Éditions Grasset
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
La
disparition de Josef Mengele raconte la fuite et la traque du
tristement fameux médecin chef d'Auschwitz surnommé l'« Ange
de la mort », bourreau sadique qui, au nom de la science,
s'adonnait à des expériences monstrueuses sur des êtres humains ou
bien envoyait celles et ceux qui ne l'intéressaient pas se faire
gazer. « Ne jamais s'abandonner à un sentiment humain. La
pitié est une faiblesse : d'un mouvement de badine,
l'omnipotent scellait le sort de ses victimes, à gauche la mort
immédiate, les chambres à gaz, à droite la mort lente, les travaux
forcés ou son laboratoire, le plus grand du monde, qu'il alimentait
en « matériel humain adéquat » (nains, géants,
estropiés, jumeaux) chaque jour à l'arrivée des convois. »
Après
la guerre, on le sait, bon nombre de nazis sont allés trouver refuge
en Amérique latine, c'est le cas de Mengele (encore jeune puisqu'il
n'a que 38 ans), qui s'installe sous le nom de Helmut Gregor en
Argentine dans un premier temps.
Le
roman d'Olivier Guez est une plongée terrible au coeur de ces
groupuscules nazis qui ont su profiter de la bienveillance du
président Juan Perón, de
nombreux réseaux, de multiples combines et de liens avec leur
famille. Ainsi, il faut bien le dire, ces criminels ont réussi à
vivre, pas trop mal parfois, pendant de nombreuses années.
« A
la fin des années 1940, Buenos Aires est devenue la capitale des
rebuts de l'ordre noir déchu. S'y croisent des nazis,
des oustachis croates, des ultranationalistes serbes, des fascistes
italiens, des Croix fléchées hongrois, des légionnaires roumains
de la garde de fer, des vichystes français, des rexistes belges, des
phalangistes espagnols, des catholiques intégristes ; des
assassins, des tortionnaires et des aventuriers : un Quatrième
Reich fantôme. »
Voilà,
tout est dit et ce sont ces gens-là que l'on va croiser sur les
beaux boulevards de Buenos Aires, l'un sirotant une bière à la
terrasse d'un café, l'autre digérant un repas gastronomique en
dégustant un cigare à l'ombre d'un arbre : de vrais pachas qui
se la coulent douce, dans les premiers temps au moins.
Ces
nazis, en nombre assez important, vivent en micro-sociétés, se
reçoivent, s'entraident, passent d'agréables moments à discuter du
bon vieux temps, rêvant de recréer un nouveau Reich en Allemagne,
persuadés pour certains que la Guerre Froide se terminera dans un
bain de sang entre les deux blocs et que ce sera enfin à leur tour
d'entrer de nouveau en scène. C'est cette atmosphère que nous
découvrons dans la première partie du livre intitulée de façon
très explicite : « Le pacha ». En effet, et grosso
modo jusqu'en 1960, Mengele « s'amuse et s'enrichit »,
il est à la tête d'une charpenterie et d'une fabrique de meubles
quand il ne joue pas le représentant de commerce pour aller vendre,
au Paraguay, les engins agricoles, moissonneuses-batteuses et autres
épandeurs à fumier, fabriqués par l'usine familiale. Quelques
avortements clandestins pour arrondir les fins de mois. Il se lancera
plus tard dans l'industrie pharmaceutique. Avec ses petits camarades,
« bottines luisantes, cheveux laqués », il va au
théâtre, au cabaret, au dancing, chez les prostituées. La vida es
bella...
Il
se remarie, habite une villa somptueuse avec jardin et piscine,
s'achète un coupé Borgward Isabella et reprend même son vrai nom
(c'est dire comme il est inquiet!). Il part même en vacances au
Chili avec ses petits amis : ils explorent « les
volcans du désert d'Atacama, nagent nus dans des lagunes turquoises
et campent sous des ciels limpides et étoilés. » Lorsque
j'ai lu ces lignes pour la première fois, j'ai été saisie, je les
ai relues, incrédule. N'étaient-ils pas plus recherchés que ça,
ces meurtriers, ces monstres ? Le monde entier ne s'était-il
pas mis à leurs trousses en déployant tous les moyens possibles et
imaginables? Pourquoi ? Pourquoi tout ce temps perdu ?
Le
roman d'Olivier Guez donne des éléments d'explication et pourtant,
je demeure dans le même état de stupéfaction, moi qui pensais bien
naïvement qu'aussitôt après la guerre, TOUT, absolument TOUT avait
été mis en œuvre pour retrouver les assassins. Ce que j'apprends
me laisse éberluée, saisie.
Et
1956, Mengele s'organise même un petit voyage en Europe, fait du ski
en Suisse (!!!), l'année 1957 se poursuit dans la même
douceur : « L'avenir s'annonce
prometteur, le pire est derrière lui, Mengele se sent en sécurité. »
Je crois rêver… Il se marie : le voyage de noces a lieu en
1958 en Uruguay dans un hôtel superbe face au lac Nahuel Huapi et
Moreno. Debout, face au paysage, il en est bien persuadé « dans
ce monde de ruines et de vermines déserté par Dieu, il a la
liberté, l'argent,le succès, personne ne l'a arrêté et personne
ne l'arrêtera. » Finalement, n'a-t-il pas toutes les
raisons d'y croire ?
Mais
le vent tourne ENFIN et Mengele va devoir fuir au Paraguay puis au
Brésil : deuxième partie « Le rat ». Tout
s'accélère… Il est temps !
Ce
qui est intéressant dans ce roman, c'est que l'on vit vraiment la
traque de Mengele « de l'intérieur » même s'il ne
s'agit pas d'un récit à la première personne, on le suit pas à
pas et l'on découvre à quel point cette seconde partie va se
révéler être une plongée au coeur de l'enfer, un cauchemar
quotidien, la longue cavale angoissée d'un homme devenu une bête
traquée et terrorisée.
Je
ne vais pas entrer dans le détail de cette chasse à l'homme
incroyable, des changements d'identité de Mengele (Peter Hochbichler
entre autres), de ces arrestations loupées à un cheveu près !
On en rage ! Il est vraiment passionnant de découvrir la façon
dont a été organisée cette traque, notamment par les services de
renseignement israéliens, le Mossad, et le chasseur de nazis Simon
Wiesenthal, et surtout dans quelles circonstances et pour quelles
raisons ils ont manqué de très peu d'arrêter ce grand criminel de
guerre.
Certains
passages de cette seconde partie mettant en scène un Mengele de plus
en plus narcissique et autoritaire sont absolument sidérants :
par exemple, son séjour chez les Stammer, un couple de hongrois
expatriés chez qui il va se cacher pendant plusieurs années, les
menant à la baguette, critiquant leur mode de vie, leur nourriture,
l'éducation de leurs enfants, ce qu'ils sont… Une cohabitation
insensée qui manque à plusieurs reprises de tourner au drame.
Ce
roman montre ainsi l'enlisement progressif de Mengele, transpirant de
trouille et de haine depuis qu'il a appris l'arrestation d'Adolf
Eichmann en 1960, sombrant dans une terrible paranoïa, vivant avec
la peur au ventre, oui, c'est le portrait, au fond, d'un être
fondamentalement mauvais, minable, pathétique, malade, complètement
fou, tristement perché sur sa tour de guet en tenue d'apiculteur,
regardant la route départementale qui mène à la ferme avec des
jumelles super puissantes Zeiss, entouré de ses chiens, toujours
prêt à se sauver avec, dans sa mallette, ses opéras de Wagner, ses
cantates de Bach, ses livres, ses journaux et ses cahiers de notes
sur ses terribles expériences, obligé de vivre loin de ceux qu'il
aime, seul, profondément seul et plein de haine pour ce que sont les
hommes et le monde devenus. Un être abject.
Il
ne regrettera aucun de ses crimes. Non, jamais il ne se repent,
persuadé qu'il est d'avoir raison, d'être dans le juste, la vérité.
Même face à son fils, il dira : « la conscience est
une instance malade, inventée par des êtres morbides afin
d'entraver l'action et de paralyser l'acteur ».
Comment
est-ce possible ?
Mengele
s'enfoncera jusqu'au bout, s'enlisant dans une vie qui ne veut plus
de lui.
« Mengele,
ou l'histoire d'un homme sans scrupules à l'âme verrouillée, que
percute une idéologie venimeuse et mortifère dans une société
bouleversée par l'irruption de la modernité. »
Un
texte extrêmement documenté (l'enquête d'Olivier Guez a duré
trois ans), un récit haletant qui nous fait vivre la période de
l'après-guerre en Amérique latine, la fuite de ces démons qui vont
espérer retrouver ailleurs un nouvel Eldorado.
Terrible
et saisissant !
A
lire absolument.
Je
terminerai par ces mots de Primo Levi : «... dans la
haine nazie, il n'y a rien de rationnel : c'est une haine qui
n'est pas en nous, qui est étrangère à l'homme, c'est un fruit
vénéneux issu de la funeste souche du fascisme, et
qui est en même temps au-dehors et au-delà du fascisme même. Nous
ne pouvons pas la comprendre ; mais nous pouvons et nous devons
comprendre d'où elle est issue, et nous tenir sur nos gardes. Si la
comprendre est impossible, la connaître est nécessaire, parce que
ce qui est arrivé peut recommencer, les consciences peuvent à
nouveau être déviées et obscurcies : les nôtres aussi. »
Si
c'est un homme, 1947.
Sur le même sujet, je te conseille le film de Lucia Puenzo, "Le médecin de famille " ( 2013 ) que j'avais beaucoup aimé. Mais je pense que le livre est beaucoup plus fort et tes commentaires me donnent envie de me replonger dans cette histoire inouïe - et longtemps méconnue - de l'exil doré offert à tous ces criminels de guerre !
RépondreSupprimerJe ne vais pas tarder à le lire, je m'attends à quelque chose de très fort.
RépondreSupprimerOui, c'est certain, il te plaira... Hâte de lire ton billet!
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