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jeudi 19 mars 2020

Croire aux fauves de Nastassja Martin


Éditions Gallimard (Verticales)
★★★★★ (J'ai beaucoup aimé)

Le 25 août 2015, tandis que l'anthropologue Nastassja Martin, spécialiste des populations arctiques, explore les montagnes du Kamtchatka (Extrême-Orient russe), elle se fait surprendre par un ours qui lui arrache une partie de la mâchoire. Elle est immédiatement transportée en hélicoptère dans un hôpital de Petropavlovsk où elle subit plusieurs opérations avant d'être rapatriée en France. Elle sera de nouveau opérée à La Salpêtrière puis rejoindra sa maison familiale dans les Alpes pour se reposer. Mais la nécessité de repartir s'imposera rapidement à elle : elle s'envolera de nouveau vers les montagnes du Kamtchatka pour retrouver les amis qu'elle a laissés là-bas et surtout, pour tenter d'analyser, de nommer, de donner du sens à ce qu'elle a vécu.
Si l'on s'en tient aux faits, ils sont ci-dessus résumés en quelques phrases. Rencontrer des ours dans ce lieu du bout du monde n'a rien d'étonnant : on dénombre environ 15 000 ours bruns sur ce territoire de volcans. C'est la plus grande concentration mondiale. Généralement, l'ours n'est pas agressif mais il peut lui arriver d'attaquer, notamment s'il a faim ou s'il a peur. Dans cette rencontre entre la femme et l'animal, les deux ont été surpris, aussi bien elle que lui.
Vous imaginez bien que dans cette région, les légendes, les croyances autour de l'ours sont nombreuses : l'on dit par exemple qu'un ours qui regarde un homme dans les yeux croit s'y voir lui-même, comme s'il découvrait son double dans le monde des hommes. Dans ce cas, si l'ours tue l'homme, il peut revenir parmi les siens. Sinon, une partie de lui reste parmi les hommes.
Et si, dans le sens inverse, Nastassja, dont le visage a été « avalé » par l'ours, avait d'une certaine façon pénétré le monde animal, si elle était devenue elle aussi une part de l'animal, comme si les frontières entre les deux mondes avaient disparu ? C'est précisément là-dessus que s'interroge l'anthropologue : en effet, elle a l'impression que son corps est « un territoire envahi ». « Il y a eu nos corps entremêlés, il y a eu cet incompréhensible nous, ce nous dont je sens confusément qu'il vient de loin, d'un avant situé bien en deçà de nos existence limitées. » Et si son corps avait été, était encore (et pour toujours) le territoire d'un autre ? Et si elle était devenue une espèce d'être hybride, « moitié femme moitié ours » ? Cette légende qui lui est racontée lors de son second voyage explique peut-être le malaise profond qu'elle ressent après cet accident, malaise que les médecins psychologues français tentent de soulager en se focalisant uniquement sur la jeune femme (enfance, décès du père etc. etc ...) sans penser finalement que l'on est un tout, que l'on appartient à l'univers, que l'on fait un avec l'univers… Nastassja est persuadée que les médecins, en étudiant son cas et en le coupant du monde, font erreur car elle est le monde, elle « porte une part de l'ours en elle », de même que l'animal porte en lui une part d'humanité.
« Je pense à tous ces êtres qui se sont enfoncés dans les zones sombres et inconnues de l'altérité et qui en sont revenus métamorphosés, capables de faire face à « ce qui vient » de manière décalée, ils font à présent avec ce qui leur a été confié sous la mer, sous la terre, dans le ciel, sous le lac, dans le ventre, sous les dents. »
Dorénavant, elle sera l'ours, le portera en elle, de même qu'il sera la femme et la portera en lui…
J'ai vraiment trouvé cette réflexion fascinante car elle nous ouvre, nous Occidentaux très rationnels, à une réflexion sur notre rapport au monde, à la nature, aux animaux. L'accident de Nastassja, en lui faisant faire un pas de côté, lui a permis de reconsidérer le monde : « J'ai vu le monde trop alter de la bête ; le monde trop humain des hôpitaux. J'ai perdu ma place, je cherche un entre-deux. Un lieu où me reconstituer. Ce retrait-là doit aider l'âme à se relever. Parce qu'il faudra bien les construire ces ponts et portes entre les mondes... » Nastassja réalise qu'elle fait partie d'un tout et considérer ce tout est pour elle le seul moyen de la rendre à elle-même ou plus exactement de lui permettre de trouver un équilibre entre les deux éléments qui la constituent dorénavant : femme (l'humain) et bête (la nature).
Par ailleurs, et alors que je ne m'y attendais vraiment pas, le témoignage de Nastassja lorsqu'elle évoque son opération à la Salpêtrière dans le service maxillo-facial, son rapport à sa chirurgienne et aux amis qui l'entourent m'ont vraiment fait penser aux paroles de Philippe Lançon dans Le Lambeau. Le même ressenti, les mêmes sensations… J'étais très surprise de retrouver les mêmes mots dans la bouche de personnes ayant vécu des expériences si différentes.

« Croire aux fauves » est un petit livre qui nous amène à réfléchir à notre place dans le monde : nous nous pensons les maîtres, nous croyons tout dominer, nous osons ne rien respecter. Espérons que le « pas de côté » que nous vivons actuellement nous fera reconsidérer ce que nous sommes, revoir nos pratiques, accepter la porosité entre la nature et nous-même et retrouver enfin une certaine forme d'harmonie sans laquelle il n'y aura pas de paix.  


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