Éditions Grasset
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
« La
tournée du chat noir » : vous connaissez certainement
cette belle lithographie que l'on rencontre reproduite sous forme de
posters, cartes postales, porte-clefs, et même tee-shirts lorsqu'on
arpente les ruelles de Montmartre. Eh bien, elle est l'oeuvre d'un
dénommé Théophile Alexandre Steinlen, artiste anarchiste qui a
dédié son œuvre à la misère des petites gens de Montmartre :
ouvriers, marchands, prostituées, cabaretiers « … le
peuple de la Butte était saisi sur le vif, dans le labeur des jours.
Des charbonniers déchargeaient des sacs d'une carriole. Un vendeur
de journaux à la criée, haut comme trois pommes, brandissait une
gazette. Une marchande de savon tranchait dans un gros bloc, à ses
côtés, un rémouleur aiguisait une serpette. Un allumeur de
réverbères … hissait sa perche vers le candélabre ; sur la
chaussée, deux poulbots le contemplaient, les prunelles en extase.»
Il a en outre dessiné, peint, sculpté et recueilli un nombre infini
de chats dans son atelier de Montmartre.
Il
s'était installé avec sa femme sur la Butte au 21 rue Caulincourt
vers 1883 mais cette dernière mourut en 1910. Il fit alors la
rencontre d'une femme noire, Masseïda, originaire du Sénégal, de
l'ethnie Bambara, ancienne danseuse de revue, qui lui servit de
modèle et qui devint sa gouvernante et sa compagne.
Dans
son dernier roman, Julien Delmaire évoque à la fois l'errance de
cette femme dans les rues mal éclairées et malfamées de Montmartre
où elle attire comme un aimant les regards des hommes et la
rencontre avec Steinlen, le quotidien difficile d'une vie rongée par
l'alcool, la pauvreté et les ravages de la guerre.
L'auteur
met en scène un Montmartre sur le déclin où le préfet de Seine,
Justin Germain Casimir de Selves, ose à peine mettre les pieds pour
s'encanailler : les cabarets ferment peu à peu, les airs de
java s'évanouissent dans l'air, l'électricité remplace petit à
petit l'éclairage au gaz des réverbères ; les moulins, les
ateliers d'artistes, les baraques de planches sont détruits un par
un : « Tout devait être méthodiquement cadastré,
arasé, haussmannisé. », les potagers qui nourrissaient
Paris abandonnés, les charrettes tirées par les chevaux disparues,
les chemins boueux transformés en rues goudronnées sur lesquelles
les premières voitures atteignent les quarante kilomètres heure,
l'âne Lolo du Lapin agile est mort ! Les jeunes hommes
partent au front dont ils ne reviennent pas. « En ce temps,
Montmartre avait tout d'une jungle, les fauves avaient le surin en
alerte et il fallait être un peu fou pour poser son chevalet au
milieu de pareils coupe- gorge. »
Et
Steinlen n'a plus le courage de nettoyer sa pierre à lithographie
devenue bien trop lourde pour lui... « Ça fait un
bail, tu sais, que l'bon Dieu a tourné le dos à la Butte et c'est
pas près de changer. » se désole le peintre qui reçoit encore quelques commandes de journaux : le Gil Blas, Le
Mirliton, L'Assiette au beurre… Mais « Steinlen n'en peut
plus des caricatures », il veut reprendre ses pinceaux et
peindre.
Beaucoup
de nostalgie émane de ces pages à la fois poétiques et sensuelles.
On y croise des figures célèbres comme Apollinaire, Valloton,
Lautrec, La Goulue, Chocolat au cirque Bostock...
Le
quotidien est difficile : la nourriture manque, l'absinthe et la
syphilis tuent à petit feu de même que le froid mordant de l'hiver
contre lequel il est difficile de lutter. Même les couleurs viennent
à manquer...
Masseïda
est très touchante : elle repense à ses années africaines, à
cette terre dont elle a été arrachée et elle y repart, en pensée,
se plongeant dans des songeries infinies. Elle s'occupe du logement,
des chats et pose pour Stenlein : « La chevelure de
Macha. Noir corbeau. Cordages silencieux. Le front de Massa. Oued
paisible. Noix de cajou. Le ventre de Massa. Vésuve clandestin.
Terre brûlée. »
Un
beau roman dont l'écriture délicate et imagée (certaines pages
sont de vraies splendeurs) fait renaître la bohème de cette Belle
Époque finissante et les petites gens qui se battent pour survivre
tant bien que mal...
Un
Montmartre que l'on aurait bien du mal à reconnaître maintenant
qu'il est devenu un des endroits les plus huppés de Paris où
l'immobilier a flambé.
On a envie, après la lecture de ce livre, d'aller flâner rue Norvins et rue des Saules, de longer tranquillement la rue de l'Abreuvoir et l'allée des Brouillards. Avec un peu d'imagination, on croiserait peut-être César Van Hove, l'allumeur de réverbères qui « parle aux candélabres, aux chats et à la lune » et l'on devinerait la présence d'une jeune femme noire suivie d'un chat disparaissant dans la brume du soir...
On a envie, après la lecture de ce livre, d'aller flâner rue Norvins et rue des Saules, de longer tranquillement la rue de l'Abreuvoir et l'allée des Brouillards. Avec un peu d'imagination, on croiserait peut-être César Van Hove, l'allumeur de réverbères qui « parle aux candélabres, aux chats et à la lune » et l'on devinerait la présence d'une jeune femme noire suivie d'un chat disparaissant dans la brume du soir...
Quelle chronique alléchante, voilà qui me donne envie de le lire !
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