Quidam éditeur
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
Je
viens de vivre une expérience étonnante : je vais tenter de
vous la décrire mais ne suis pas sûre d'y arriver, un parce que
j'en sors à peine, deux parce que finalement je ne comprends pas
bien ce qui s'est passé. Bref, venons-en aux faits.
Je
commence L'Anglais volant de Benoît Reiss
dont j'avais lu avec beaucoup de plaisir le très beau roman: Une
nuit de Nata.
Très
vite, et sans savoir vraiment pourquoi, je pense à un autre roman,
un de ceux que j'affectionne particulièrement, disons même le p'tit
chouchou que je porte en moi depuis que je l'ai découvert : Un
roi sans divertissement de Jean Giono.
Et,
comment dire, sans que je le veuille consciemment, les deux romans se
sont comme superposés, imbriqués, ils ont fusionné : j'ai
projeté Un Roi dans ma lecture de L'Anglais.
Au début, ça m'a énervée surtout que rien ne m'y autorisait
vraiment. Mais je n'ai rien pu empêcher, ça s'est fait tout seul.
Bref, je me suis mise à lire L'Anglais en pensant
à Langlois - personnage principal d'Un roi
(L'Anglais / Langlois : des mots bien proches…), les deux
romans se sont nourris l'un de l'autre, mon Langlois est soudain
devenu L'Anglais et je VOYAIS mon Langlois (oui, je dis « mon »
car Langlois est un de mes personnages préférés de la littérature,
mon amoureux secret, mon homme de papier) donc, je voyais mon
Langlois s'envoler comme l'Anglais. C'est vrai que Giono dit, à la
fin d'Un roi, que le cerveau de Langlois
prend « les dimensions de l'univers » (je ne vous
dis pas pourquoi car peut-être le lirez-vous un jour), mais,
n'est-ce pas une façon de s'envoler ? Voilà comment l'Anglais
devint Langlois et Langlois devint L'Anglais sans que je n'y puisse
rien !
Est-ce
que cette « confusion » m'a gênée ? Non, pas le
moins du monde, bien au contraire, j'avais en main un texte qui
reparlait de mon Langlois, la belle affaire ! J'en ai profité
comme une gamine qui tombe par hasard sur un numéro de son magazine
préféré qu'elle ne possédait pas! Et puis, j'irai plus loin :
L'Anglais volant est un texte magnifique, l'écriture de
Benoît Reiss, pleine de poésie, de lyrisme est sublime. Eh bien, le
texte de Giono a comme décuplé la force, la beauté, la puissance
du texte de Reiss ou alors, c'est moi qui ai amalgamé les deux…
quelle cuisine ! Quand je vous dis que j'ai vécu là une
expérience hors du commun, vous pouvez me croire...
Revenons
au sujet, car finalement, je ne vous en ai pas encore parlé.
Commençons
par Un roi si vous le voulez bien : dans son roman, Giono
parle de l'ennui et du divertissement (d'où le titre emprunté à
Pascal). Dans un petit village de montagne, chaque hiver, des gens
disparaissent : c'est l'affolement. Les villageois sont
terrorisés. Langlois, capitaine de gendarmerie, est dépêché sur
place. Il loge au Café de la route tenu par Saucisse, une ancienne
prostituée de Grenoble avec laquelle il discute longuement de la
marche du monde. Langlois comprend très vite que ce dont ont besoin
les villageois de Chichiliane, où l'hiver, il fait nuit à trois
heures, c'est de divertissement, de quelque chose qui les détourne
de leur ennui. Et il joue le jeu, traversant la rue principale en
redingote boutonnée, gibus tromblon « d'une insolence
rare », parlant çà et là à son beau cheval noir. Tous
les yeux se tournent vers lui, béants d'admiration : Langlois
offre aux villageois le divertissement dont ils ont besoin. Il
comprend, par exemple, que le soir de la messe de minuit, il n'y aura
pas de meurtres car les cierges, les ostensoirs, les candélabres
sont là pour divertir l'âme.
Et
mon Anglais là-dedans ? Mon Anglais finalement assume la même
fonction que mon Langlois : il arrive dans le petit village de
Fayolle - tiens, l'étymologie de Fayolle, n'est-ce pas fagus :
« le hêtre » et Un roi
ne commence-t-il pas par la description d'un hêtre magnifique, mais
je ne peux vous en dire plus… - donc mon Anglais arrive au village
avec tout un barda comme seuls les Anglais peuvent en trimbaler (et
ce n'est pas une critique, j'adore les Anglais) : dans son
immense sac à dos, il porte : d'innombrables chaussures et
chaussettes (de toutes les couleurs, évidemment), un tapis avec
plein de motifs (bien sûr), de nombreux ustensiles de cuisine, un
duvet, des livres, des journaux, des crayons de couleur, un service à
thé (normal) et même un théâtre de marionnettes… Que de
divertissements en perspective...
Est-ce
à ce moment-là que mon Anglais m'a fait penser à mon Langlois ?
Peut-être, oui, c'est certainement là que j'ai compris qu'ils
avaient tous deux la même fonction : divertir, divertir les
habitants de Fayolle, divertir les époux Gossard qui tout à coup
(dans L'Anglais volant, vous voyez, on ne
sait même plus de quel livre je parle…), après avoir reçu chez
eux l'Anglais, voient le monde différemment : « ils
regrettent de ne pas avoir été plus attentifs, c'est comme s'il y
avait eu chez eux, dans leur maison, entre leurs murs… une chose
d'une grande valeur qu'ils n'auraient jamais dû laisser repartir. »
Mon Anglais va leur donner à voir autre chose que leur quotidien,
tiens, je repense aussi au fils Sandrin qui voit passer l'Anglais. Il
lâche tout, le fils Sandrin qui bêchait le potager, pour suivre
l'autre, l'Anglais, qui cavale tout droit vers le plateau et d'un bon
pas. Sandrin a même du mal à le suivre et pourtant, il aime cavaler
dans la nature, le fils Sandrin, il a passé son temps à ça quand
il était enfant et soudain, je bascule dans Un Roi et
je revois mon Langlois poursuivant Monsieur V. (j'en suis désolée
mais pour le suspense, je ne peux vraiment pas vous dire qui est
monsieur V. dans Un roi), réglant son pas sur le
sien et clac, je repense à cette battue au loup organisée par
Langlois pour que les hommes redécouvrent le divertissement suprême,
celui de la poursuite, de la quête.
Et
soudain, dans mon esprit, le fils Sandrin (de L'Anglais)
est lui aussi à la battue au loup (d'Un roi), il a les
joues rougies par le froid et le vent. Les personnages passent d'un
livre à l'autre, Langlois observe Sandrin, Luc Martet (de L'Anglais)
suit Langlois (Langlois fascine Luc Martet). Et cette scène
magnifique où l'Anglais offre à Luc Martet le spectacle de la
lumière, le spectacle du feu, d'une réalité supérieure, cette
danse du feu ( me reviennent alors les cierges de la messe de minuit
d'Un roi...). Si j'avais le temps et la place, je vous
citerais les paroles magnifiques et de pur lyrisme de Luc Martet
racontant sa nuit devant le feu.
A
ce moment-là, tout se superpose, s'agrège, se fond. Tout se
télescope, s'emboîte, s'ajuste, s'imbrique. Les deux livres ne font
plus qu'un, les personnages se baladent de l'un à l'autre,
impossible de les retenir, de les discipliner, ils s'amusent, vont
chez l'un, chez l'autre, tout se mélange et j'ai bien conscience de
vous proposer une chronique remarquablement incompréhensible...
Et
puis, évidemment (je garde le meilleur pour la fin), il y a Saucisse
(dans Un roi), la tenancière du Café de la route, qui
écoute Langlois, qui aurait aimé être un peu plus jeune pour aller
peut-être un peu plus loin avec lui, elle, l'ancienne prostituée de
Grenoble.
Et
puis, dans L'Anglais, il y a madame Blanc, la
tenancière du café de la Place qui observe la nuque de l'Anglais,
son dos, ses épaules, son profil. Bien sûr, madame Blanc me fait
penser à Saucisse surtout quand il est dit qu'elle « a
laissé l'Anglais à sa contemplation ». (Je repense à
Langlois contemplant le sang sur la neige…)
Et
soudain, je lis que madame Blanc « n'était pas de la
région, elle était venue tard à Fayolle, femme mûre déjà avec
ses années passées à la ville ; elle considérait le dos, les
épaules, la nuque, le quart de profil et elle revoyait les chambres
toutes identiques en ville, les innombrables nuits vécues par jour,
la fenêtre qui donnait sur la pluie, la brume, les nuages contre les
toits, la nuit sans fond, collée contre les vitres, les rideaux
toujours tirés sur les jours clairs ; elle revoyait les bouches
multipliées au-dessus d'elle et qui soufflaient leur haleine sur son
visage, elle revoyait les ventres, les ceintures défaites, les
pantalons qui tire-bouchonnaient en glissant sur les jambes et les
mollets... »
De
qui me parle-t-on ? De madame Blanc ou de Saucisse ? Madame
Blanc, elle aussi une ancienne prostituée, m'avoue ce que Saucisse
ne m'a jamais dit, prolonge ce personnage qui, dans Un roi,
n'a jamais voulu parler de son passé sauf pour dire que les hommes,
elle les connaît et les connaît bien.
Je
ne sais plus qui est qui.
Ce
que je sais en revanche, c'est que ma lecture de L'Anglais
volant restera à jamais quelque chose d'unique et de très
beau, une expérience étonnante de deux livres qui se sont
contaminés , multipliant réciproquement leur force, leur
beauté, la puissance de leurs personnages, s'enrichissant
mutuellement, s'ouvrant l'un à l'autre, se déversant l'un dans
l'autre au point de s'unir et de devenir un.
Un
roi m'a donné les clefs de L'Anglais.
Et
d'ailleurs, vous allez dire que je vais loin mais : et si
l'Anglais était Langlois ? (Puisqu'on ne sait pas d'où vient
l'Anglais.) Et si c'était Langlois réincarné, ayant quitté son
livre et son village pour un autre livre et un autre village ?
On
pourrait me dire que je n'ai pas pris les bonnes clefs. M'en fiche,
j'ai ouvert quand même ! Qu'on le veuille ou non, L'Anglais
viendra prendre sa place tout naturellement dans ma bibli et dans ma
tête à côté de mon chouchou. Je ne sais pas si la nuit Saucisse
quittera le Café de la route pour aller discuter au café de la
Place avec madame Blanc, je ne sais pas si monsieur V. jouera au
tarot avec le père Sandrin ou le gars Martet, je ne sais pas si
Langlois et l'Anglais parleront de la marche du monde et du coeur des
hommes, je ne sais pas si les époux Gossard rendront visite à
Madame Tim (autre personnage fabuleux d'Un roi –
quand je pense que l'Anglais offre à madame Blanc un billet
mexicain, je me demande si c'est madame Tim (d'origine mexicaine) qui
le lui a donné !) mais ce dont je suis sûre, c'est que Giono
aurait beaucoup aimé lire L'Anglais volant, qu'il
aurait été touché par ce personnage et sa façon de tout donner,
de s'offrir aux autres et surtout, il aurait goûté avec beaucoup de
plaisir les clins d'oeil tendres et pleins de poésie de Benoît
Reiss.
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