Éditions P.O.L
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
Bon
allez, elle n'est pas terrible mais je ne peux pas m'en empêcher :
La fonte des glaces est certainement le roman le plus
givré de la rentrée (ah, ah, elle est bonne, hein?) mais givré de
chez givré...
En
deux mots : Louis, dont le père, devenu spécialiste de la
banane après l'avoir été des pneus, est mort écrasé en Afrique
sous la patte d'un éléphant alors qu'il prenait une photo dudit
pachyderme. Bien plus tard et rentré en France, Louis est devenu
charcutier et follement amoureux de la fille de son patron, Lise, qui devint sa femme.
Sa trancheuse à jambon et ses rillettes
pur porc remplirent l'essentiel de son existence, sans oublier
quelques parties de jambes en l'air avec Lise dans la chambre de
découpe du magasin sous le tue-insectes électrique.
Chacun son
truc, chacun son bonheur.
En
tout cas, Louis, à ce moment-là, était incontestablement heureux.
Lise
meurt. Des années plus tard, Louis, à la retraite, se trouve
confiné dans une routine bien routinière: expresso au café du coin,
contemplation du port de Toulon, assis sur un banc, deuxième
expresso, achat de la demi-baguette et du Var-Matin, éventuellement
passage à la supérette selon les besoins et sans un regard sur la
charcuterie industrielle, retour à la maison. Rebelote le lendemain
et le surlendemain...
« Le
regard de Louis s'embua peu à peu comme le pare-prise d'un véhicule
resté trop longtemps stationné à l'extérieur. Un léger voile
tendait entre lui et le monde un linceul transparent. Il n'en
percevait pas moins parfaitement le bleu frissonnant de la
Méditerranée et celui plus alangui du ciel varois. Cette buée
était d'un tout autre ordre. Elle ne laissait pas présager le
glaucome mais la dépression. »
Louis
avait été heureux autrefois et il pensait ne plus l'être...
Mais
un jour, sur le chemin du bercail, il tombe sur une braderie.
Soudain, un reflet l'aveugle : ce sont les portes d'une armoire
flamande qu'un acheteur ouvre et referme pour en tester la solidité.
Louis se dirige vers le meuble, en observe l'intérieur, se penche et
découvre à sa grande surprise ce qu'il prend d'abord pour un...
pingouin et qui se révélera être en réalité... un manchot
empereur. Le vendeur lui explique que c'est très bien un manchot
empereur, beaucoup mieux qu'un pingouin (moi, j'ai testé les deux et
finalement, ça se discute…) S'ensuit une tractation. Louis repart
avec sa bestiole empaillée sous le bras. (Je trouve, à bien y
réfléchir, qu'il y a un petit côté « art contemporain »
dans ce Louis traversant la rue des Blatterets à Toulon avec son
nouvel achat sous le bras, je dis ça comme ça, une impression...)
« Un
éléphant avait clôturé l'existence du comptable (son
père), un manchot empereur allait inaugurer une nouvelle
ère pour Louis. Il avait aimé sa mère, Lise, son métier et la
boutique de la rue Lavoisier, mais son amour pour le manchot empereur
l'emporterait dans une autre dimension. Il vrillerait dans l'Infini
le bleu retrouvé de son regard. Cette subite passion restera
mystérieuse et dépourvue de sens, preuve de son authenticité. Le
commencement d'une histoire d'amour en est la meilleure part et toute
vraie passion est un commencement toujours renouvelé. C'est pourquoi
les vraies passions ne se terminent jamais, mais cessent un jour de
commencer. Aimer passionnément, on le sait par ouï-dire, c'est être
frappé d'un coup de foudre chaque matin en redécouvrant l'être
aimé. C'est fatigant, à la longue, mais c'est beau. »
Et
là, messieurs dames, ATTENTION, on décolle (au sens propre et
figuré) car notre Louis se prend effectivement de passion pour les
manchots empereurs au point de leur (oui, de LEUR) installer
amoureusement, dans le grenier de son modeste pavillon, une banquise
faite de moquette blanche, de peinture blanche, d'un canapé-iceberg
et d'un climatiseur capable de reproduire à peu près, encore le
croit-il à cette époque-là, une température proche de celle de la
banquise. Et pour que notre manchot empereur ne s'ennuie pas, comme
vous l'avez deviné, Louis se lance dans une recherche d'autres
bestioles de la même espèce pour en reproduire un petit groupe, sa
Dream Team, ressemblant fort à ce qu'il a pu voir sur les images
Wikipédia…
Et
si l'aventure de Louis ne s'arrêtait pas là ? Vous pensez
bien, ce serait trop facile...
Bon,
je vous vois la mine un peu déconfite: les histoires de
manchots empereurs, ça ne vous intéresse pas…
Ah
bon, moi, j'adore ça au contraire et j'attendais avec impatience de
lire enfin un roman de la rentrée sur ce sujet…
Qu'est
ce que vous pouvez être étroit d'esprit et peu ouvert sur le
monde !
Quand
je vous disais que c'était certainement LE roman le plus cocasse, le
plus déjanté, le plus inénarrable de la rentrée - j'ai bien ri et
beaucoup souri !-, eh bien franchement, croyez-moi, c'est
beaucoup plus que ça : La fonte des glaces est un
livre superbement écrit, dans une langue délicate, imagée et
poétique (eh oui, rien que ça!) qui joue sur les mots et s'amuse
des expressions toutes faites, c'est un récit empreint d'un humour
pince-sans-rire, un texte qui m'a fait penser à du Michaux avec son
personnage de Plume (dans la dimension absurde du propos) mais aussi
à Ponge à travers la recherche de l'expression juste et concise. Je
vous le dis, un o.v.n.i dans le paysage littéraire actuel.
Un
texte qui, au fond, derrière ses allures légères, est beaucoup
plus grave qu'il n'y paraît : il y est question de bonheur, de
solitude, d'amour, d'ennui mais aussi de notre société actuelle et
de ses dérives…
Dans Le Matricule des anges (n°186, sept
2017), Joël Baqué,
interviewé longuement, parle
de ses personnages en ces termes : « Les
personnages… sont en quête ou, pire, en panne de
quête. Ils ont aimé, n'aiment plus, n'arrivent pas à aimer, ne
savent plus qui ou quoi aimer. Leur existence n'est pas étayée par
des structures affectives familiales, amicales.
Lorsqu'ils sont pris par une passion, celle-ci les conduit au
désastre ou à l'échec. L'humour est l'enrobage de leur vide
existentiel et du tragique des situations. »
C'est
précisément cela que l'on ressent, une espèce de gravité qui est
là, sous-jacente, partie immergée de l'iceberg, plongeant dans les
profondeurs de l'être, le tirant chaque jour
de plus en plus vers le fond. Oui, on s'amuse mais l'on sent
qu'en réalité, tout cela est bien désespéré… « L'humour
est indissociable du plus grand sérieux. La gravité n'a pas le
monopole du grave. » précise l'auteur. « Mes
personnages sont des solitaires qui se débattent comme des poissons
dans un filet. Parfois quelques mailles lâchent, ils vont frétiller
un peu plus loin
mais c'est pas gagné... »
Espérons
que Louis reviendra de son escapade (que je vous laisse découvrir!)
des images plein la tête et que ses manchots empereurs toulonnais
n'auront pas trop pris la poussière…
Une
œuvre à découvrir absolument !
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