Éditions Verdier
Prise de contact avec Denise au Ventoux :
effarement. Impression de lire un roman
de Francis Ponge. Attention, j’aime Francis Ponge, dix lignes, vingt lignes
d’une écriture serrée, recherchée, dense, au mot rare, à la tournure désuète
voire biscornue. Les choses vues de près, à la loupe, comme on ne les regarde
pas, pressé que l’on est.
Mais un roman entier, même s’il
ne fait que cent trente huit pages, un roman entier écrit ainsi…
Je n’aime pas renoncer, je
m’accroche, je comprends que mon rythme n’est pas le bon, qu’il me faut
contrôler mon souffle. Je ralentis, je prends mon temps, je passe sur les mots
qui me sont inconnus, en apprécie les sonorités, en subodore vaguement le sens,
me dis qu’un jour, peut-être, j’ouvrirai un dictionnaire. Je poursuis ma quête,
commence à apercevoir le paysage autour, encore quelques pas avant d’atteindre
le sommet. J’y suis, c’est beau, vraiment beau !
J’ai adoré Denise au Ventoux, j’ai aimé ce livre qui ne se donne pas,
qui ne s’avale pas comme ça, en passant. Je l’ai achevé émerveillée par tant de
beauté car le final est grandiose, d’une poésie peu égalée qui m’a bouleversée.
Que je vous présente Denise qui
s’est appelée Cooky puis Athéna mais le narrateur « lui trouvait un air à s’appeler Denise » : « un indéniable féminin dans ses façons, un
certain populisme de gueule avec ses permanentes aux oreilles et ses mèches
frisottées, l’humilité de son port, l’inné naturel se dégageant de son regard
en chandelle, sa brave mine sociable… »
Denise ? Un magnifique bouvier bernois
femelle qui occupe royalement « le
canapé, alanguie d’un bord à l’autre, couchée sur le dos, la colonne n’importe
comment, grande scoliose indolente, le bas-ventre nu sous le grand toboggan du
thorax, le gros du ventre aussi, le péritoine offert avec, plus bas, ses lignes
de tétons et elle en avait tant, rosis, en chemin de pis, double fortins, des
mamelles dans le crin, petits plots fripés, la vulve en cul-de-poule au partage
des cuisses creusées d’un incarnat blanchâtre - là où manque son pelage
naturel, une plaque qui ressemblait aux maladies, teinte crevette -, le cou
cassé sur l’accoudoir, sa tête de chien déjetée sur le débord d’un coussin
solitaire du convertible, une babine s’affaissant sous son propre poids,
découvrant une cordillère de canines et de molaires, comme une géologie de pics
et d’aiguilles blanches, un diorama - plus tellement blanches, teinte mastic à
cinq ans -, tous les chiens ont en bouche une chaîne des Alpes. »
Oui, Denise est fatiguée car
Denise est parisienne et les marches en montagne ne font pas vraiment partie de
son quotidien ! Que fait Denise avec Paul, le narrateur, au mont
Ventoux ? Alors là, c’est une histoire, une sacrée histoire que je ne vais
pas vous raconter ! Il faut dire que Denise a choisi Paul qui a accepté
Denise. Mais Denise n’est pas à Paul, Denise est à Valentine et Valentine est
allée courir le monde avec un bel homme du nom de Joop Van Gennep (oui,
hollandais) - un être extraordinaire dont les activités commerciales m’ont fait
pleurer de rire, oui, vraiment ! Parce que, sachez-le tout de suite, ce
texte est drôle, très drôle, la comédie humaine burlesque à souhait. L’humour
est piquant, mordant (sans mauvais jeu de mots, bien entendu !) L’œil
attentif et amusé du narrateur observe le monde : tout se passe comme s’il
se sentait vaguement étranger à toute cette mascarade.
Donc Denise est à la montagne.
Elle s’éveille enfin, se réveille, celle qui dort beaucoup, à l’affût de la
moindre odeur, du son le plus ténu et ce qu’elle découvre sur les pentes du
Ventoux la transporte follement. Alors, elle court, celle qui ne se promène
qu’en laisse, elle grimpe, suivie de Paul : « elle rentrait ivre des grandes terres, d’une bambée comme jamais elle
n’en avait connue car, en plus des distances, des bonds et des galops, nulle
part de tout le jour elle n’avait senti l’homme à part moi, cette essence
usuelle à sa truffe, disparue, on eût dit qu’elle s’en grisait, du manque. »
J’aime les chiens, j’ai toujours
eu des chiens, de toutes les tailles, de toutes les races, je les observe avec
plaisir, je guette avec délice leurs réactions, analyse leur caractère. J’aime
les textes qui parlent d’animaux, ceux de Colette, Virginia Woolf, Elisabeth
von Arnim, Romain Gary, Roger Grenier, Akika Mizubayashi, Timothy Findley mais
franchement, j’ai rarement lu de description aussi juste du comportement
animal. Michel Jullien a un chien, des chiens sûrement, j’en mettrais ma main
au feu. Voici par exemple le repas de Denise : « Les chiens ont une façon de manger à l’envers, ils engorgent le
meilleur, dilapident sans goût, bâfrent d’abord sans succulence et se délectent
ensuite des traces subsidiaires, les seules sapides dirait-on raffinées ;
tout se passe comme s’ils voulaient se débarrasser du principal pour en venir
aux exquis rogatons, aux souillures collées sur les bords de l’assiette, les
seules précieuses à leurs papilles. Lorsqu’il n’y a vraiment plus rien dans la
gamelle, alors le chien commence à manger. » C’est génial, d’une
pertinence absolue !
Evidemment, je me suis attachée à
Denise, une bonne bête, vraiment ! Evidemment, Paul aussi s’est attaché à
Denise, mais Denise n’est pas à Paul vous ai-je déjà dit…
Je parlais de Ponge, du Parti pris des choses, il y a, je crois, de cela chez Michel Jullien, une certaine attention aux choses et aux êtres, à ce qui fait le monde, une sorte de contemplation, amusée souvent, étonnée parfois, fascinée toujours, de la forme que prend ce monde, cuissots de chien ressemblant aux contours de l’Afrique, bêtes à quatre pattes « debout comme des tables », truffe de l’animal dessinant sur la vitre embuée l’esquisse d’une estampe japonaise. Les choses se font paysages, œuvres d’art, natures mortes, le vivant se réifie, encore faut-il prendre le temps de voir, d’observer, d’arrêter son regard, de cesser sa course.
L’écriture ici nous y aide, qui
sert de frein.
Ralentir pour regarder dans le
ciel le passage d’un avion : « Il me semblait qu’une certaine éternité naissait ou s’éteignait dans
quoi nous étions désormais retranchés », vivre une espèce d’éternité
commune, un face-à-face fou d’amour dans un paysage fou de beauté, homme et chien.
L’animal, expert en attente. L’homme s’y initiant, contraint certes, mais
refusant désormais le temps inscrit à son poignet.
Tous deux unis à jamais, quoi
qu’il arrive. Mais j’en dis trop, j’en dis trop.
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