Éditions Globe
traduit de l'italien par Nathalie Bauer
★★★★★ (hors du commun)
J'ai
pris mon temps et j'ai bien fait. Parce qu'un livre comme celui-ci,
franchement, on ne vous en sert pas tous les jours !
Maintenant,
il me faut le chroniquer et je me sens tellement « petite »
face à une telle œuvre que je ne sais par quel bout commencer !
Alors,
faisons simple, commençons par le commencement…
Il
était une fois un fils « de marchand de bestiaux »
nommé Heyum Lehmann qui quitta Rimpar en Bavière et arriva à New
York le 11 septembre 1844. Il avait perdu 8 kilos en 45 jours de
traversée. L'officier du port écrivit sur les registres « Henry
Lehman » et lui souhaita « good luck ».
C'est
beau l'Amérique !
Il
était une fois des amis juifs allemands qui dirent à notre Henry :
« On gagne de l'argent avec ce qu'on est bien obligé
d'acheter » (logique!) Et un vieux rabbin aux yeux qui
louchent d'ajouter : « un poisson vit dans l'eau et
l'eau ne se trouve pas seulement dans la mer. » (CQFD)
Et
avec ça, Heyum Lehmann, pardon Henry Lehman, devrait se
débrouiller !
Moi,
j'aurais pleuré et je serais rentrée chez moi aider mon père à
élever ses bestioles…
Eh
bien figurez-vous qu'on retrouve celui qui, pour le moment, n'a pas
franchement l'étoffe d'un héros, dans une petite boutique de
Montgomery, Alabama, au milieu de tissus « étoffes
enroulées/ étoffes brutes/ étoffes enveloppées/ étoffes
repliées/ tissus/ linge/ chiffons/ laine/jute/ chanvre/ coton./
Coton. / Surtout du coton »
Un
coton un peu spécial, le « blu di Genova »,
autrement dit « bleu de Gênes », qu'on ne
prononce pas très bien, là-bas, en Amérique, et ça donne quelque
chose comme « blue-jeans ».
Une
marchandise « first choice », du
solide, de l'inusable.
Bref,
Lehman est « une bonne adresse » et ça se sait !
Et
lorsque qu'une jolie demoiselle se casse la figure en tentant
d'ouvrir la porte un peu difficile de la boutique et qu'elle
s'entaille la joue, on lui propose généreusement des mouchoirs,
pour qu'elle se nettoie. « J'en ai à 2 dollars,
à 2,50 et à 4. »
Celle
qui deviendra la femme de notre goujat fonce d'un pas ferme jusqu'à
lui et s'essuie avec la cravate du malotru. C'est qu'elle a du
caractère Rose Wolf !
Comment
les deux frères d'Henry : Emanuel et Mayer, débarquèrent et
modifièrent de quelques coups de pinceaux l'enseigne au-dessus de la
porte qui devint « TISSUS ET HABITS LEHMAN BROTHERS »,
comment il arriva ce qui arriva à l'un des trois…, comment ils
vendirent le coton de 24 plantations puis se séparèrent, l'un à
Montgomery, l'autre à New York, 119 Liberty Street : « 24
fournisseurs de coton au Sud/ 51 acheteurs au Nord », c'est
tout un programme, et vous ne me croiriez pas, alors, je n'en dirai
rien...
Et
en plus de cela, vous vous en doutez, la grande Histoire va mettre
son nez dans la petite : la guerre de Sécession, le Nord contre
le Sud et au milieu, les Lehman Brothers « comprimés/
encastrés/ tel un gobelet de verre », puis l'abolition de
l'esclavage, la crise de 29, les guerres… Vous ne pouvez imaginer
le tourbillon qui s'en suivit...
Après
le coton, le charbon, après le pétrole, le sucre, après le café,
le tabac, après le fer, le gaz ETC,ETC, ETC : puis vint LA
BANQUE, LA SACRO-SAINTE FINANCE, celle qui gouverne le monde et fait
avancer les hommes.
Comment
les frères répétèrent inlassablement à leur progéniture, celle
qui prendra la relève, que « le financier ne doit pas/
lâcher prise un instant/ qui s'arrête est perdu/ qui reprend son
souffle est mort/ qui s'installe est piétiné », je vous
laisse le découvrir ! Qu'ils le sachent, les futurs Frères
Lehman (en réalité cousins), que ces mots soient gravés dans leur
coeur et dans leur âme !
Ce
texte, écrit en vers libres (ils se lisent très facilement!), porte
en lui un souffle puissant qui retrace l'odyssée d'un homme de
rien ou de pas grand-chose, entreprenant la conquête de l'Amérique
et décidé à s'y lancer corps et âme avec ses deux frères. Et
c'est fabuleux ! Parce que leur histoire, véritable épopée
moderne, est totalement incroyable et que l'écriture nous
transporte, à travers ses répétitions qui rythment le texte, ses
litanies rappelant les psaumes bibliques, les prières, les chants,
sa poésie, ses listes folles (celle par exemple des 12 épouses
parfaites possibles selon Philip Lehman… HILARANT!), ses
inventaires (les 120 règles du miroir). Tous les tons, tous les
genres, tous les registres sont convoqués, même la BD !
Et
surtout, ce qui domine, c'est l'humour, omniprésent, décapant,
irrésistible, fou, tragique parfois. Les portraits des personnages
relèvent souvent de la caricature, les traits sont grossis et le
burlesque devient irrésistible !
Tout
le monde connaît ce qu'il est advenu de la banque Lehman Brothers en
2008 lors de la crise des subprimes, or personne ne sait ce qui s'est
passé avant, qui furent ces hommes et comment ils se hissèrent au
sommet.
Enfin,
et pour finir, on vous sert sur un plateau, une Histoire de
l'Amérique (pas rien!) et un cours d'économie haletant, drôle et
compréhensible (si, si, c'est possible !)
Un
texte magistral comme on en lit peu !
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