomber dessus .
Qu'en serait-il un jour de l'énergie, de la violence des hommes. Des
foules barbares allaient-elles bientôt les envahir, ou des monstres
surgir – dévastant, ou frappant. »
Et
puis, comme je le disais, un autre personnage est là : il est
multiple, protéiforme, immortel. Il s'appelle la terre, la nature
(on pense ici à Giono), le puits, la chapelle, la source, les
pierres, les bêtes. Ils parlent comme un choeur de dieux antiques,
sont porteurs du passé, des légendes, des dames blanches et des
loups-garous, ils parlent mais personne ne les entend, personne ne
les voit ou si peu de gens. Leurs paroles se perdent dans le vent de
cette plaine où le mal s'est répandu, plaine qui a vécu la guerre,
la révolution : « ils étaient difficiles à voir
ces bataillons anciens, ces crimes, cette armée de morts. De là
pourtant - de ce fumier macabre - que le vert vif de la plaine tirait
sa substance, sa vigueur et sa fertilité… » et le
sculpteur Gottschalk, devenu voyant, de prévenir : « Ça
va recommencer... ».
Lelésieux,
pris lui aussi d'une folle lucidité, hurle qu' : « au
fond ce n'est pas leur faute, qu'au fond ce n'est la faute de
personne ; que c'est l'Ennui ; que l'Ennui métamorphose
les hommes en veaux ou en tigres – l'Ennui, n'est-ce pas :
l'Ennui, qui pourrait aussi les transformer en licornes ou en
dragons, pourquoi l'Ennui ne les changerait plus qu'en pièces de
bétail ou en méchants fauves ; n'y avait-il plus qu'à
attendre ici-bas leur entre-dévoration, n'y avait-il plus qu'à
offrir les uns en sacrifice aux dieux cruels, à chasser les autres
pour survivre – où étaient passés les animaux fantastiques, les
bêtes tutélaires, généreuses, protectrices, est-ce que la Terre
n'en porterait plus désormais, est-ce qu'elle refuserait de nourrir
les êtres fabuleux, les légendes d'autrefois. »
Ils
sont là, annonçant le pire, observant l'homme devenir bête et la
violence s'emparer de tous, même des enfants.
Au
risque de me répéter, difficile de comprendre pourquoi ce livre
engagé et exigeant, à la fois roman social, politique,
philosophique, métaphysique, oeuvre terrible au ton élégiaque,
épique, à l'écriture puissante et poétique et aux personnages si
forts et si marquants, n'a pas fait davantage parler de lui. Très
clairement, il est un des livres les plus intéressants de cette
rentrée littéraire. Il serait tellement dommage de le manquer !
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