Éditions P.O.L
★★★★★ (magnifique!)
C'est
un petit livre qui renferme un grand texte et les très grands
textes, il n'est pas toujours facile d'en parler tellement l'on a
peur d'abîmer ce qui a été exprimé avec tant de nuances et de
précision. Oui, les grands textes fascinent et font peur, leur
beauté formelle nous impressionne, la force de leur propos nous
bouleverse. On se sent petit à côté et l'on ose à peine en
parler... Allez, je me lance avec la crainte que mes mots restituent
mal toute la puissance de ce que j'ai lu. Que l'auteur et les
lecteurs ne m'en tiennent pas rigueur...
Dès
le commencement, la narratrice (l'auteur?) se dit : « Je
veux rester concentrée. » En effet, elle commence un livre
avec... comment dire ?... un sujet principal (est-ce bien le
mot?) et un sujet secondaire (l'adjectif est à côté, je le
sens) qui vient comme parasiter le premier, empêcher l'auteur de
s'atteler à sa tâche, autrement dit, à l'écriture. (A moins que
ce ne soit l'inverse.) Rien n'est simple, je vous avais prévenus, et
moi, quand je me sens petite, je m'embrouille.
Nathalie
Léger a vu le film de Joël Curtz intitulé La Mariée
(2012)
dans lequel il est question d'une femme : Pippa Bacca. Celle-ci
avait eu le projet - une performance artistique - de traverser
différents territoires qui avaient subi la guerre, de Milan à
Jérusalem, vêtue d'une robe de mariée et ce, dans le but
d'apporter la paix, « d'effacer l'horreur ».
Sur
son trajet, elle rencontrait les gens, les écoutait, recueillait
leurs sentiments, leur lavait les pieds, leur procurait un peu de
soulagement, de réconfort… comme si sa traîne blanche et son
écoute avaient le pouvoir de les apaiser, de calmer un peu la
douleur.
Pour
se déplacer, elle faisait du stop, montait dans n'importe quelle
voiture, bien persuadée que « lorsqu'on fait confiance, on
ne peut recevoir que du bien. »
Elle
fut violée et assassinée.
A-t-elle
échoué dans son projet ? On est évidemment tenté de dire
oui. En tout cas, elle n'a pas pu aller jusqu'au bout, encore que
cela se discute : toute performance n'est-elle pas un jeu avec
les limites, en l'occurrence, ici, celles qui séparent la vie de la
mort ?
Et
surtout, « a-t-elle vraiment pensé que la traîne de sa
robe pouvait effacer l'horreur ? »
Tandis
que la narratrice raconte à sa mère ce qui, dans ce travail
d'écriture, est encore à l'état de recherche, de projet, cette
dernière va lui demander d'évoquer les souffrances, les peines, la
honte que son propre mari lui a fait subir. Elle traîne chaque jour
comme un fardeau une insupportable injustice. On n'a pas écouté la
mère, on écoutera la fille, on lira son roman et la mère s'en
trouvera « vengée »… Non, ce n'est pas le
terme… Mais au moins, on aura entendu sa voix « ma voix
vivante » dit-elle et elle pourra enfin trouver le repos.
« Pourquoi crois-tu que tu écrives si ce n'est pour rendre
justice ? » demande-t-elle à sa fille.
Et
la mère de défendre ce qui lui tient à coeur : « Entre
nos deux sujets… le mien est plus réel que le tien, le mien tu
l'as vécu aussi, tu en as des preuves, je veux dire des souvenirs,
alors que tu n'as rien vécu de ton sujet, qu'il se soit réellement
passé ne change rien, tu ne l'as pas vécu, ça n'est donc qu'une
fiction, ton sujet n'est qu'un vœux pieux. »
Comme
le dit la narratrice, il ne faut jamais rien dire de ses projets à
sa mère, encore moins aux amies de la mère qui ont, elles aussi,
leur mot à dire...
La
robe blanche donne une voix à celles qui, de gré ou de
force, se sont tues. Un livre féministe ?
En
tout cas, je l'ai reçu comme cela. A la page 28, j'ai appris que
« dans les Balkans, on appelle « la cartouche du
trousseau » cette balle offerte au mari le jour
des noces pour tuer l'épouse infidèle. » Que disent les
performances en tous genres dont parle l'auteur dans le roman ?
Que si les femmes laissent leur corps à la disposition de
spectateurs, l'un d'entre eux n' hésitera pas à se saisir d'un
pistolet pour tirer, oubliant (?) qu'il a un être vivant devant lui
.
Que
peut la robe blanche face à la violence de l'homme, que peuvent les
mots de la narratrice face à la douleur de la mère anéantie par la
violence du mari ? Autrement dit, l'art peut-il réparer
l'injustice et au fond, est-ce bien son rôle ?
Oui,
je le crois. Car ces mots - et ceux des écrivains ont la
particularité d'exprimer justement les choses - sont les voix de
celles qu'on a réduites au silence. Ceux de la narratrice réparent
l'injustice subie par la mère ; le long cheminement de
l'artiste italienne tente de soulager le mal fait aux gens pendant la
guerre. Et comme l'explique Nathalie Léger, il a fallu que la
narratrice passe par l'histoire de la jeune Milanaise pour pouvoir
enfin DIRE celle de sa mère. Comme si, l'histoire de la mère
racontée dans ce livre-performatif - qui dit (raconte) et fait
(répare) en même temps - donnait une fin à l'autre, à l'histoire
qui ne s'est pas achevée parce qu'on a empêché la femme de
l'accomplir jusqu'au bout.
Ce
livre m'a bouleversée. Il est un lieu de transmission pour ces
femmes devenues muettes du fait de la violence que les hommes leur
ont fait subir. Il a beau être petit et léger (!), il a un poids
considérable dans cette histoire de la voix des femmes que les
siècles ont eu bien du mal à entendre et dont on commence seulement
à retenir quelques bribes.
Un
texte magnifique.
Et
nécessaire.
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