Éditions Maurice Nadeau
Dix
enregistrements datés, deux entretiens et quelques pages sans titre
de chapitre : ainsi se présente Réplique du chaos
de Jean-Pierre Barbérine .
Je
me trouve, dans un premier temps, comme submergée voire
littéralement engloutie par un flot de paroles incessant. Qui parle
d'ailleurs ? Et à qui ? L'absence de guillemets, de tirets
me brouille. Je me perds et me sens mal à l'aise. Le chaos est
presque total, les repères difficiles. Je suis poussée dans le
vide . Je ne m'y attendais pas. A moi de trouver mes repères,
de redistribuer les répliques. Je reconstitue l'ensemble: les prises
de parole, la chronologie. Ça n'est peut-être pas nécessaire mais
je le fais. On verra après.
On
est au café du Palais (c'est le lieu indiqué, le seul repère que
je possède pour le moment), un narrateur dont je ne connais pas
encore le nom dit à un autre : « Je te parle pas du
sens des choses tu comprends . On s'en fout du sens. Merde au
sens qu'est toujours là. »
Je
suis prévenue. Il va falloir lâcher prise, sauter dans le vide,
autrement, ça ne passera pas, je le sens.
L'autre
personnage écoute. Il s'appelle Dionysos Tataye (oui, comme le dieu
du vin en l'honneur duquel on jouait des tragédies) et a « un
volcan dans la tête » . Il a trop bu . Il aura
souvent trop bu !
Et
l'autre, Alain Sabotier (ça y est, j'ai repéré son nom et la
lectrice que je suis est rassurée), continue de parler. Le Dioni lui
conseille d'écrire des livres, pour se défouler de son trop plein
de mots, parce que, visiblement, ça déborde de partout, ça coule
de tous les côtés et rien pour arrêter l'inondation, le déluge .
Les
personnages du roman ont des choses à dire, à revendiquer, pas
toujours politiquement correctes d'ailleurs : ils ressassent
inlassablement, radotent, se répètent, se donnent la réplique.
C'est un peu le bazar, pas bien ordonné tout ça, mais c'est vivant,
humain, on sent leur souffle et leur haleine alcoolisée.
Et
puis, il y a le Boulou qui dort dans un coin (ne me demandez pas qui
c'est, on le saura peut-être plus tard, quelle impatience!).
Et
le gars Alain continue de causer, encore et toujours, de tout,
surtout de rien. J'ai parfois envie de lui rabattre le caquet, de lui
crier de se taire en fermant mon livre, comme ça, CLAC, violemment !
Silence… Non, je suis prise par sa prose et poursuis.
Mon
Dionysos moderne, clochard céleste, ivrogne somnambule, tente dans
la nuit de rentrer chez lui, tourne en rond, lutte contre les mots
qui résonnent encore dans sa tête : « Ils essaient
de se mettre en phrases tout le temps » . Les trop bien
élevés ! Visiblement les mots veulent se ranger, mettre un peu
d'ordre dans un esprit plein de chaos mais Dioni résiste, il ne se
laissera pas faire, il ne pliera pas. Le conformisme de la phrase
n'est pas pour lui.
L'enregistrement
suivant nous en apprendra un peu plus sur ce personnage :
orphelin, il a été pris en charge par Madame Vertigot au foyer
Nysa. Elle lui a inventé un père. Mort peut-être mais un père
quand même. C'est mieux que rien ! Elle voulait qu'il ait une
histoire lui aussi, comme les autres. Si elles savait à quel point
il en aura des histoires… Elle a même inventé un nom à ce père
fictif : Zagreus Tataye. « Pour agrémenter l'histoire »
dit-elle .
Mais
notre héros a bien du mal à se concentrer sur le fait que son père
en noir et blanc sur la photo ne soit pas son père car Madame
Vertigot a « deux grosses miches sous son pull ».
Difficile de penser à autre chose. Elle file le vertige, la
Vertigot, enfin, elle filait parce que maintenant, elle est morte :
rupture d'anévrisme.
Dionysos
est perdu : plus personne pour le protéger. Il s'évanouit.
Souvent, il tombe, un peu partout, dans tous les coins . Il
tient rarement debout. La terre tangue et tremble. Répliques
sismiques ? Abus d'alcool ou de psychotropes ?
On
le verra aussi voler comme dans un tableau surréaliste au dessus de
la cathédrale de Clermont-Ferrand d'où il apercevra encore le
mystérieux Boulou en bas qui pisse souvent contre les murs.
On
le suivra alors qu'il erre dans une cave, devient surveillant dans
l'Éducation Nationale , s'initie au vin, devient représentant
vinicole chez Henri Maine (avec voiture de fonction, catalogues,
échantillons… hum, on sent tout de suite que ça ne va pas durer
tout ça!), rencontre des gens qui boivent du coca et lui conseillent
de ne pas se faire exploiter. Toujours sur la route notre Dioni, « on
the road » .
Mais
il y a comme de la fuite chez lui. Partir, quitter les lieux clos qui
le tiennent enfermé : l'école, la maison, l'hôpital. Il court
notre garçon. Claustrophobe sur les bords, il a besoin d'air. Il
serait même dangereux de tenter de le retenir...
Dionysos
ouvre une bouteille puis encore une autre et ne se souvient plus de
grand chose. Il ne retient que des bribes du réel, de ce qu'il
entend, de ce qu'il voit, de ce qu'il fait. Des morceaux qu'il faudra
reconstituer pour tenter d'y voir clair. Mais, est-ce bien nécessaire
d' y voir clair ? On prend des risques et je ne vous dirai pas
pourquoi.
Et
ce déferlement de mots devient cyclone, formidable écho sonore,
transe insensée, chaos délirant , théâtre de l'absurde et de
la violence, que l'on a parfois envie de fuir comme lui, comme Dioni,
pour respirer, pour y échapper, parce que ça nous agresse nous
aussi.
La
page est saturée. Pas d'espace, pas de blanc. Comment supporter ce
monde halluciné, plein, étouffant ?
Dionysos
fuit. Dans sa course folle, trépidante, il descend vers le sud,
toujours un peu plus bas, poursuivi par Boulou (un ange protecteur,
un double, une réplique ?), larguant tout (maison, voiture,
vêtements...) petit à petit sur les bords du chemin.
Texte
saccadé, heurté, rythmé comme le marathon fou de nos mots
prononcés chaque jour aux uns et aux autres, à ceux que l'on ne
voit même plus et à qui l'on parle pour se donner l'impression
d'exister, texte qui petit à petit va faire émerger un personnage à
la fois mythique, espèce de super-héros franchissant tous les
obstacles, et terriblement humain, petit, médiocre, méprisable
anti-héros. Texte tragique par le terrible destin qui est celui du
personnage et comique à travers les scènes folles et oniriques
qu'il nous décrit dans un style à la fois poétique et tendre.
Ce
livre est une somme, une épopée comme on n'en fait plus, dans
laquelle il faut accepter de se plonger, de lâcher tout et de tenir
bon.
Il
laisse le lecteur ahuri, étourdi, frappé par la foudre des phrases
et le déluge de mots. Il faut se lancer, accepter de se perdre. Ce
n'est pas facile de tomber à la renverse sans chercher à se
retenir. Si vous ne vous en sentez pas capable, passez votre chemin …
Mais
laissez-moi perdre pied !
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