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lundi 21 décembre 2020

Histoires de la nuit de Laurent Mauvignier


Les Éditions de Minuit
😡😡😡 je n'ai pas aimé du tout

« Histoires de la nuit » m'a fait l'effet d'avoir un chewing-gum accroché à mon talon par une chaude journée d'été : vous savez, le truc énervant qui colle, s'étire, se distend, s'allonge en se divisant en une multitude de fils à chaque pas, vous empêchant littéralement d'avancer.

Je dois vous avouer que, dans un premier temps, la lecture de l'horrible première phrase m'a immédiatement fait refermer le roman. A la fois longue et lourde, bancale et maladroite, s'efforçant de mimer vaguement la forme du Nouveau Roman, cette grotesque et aberrante première phrase ne laissait rien présager de bon. En plus, elle n'avait rien à voir avec le style de Mauvignier. Rien. Elle en était même l'opposé.

J'avais donc abandonné. Et j'étais furieuse.

Pourtant, j'aime Mauvignier. Et je l'attendais, ce roman.

Et puis, certains m'ont dit : « Poursuis ! A la deux-centième page, tu verras, c'est mieux ! »

Je suis allée jusqu'au bout de ce pavé et franchement, je ne comprends toujours pas ce qui lui a pris à Mauvignier d'étirer dans tous les sens cette histoire, le moindre détail donnant lieu à des développements sans fin, des explications vaines, des répétitions inutiles, des précisions superflues pour arriver à ce gros bloc balourd, boursouflé et ridicule. Quelle patience il m'a fallu pour traverser toutes ces pages à la fois inélégantes et artificielles dans leur forme et tellement redondantes dans le fond. Était-ce pour que le lecteur éprouve viscéralement l'ennui profond qui règne dans ce hameau ou bien l'auteur a-t-il voulu rendre palpable l'âme torturée des protagonistes ?

Le résultat : l'impression d'un texte incompréhensiblement hypertrophié et verbeux qui aurait pu être vraiment très bon si Mauvignier avait eu l'idée géniale d'écrire avec son propre style. D'ailleurs, la fin est nettement meilleure que le début. On dit que le naturel revient au galop…

C'est raté et c'est vraiment dommage !


 

mardi 15 décembre 2020

Les émotions de Jean-Philippe Toussaint

 

Les Éditions de Minuit
★★★★★ (j'ai beaucoup aimé)

Rappelez-vous dans La clé USB, Jean-Yves Detrez haut fonctionnaire de la Commission européenne rentrait de Chine où il s'était fait embarquer dans une sombre histoire de bitcoins (d'autant plus sombre que j'ai complètement oublié l'intrigue mais c'était vraiment très très bien…) Bref, nous le retrouvons ici dans différents lieux. Tiens, d'ailleurs, si vous cherchez un sujet de thèse (ça arrive tous les jours, hein, de chercher un sujet de thèse ...), en voici un : « Espace public/espace privé dans l'oeuvre de J.P Toussaint ». En effet, ce qui nous est donné à voir dans le deuxième opus de cette future trilogie, ce sont des lieux (publics surtout) où s'inscrit une histoire intime, celle du narrateur.

En effet, outre la Commission européenne (le chantier du Berlaymont) que nous explorons lors d'une visite guidée de l'architecte Pierre Detrez, frère du narrateur, nous découvrons le château d'Hartwell House (belle demeure datant en partie du XIe siècle, située dans le Buckinghamshire au nord-ouest de Londres) pour un séminaire autour de la prospective (eh oui, certains sont payés pour lire dans une boule de cristal afin d'élaborer des scénarios plus ou moins plausibles…), nous déambulons aussi bien entendu dans les rues de Bruxelles, rue de Belle-Vue, avenue Émile Duray, place du Châtelain… (Tiens, finalement, il y aurait bien un petit côté modianesque dans ce roman…) En tout cas, nous est donnée à explorer une véritable géographie toussaintienne (?) tout à fait passionnante...

En effet, ce qui peut sembler paradoxal, c'est que les émotions naissent et s'épanouissent dans un espace public qui, par définition, est organisé, structuré, codifié, et c'est notamment en franchissant légèrement les limites de cet espace public que surviennent lesdites émotions (notamment à travers des rencontres amoureuses) : on court dans les sous-sols labyrinthiques de la Commission européenne, on marche la nuit tombée dans les sous-bois de Hartwell House, on se caresse la main sur un coin de table de la cafétéria de l'Eurocontrole en pleine crise de volcan islandais en furie.

En revanche, l'espace privé est étroitement lié à la mort de l'amour - c'est le lieu où l'on étouffe, où on ne supporte plus la promiscuité des corps - mais aussi à la mort tout court, celle du père, au coeur même du roman. On observe ainsi une espèce d'inversion : le sentiment tire son origine et sa force dans un espace où il n'a pas lieu d'être (l'espace public). Au contraire, il s'affaiblit et finit par s'évanouir totalement dans un espace où il aurait a priori tout pour se fortifier (l'espace privé). On a l'impression que chez Toussaint l'espace public porte en lui des promesses, un avenir possible contrairement à l'espace privé (la chambre, la salle de bains) qui pousse vers la destruction, le néant. En effet, l'appartement du couple subit une inondation… Tout prend l'eau. Et d'ailleurs leur première union intime a lieu dans une baignoire de salle de bains (ce qui n'est pas vraiment bon signe chez Toussaint.) Tout se passe comme si l'espace confiné, retiré du monde, l'espace pascalien s'autodétruisait de lui-même, comme s'il lui manquait une ouverture pour respirer, de la place pour s'épanouir et se développer...

En tout cas, comme le fait remarquer le narrateur, englué dans ses histoires de prospective ou de volcan islandais Eyjafjöll provoquant un blocage de tout l'espace aérien européen qu'il faut choisir de prolonger ou non, « si dans ma vie professionnelle, j'avais une maîtrise incontestable de l'avenir, je me rendais compte que, depuis quelques temps, je ne maîtrisais plus rien dans ma vie privée. »

Il y a donc un espace que l'on maîtrise (celui du travail) et un espace qui nous échappe (celui du coeur). Et Toussaint joue des contrastes entre ces deux espaces, notamment lorsqu'ils se télescopent lors d'une rencontre intime dans le cadre du travail, d'un coup de fil privé au bureau ou bien lorsque l'émotion privée s'empare d'un haut fonctionnaire tandis qu'il fait un discours public.

Si l'on peut (j'ose l'espérer) tirer quelques bénéfices de la prospective publique, elle semble totalement inefficace lorsqu'elle touche le domaine privé (même si la rencontre avec sa femme Diane a commencé sur un « - Comment ? » qui annonçait déjà une communication un peu compliquée...)

Encore une fois, chez Toussaint, l'humain échappe aux codes, aux grilles de contrôle, aux tableaux de prospective. Il est inattendu, surprenant, souvent imprévisible, parfois indéchiffrable, n'obéit ni aux codes ni à la raison encore moins à la logique. Et surtout, il est capable de créer un espace de liberté précisément là où c'est interdit. D'ailleurs les corps semblent parfois agir sans aucun sens du rationnel, de la cohérence ou de la sagesse, ils ne se plient à aucune loi, échappent à tout commandement, à la moindre prévision. Ils sont le vacillement, le mouvement, le pas de côté (n'oublions pas que la racine d'émotion est « movere » qui signifie « mouvoir »).

Hors du temps et hors de l'espace, ils sont un espace à eux tout seuls, retranchement ultime où il est peut-être encore possible d'accéder au bonheur... Une dernière forme de romantisme désespéré (comme chez Houellebecq), espèce de bouée de sauvetage hélas, déjà percée...

Par ailleurs, au coeur même du roman, la mort du père, homme public, européen convaincu, viscéralement humaniste, intervient précisément au moment où les sphères publique, politique, sociale, religieuse s'écroulent, se fracassent : 2016, le referendum du Brexit, l'élection de Trump, la brutale montée des populismes, les attentats. Les émotions publiques grossières, vulgaires et « dangereuses » s'emparent de la raison : on crie, on tweete, on s'insulte, on se frappe, on tue… Elles envahissent l'espace public mais elles ne sont que la caricature des vraies émotions qui « sont intimes et silencieuses », extrêmement ténues, fugaces, si fragiles et si précieuses.

Le père meurt parce qu'il n'a plus sa place dans un monde sans repères.

Juste deux mots encore : Toussaint est bien le seul auteur avec Carrère (on pourrait d'ailleurs les rapprocher sur bien des points) à être capable de me passionner avec des histoires de blockchain, de bitcoin ou de prospective… S'il y a du Carrère dans Toussaint, on y respire aussi Proust parfois au détour d'une phrase sur le temps… C'est vraiment un très grand conteur parce que, quand même, (tenez bon, ce sont les derniers mots), quelle écriture, quelle magnifique et incroyable fluidité …


                 




mercredi 9 décembre 2020

L' Anomalie d'Hervé Le Tellier

Éditions Gallimard
★★★★★  Je ne suis pas originale: j'ai adoré!

Vous n'avez pas encore lu le prix Goncourt ? Et vous en avez l'intention ? Alors, je vous déconseille de lire ce qui suit : en effet, comme il est très difficile de parler de « L'Anomalie » sans dévoiler ne serait-ce que le début de cette histoire incroyable, je préfère vous prévenir… Mais si vous l'avez déjà lu… si connaître un peu l'histoire à l'avance ne vous déplaît pas tant que ça... ou bien, avouez-le, si vous n'avez pas l'intention de le lire... C'est parti, suivez-moi, je passe après vous !

Imaginez : un avion atterrit deux fois. Oui, une fois en mars 2021 et une seconde fois en juin 2021. Le même Boeing 787 avec les mêmes pilotes, les mêmes hôtesses, les mêmes passagers, le même pare-brise fissuré, le même radôme défoncé, la même tache de ketchup sur le même siège grisâtre dont le bord est légèrement déchiré par la même usure...

Deux fois… Deux fois exactement le même...

Le 2e vol Paris/New-York, après avoir traversé un énorme cumulonimbus et un mur de grêlons gros comme le poing, est expressément dévié de JFK et invité à se poser sur une base militaire du New Jersey, dans une discrétion toute relative… Parce que les passagers qui vont descendre, eh bien, comment dire ? Ils existent déjà… ils ont déjà atterri en mars 2021, sont déjà rentrés chez eux, certains sont même déjà morts ! Bref, pour le moment, on les maintient dans un grand hangar et l'on fait venir de toute urgence tous les prix Nobel, les Prix Abel, les « médailles Fields » que l'on peut trouver, les responsables de tous les cultes possibles et imaginables, quelques philosophes de derrière les fagots... On contacte le président des USA (un certain Donald Trump ou un qui lui ressemble fortement .) Et tous ensemble, on réfléchit, on triture les phénomènes dans tous les sens et l'on essaie de trouver une solution, une réponse quoi… Ou au moins, un début de réponse…

Et si nous faisions partie d'un vaste programme, d'une espèce de test, d'une simulation à grande échelle programmée par un … un quoi ? Un être suprême ? Une intelligence artificielle ? Un grand manipulateur ? Un prodigieux ordonnateur ? Un dieu tout-puissant ? Bref, quelqu'un-une-chose qui nous aurait créés pour voir un peu comment nous nous débrouillons sur terre (il ne doit pas être déçu…) et qui, le moment venu, arrêtera toutes les machines (à moins qu'on le fasse de nous-mêmes - à l'allure où l'on va, j'opterais plutôt pour la 2e voie de cette tragique alternative.)

Et nous, là-dedans, nous sommes qui (quoi) exactement ? Des esprits qui pensent réellement ou bien des cerveaux virtuels programmés pour concevoir telle ou telle chose ? Quelle est notre part de liberté ? Et puis, concrètement, comment va-t-on faire pour vivre avec notre double ? Y a-t-il un original et une copie ou deux originaux ou deux copies ? Tout est-il simulé, tout est-il falsifié, tout est-il truqué ?

Tant de questions que l'on aurait pu ne pas se poser s'il n'y avait eu, dans la programmation du grand manitou,… une anomalie (comme quoi, l'erreur n'est pas qu'humaine…)

Bon allez, franchement, l'idée est carrément géniale… Et l'on avale le roman comme on lirait un vrai page-turner… Même si j'ai quelques réserves sur le nombre de personnages que l'on suit : les 10 premiers chapitres sont en gros réservés à la présentation des personnages du roman, un par chapitre, mais pour moi, c'est trop. Quand on les recroise un peu plus loin, je les situe plus ou moins bien. Et puis, tiens, en plus, qu'est-ce que c'est frustrant tous ces premiers chapitres qui nous présentent des personnages et des situations qu'il nous faut quitter très rapidement… C'est un peu long ce début, on attend le décollage (ah ah!), que l'intrigue démarre enfin… Peut-être aurait-il été préférable de se limiter à 4/5 personnages ou familles, quitte à les fouiller un peu plus… Mais bon, ok, je chipote…

Ce roman m'a vraiment fait penser aux contes philosophiques voltairiens : l'histoire/ les personnages étant un prétexte à une réflexion philosophique, métaphysique, à une critique de la société et des mœurs… Avec le même humour bien décapant. On met en place une situation, on y jette une poignée de personnages et on les observe se débattre (comme des rats de laboratoires.) Et c'est franchement drôle, très drôle même… Certains passages sont de vrais morceaux d'anthologie : par exemple lorsque les conseillers scientifiques sont réunis et échangent avec un président qui n'y comprend rien (un peu comme nous d'ailleurs) ou bien lorsque les représentants des différentes religions sont prêts à se battre parce qu'ils ne parviennent pas à trouver un accord… Heureusement que celle qui chapeaute ces réunions, la géniale Jamy Pudlowski, « rétive à toute forme de conviction religieuse », a ces paroles assez percutantes : (quand on lui demande si elle est athée, elle répond : « Je m'en fous, Dieu, pour moi, c'est comme le bridge : je n'y pense jamais. Donc, je ne me définis pas par le fait que je me fous du bridge, et je ne me réunis pas non plus avec des gens qui discutent du fait qu'ils se foutent eux aussi du bridge. »

Une foule de questions se presse et l'on rit de l'évolution inattendue de certains personnages qui sauront parfois se débarrasser au plus vite de leur double gênant. Franchement, ce texte fourmille de réflexion passionnantes, de saillies drôles, surprenantes, paradoxales, désespérées… Le texte est facétieux, faussement léger, parodique à souhait, bourré de références et de mises en abyme… j'aime aussi beaucoup le ton parfois mélancolique qui est le sien : « Personne ne vit assez longtemps pour savoir à quel point personne ne s'intéresse à personne. » Ooohhhh, que ça fait mal… Les genres se mélangent brillamment, les jeux d'écriture vont bon train : on assiste à un vrai numéro d'équilibriste qui finit sur une superbe cabriole dont je ne dirai rien…

Franchement, bravo ! Une vraie belle réussite !


 

mardi 24 novembre 2020

Yoga d'Emmanuel Carrère



Lettre 3:

Souvent, quand je te lis, Manu, j'ai l'impression d'entendre parler un personnage de Dostoïevski. Il y a quelque chose de fondamentalement humain dans la misère que tu exprimes et j'entends comme une plainte sourde qui dit ta souffrance et ton malheur. Tu écris souvent « Je ne suis pas un homme bon » et tu vois, ces mots, dans leur simplicité, dans leur candeur, sont un aveu qui me bouleverse. Qui dit cela ? Qui se met à nu comme tu le fais ? Personne Manu. Personne. Parce que nous sommes tous très attachés à nos illusions. Et puis, parce que, dans le fond, tout le monde s'en fout d'être un homme bon. On ne court plus après ça. L'homme moderne cherche autre chose. Et toi, Manu, tu nous sors un truc de derrière les fagots, presque ringard, d'une autre époque et qui te turlupine et te rend malheureux. Tu n'es pas bon. Tu aimerais devenir meilleur. Et quand tu me dis ça, j'ai juste l'impression d'avoir un petit garçon devant moi, un enfant qui aurait fait une grosse bêtise et ne s'en remettrait pas. Dans une crise de larmes, il avouerait ses fautes. Et on le sentirait définitivement inconsolable. Et ce petit garçon, c'est toi Manu. Et cette culpabilité que tu traînes comme un fardeau, parce que c'est bien ça, hein, le problème ? Eh bien, cette culpabilité pour le mal que tu penses avoir fait et que tu penses faire encore et toujours, la douleur immense qui est la tienne (et qui t'empêche de vivre), je la vois comme celle du Christ… Tu veux faire grand mais tu n'es qu'un homme, enfermé dans sa petitesse, fatigué de ses limites, usé par son narcissisme et ses obsessions. Tu aimerais, dans le fond, quitter cette nature qui te confine à la médiocrité, qui t'enferme dans la mesquinerie, l'inconsistance et le mensonge. Mais tu es un homme, Manu.

Alors, tu t'es peut-être dit : si je pouvais me donner aux autres pour me faire pardonner… et embarquer avec moi, dans ce projet fou, ceux que j'aime, ceux que j'ai aimés et peut-être aussi, ceux qui me lisent… Pour qu'ils soient pardonnés, eux aussi. N'est-ce pas cela que tu recherches à travers l'écriture, un moyen de t'abandonner, d'abandonner ce que tu es. Quelque chose qui a à voir avec le sacrifice... Il me semble que c'est ce que tu fais quand tu écris : tu t'offres, tu t'exposes dans toute ta nudité, dans toute ta misère, dans toute ta pauvreté. Et tu vois, d'une certaine façon, (mais je me trompe peut-être), je me dis que ton projet n'est pas si éloigné que ça de celui de Jean-Baptiste Clamence : dans une « confession calculée » et en nous tendant un miroir, nous entraîner avec toi, dans ta chute. Qu'on se casse la gueule, qu'on se vautre bien, que ça fasse mal… Et qu'on s'en relève différent, changé, meilleur... Te purifier et nous purifier, nous sortir de nos « eaux pourries ». Malgré nous. Pour nous.

Quelle entreprise Manu… Trop ambitieuse pour tes petites épaules, trop démesurée pour ton âme si fragile. Mais tellement belle...

Et comme le critique qui t'avait rendu visite (Wyatt Mason – quelle intelligence que cet homme), j'ai envie de te consoler, juste en te serrant dans mes bras - existe-t-il d'autres façons de consoler ?

Je voulais aussi te dire une autre chose Manu. Tu écris qu'aimer est une des plus belles choses qui existent au monde, la seule qui rende heureux et vivant. Et tu nous offres une fin de roman pleine de promesses. Franchement, allez, je te le dis, on sent que tu fais ça pour nous faire plaisir. On n'y croit pas vraiment (et toi non plus je pense), mais c'est pas grave, tu as la fin que tu recherchais, une note positive et belle, « un espace de joie »… Je voulais juste te remercier de nous avoir fait ce dernier don (qui a dû te coûter cher), de t'être efforcé de le faire, d'avoir, pour nous, accepté d'achever ton texte comme s'il était un roman… Par une parole gentille et légère, pleine de promesse en un avenir auquel tu n'as jamais cru vraiment pour toi (ni pour nous d'ailleurs - mais peut-être plus pour nous que pour toi…)

Tu n'as pas voulu nous laisser seuls avec notre croix trop lourde à porter, alors tu nous as parlé d'amour…

T'es vraiment un homme bon, Manu...


jeudi 12 novembre 2020

Yoga d'Emmanuel Carrère


Lettre 2 :


Parfois je me demande, Manu, ce qui m'intéresse dans tes textes. Je veux dire, ce qui m'intéresse VRAIMENT. Franchement, a priori rien ou pas grand-chose. Le yoga (comme tu l'auras un peu deviné dans ma précédente lettre), c'est pas trop mon truc. Mais y a pire, bien pire même : tiens, par exemple, de mémoire : ton histoire de crédit revolving et de lois sur le surendettement (« D'autres vies… ») mais qu'est-ce que j'en avais à faire ? Rien. Absolument rien. Et pourtant...

Pourtant, il te suffit de deux lignes pour m'embarquer, me ferrer, me ravir : je dévore tout ce que tu racontes comme si on m'avait privée de bouquins pendant douze confinements… Et ça marche avec n'importe quel sujet. Tu pourrais décrire les différentes méthodes de forage (havage, battage, rotary, tarière, marteau fond de trou…) ou la fabrication du poiré dans une ferme du Domfrontais (pilage, pressurage, soutirage, fermentation, mise en bouteilles...) que t'en ferais à coup sûr un vrai page-turner, un truc qu'on pourrait plus lâcher et dont on se dirait soudain : « Mais comment j'ai fait pour vivre sans m'intéresser à cette chose passionnante pendant si longtemps ? » Et ce dont tu te foutais complètement deux secondes avant devient essentiel, indispensable, nécessaire même, car on a le sentiment que ça va nous mener là où on n'a jamais pensé mettre les pieds (ce qui est le cas!) et nous apporter quelque chose de fondamental, de précieux, comme un éclairage nouveau sur le monde et peut-être même précisément ce qui nous manquait peut-être pour mieux le comprendre, ce foutu monde, et y être heureux.

Et donc, tes histoires de yoga… si elles m'ont intéressée (ce qui est déjà un exploit !), je n'ai pas eu pour autant envie de me pencher davantage sur cette discipline, de lire d'autres ouvrages à ce sujet. Non, vois-tu, la seule chose qui m'intéresse c'est Carrère qui parle du yoga. C'est Carrère qui parle. Point barre.

Alors pourquoi ? Comment ça marche ? J'ai quelques pistes. On pourrait, je pense, en trouver d'autres. D'abord, il y a la langue : très limpide, très précise, hyper fluide et qui rend d'une clarté folle le truc le plus complexe, le plus ardu, le moins digeste. Et franchement, je suis sûre que ça doit te donner un boulot de dingue (comme dirait notre président) de dire les choses si simplement. J'avais tenté dans une chronique sur un livre de J.P Toussaint d'expliquer aux gens un truc que je ne comprenais pas moi-même (mais alors PAS DU TOUT) : les bitcoins. Je te jure, j'avais passé deux heures à écrire trois lignes. C'est le truc le plus difficile qui existe au monde. Simplifier. Rendre clair ce qui est compliqué. Et toi, t'es un as. Et non seulement tout est clair comme de l'eau de roche mais cette clarté rend l'exposé passionnant. On comprend que dans le monde des choses incroyables existent et on ne le savait pas. Et on n'en revient pas. On a même l'impression (mais ça ne dure pas longtemps) d'être génial… (t'aurais dû être prof, Manu)

Et puis, ce que je trouve fabuleux aussi, ce sont tes angles d'approche. Ils me surprennent toujours. Quand t'amènes un sujet, on ne sait jamais comment tu vas l'aborder et on est toujours incroyablement surpris. Un exemple : quand j'ai su que dans ton bouquin, tu allais parler de terrorisme, de Charlie etc, je me suis dit « ok, c'est reparti ». J'avais lu « Le lambeau » et j'avais pas plus envie que ça de me replonger dans l'horreur. Bon, t'en parles un peu, évidemment mais tu sais ce dont je vais me souvenir ? De la pelisse de Bernard Maris. De ce qu'elle disait de lui. De la complexité et des diverses facettes de cet homme. Bref, je vais me souvenir d'un homme vivant. Et a priori, on n'était pas parti pour...

(Tiens, je ne sais pas pourquoi, soudain je pense au manteau d'Akaki Akakievitch et de ce que sa perte va révéler de profondément et de terriblement humain chez ce personnage…) Tu opères souvent un virage inattendu qui, finalement, va permettre de découvrir un visage nouveau, un paysage plus vaste, plus large (et souvent, vachement plus beau). Et tu vois, j'irai encore plus loin : en partant du particulier, du détail, tu ouvres vers le grand, le large, l'humanité, l'universel. Et du coup, ce que tu dis concerne tout le monde, implique tout le monde, touche tout le monde. Parce que ( et tu vois, dans les romans russes, c'est exactement la même chose) quoi que tu dises, qui que tu évoques, quel que soit le sujet que tu abordes, on touche toujours avec toi à l'essence même de l'humanité, à quelque chose d'infiniment et de profondément humain…

Et puis, dernier truc Manu, (c'est trop long ce que j'écris…), tes scènes, franchement, elles sont splendides. Et je vais te dire, j'm'en fous de savoir si tu les as vécues ou pas (en vrai je veux dire). Je sais que lorsque tu les as écrites, t'y étais forcément. T'as dansé avec Erica sur la Polonaise « héroïque » de Chopin (et que c'était beau...) et tes attentes au consulat d'Irak (j'ai adoré !) et ton enfermement dans une chambre d'hôtel à Belle-Île en plein mois d'août pour apprendre la dactylographie alors que tout le monde pensait que tu écrivais un roman (génial!) et puis et puis... cette scène où ton éditeur Paul Otchakovsky-Laurens te dit que si tu écrivais avec tous tes doigts, ton écriture serait DIFFÉRENTE (incroyable !)

Allez, j'arrête. C'est vraiment trop long mon truc…

Mais toi, n'arrête jamais Manu !

Porte-toi bien.



 

mardi 10 novembre 2020

Yoga d'Emmanuel Carrère

Éditions P.O.L
★★★★★

Lettre 1 :

Non mais franchement, que diable allais-tu faire dans cette galère ? Du yoga ! Non mais, je rêve Manu, je rêve ! C'est pas pour toi, le yoga, Manu ! Non ! Vraiment pas ! Balance ton zafu, prends tes chaussures de marche, pars dans les Pyrénées, fais le tour du lac Baïkal, bouge-toi, crapahute, rampe, cours, transpire, crache tes poumons, mouille ta chemise, tue-toi à l'effort mais surtout PAS DE YOGA POUR TOI (ni de méditation, évidemment!) Pas d'immobilité, pas de calme, pas d'inaction ! Fuis la quiétude. C'est précisément là que tu seras constamment assailli, bouffé, poursuivi, laminé par les affreux vritti (sales Érynies) qui ne te lâcheront pas. C'était mal barré ce stage comment déjà ? « Vipassana ». « Vipassana »… Je te sens le regard tellement aiguisé, si gentiment ironique, Manu, que je sais que ça ne va pas le faire. T'es pas dedans, Manu. T'es toujours à côté, sur ta petite chaise de plastique blanc ... Tu regardes les autres, tu analyses, tu notes dans ta tête parce qu'il y a ce prochain bouquin qui se profile… Tu sais, ton petit livre « souriant et subtil  sur le yoga » (comme si tu avais pu une seule seconde envisager d'écrire un livre « souriant ») Franchement, Manu, tu m'as fait rire, tellement rire. Je sais, ce n'est pas un livre drôle et pourtant, tu sais qu'il est drôle parce qu'entre toi et le yoga, c'est pas une fissure qu'il y a, c'est pas un interstice, un hiatus non, c'est un précipice, une crevasse, un abîme… Un truc béant qui à mon avis n'a rien arrangé de la galère que tu vivais. Et je pense qu'au fond de toi tu le sais, et c'est pas grave parce que t'as appris plein de trucs passionnants (c'est d'ailleurs très intéressant tout ce que tu nous racontes sur le yoga… très très...) et tu as rencontré des gens bien sages et d'autres un peu fracassés qui se sont dit qu'ils pourraient peut-être s'en tirer eux aussi avec ça…

Mais t'es pas sage Manu et tu ne le seras jamais.

En tout cas, j'ai ri quand tu as décrit l'arrivée des stagiaires, les postures de chacun... L'évocation de ton prof, Monsieur Ribotton... Et l'intérieur de tes narines… Je savais très bien que tu ne resterais pas deux secondes coincé à l'intérieur de tes narines. T'as autre chose à faire et dans le fond, tu t'en fous, hein, de l'intérieur de tes narines, comme de ta dernière chemise...

Oui, je sais, « prendre les choses comme elles sont ». C'est bien là le problème. T'en es pas capable. Autrement tu passerais pas ton temps à écrire ce que tu écris. Tu serais heureux. T'en prendrais ton parti. Et ça, tu peux pas. Et tant mieux. Parce que tu vois, c'est justement ce que j'aime chez toi, le fait que tu ne « coïncide» ni avec le monde ni avec la vie (encore moins avec le yoga). Non, t'es toujours spectateur, tu regardes, tu vois, tu observes, tu entends, tu notes, tu enregistres, tu collectionnes même un peu, hein ? T'es sans cesse en reportage. Tu tires du monde, des gens, des lieux la matière même dont tu nourris tes livres. Et tu gardes ça bien au chaud, dans un coin... Tu verras ce que tu en feras plus tard de toute cette matière. Tu dis que c'est difficile pour toi d' « expirer » et que limite si t'es pas un peu mal à l'aise de vouloir tout garder pour toi ? C'est normal que tu retiennes, Manu. Et tu retiens parce que tu as besoin de tout ce que tu as accumulé, amassé, thésaurisé. Tu te nourris des autres. De ce qu'ils sont. De leur vie. C'est certainement un peu lourd à porter. Et que tu le veuilles ou non, tu écris même quand tu n'écris pas. Si tu « coïncidais », tu ne pourrais plus écrire. Tu vivrais. Et c'est tout. Mais tu écris. Et c'est autre chose.

Je sais, c'est pas hyper confortable comme situation mais ça donne des textes comme les tiens, d'une humanité folle et d'une poésie insensée.

Cherche pas à « coïncider » Manu. Je sais, c'est pas forcément de tout repos. C'est même souvent bizarre d'être sur le vélo et de se regarder pédaler. Mais tes textes, ils sont sublimes.

Prends soin de toi.  




 

dimanche 18 octobre 2020

Histoires de la nuit de Laurent Mauvignier


Mauvignier m'a tuer...


Et plus précisément, sa première phrase, celle qui m'a empêchée de poursuivre ma lecture, celle qui m'a fait douter de l'auteur que j'aimais tant, celle qui m'a donné l'impression qu'il se foutait littéralement et littérairement de ma gueule. Insupportable, abjecte, abominable première phrase, espèce de vague pastiche difforme et laid d'un Claude Simon ou d'un quelconque Nouveau Romancier qui a fait son temps... Et que diriez-vous si Soulages se mettait à peindre à la façon des Impressionnistes ? Out le noir ! Remplacé par de jolies petites touches colorées … Ce serait mignon tout plein, hein ? Non mais je rêve : c'est Mauvignier qui nous fait ça ??? C'est Mauvignier qui se met à singer je ne sais qui ? Mais POURQUOI ? On lui demandait seulement de faire du Mauvignier et pas d'imiter ceux d'avant !

Et je l'attendais depuis si longtemps ce roman...

Non, je ne suis pas parvenue à dépasser cette horrible première phrase parce que j'ai eu le sentiment d'avoir été trahie, dupée, moquée. Alors, j'ai refermé le roman. TANT pis, j'attendrai que Mauvignier redevienne qui il est. Si je veux lire Claude Simon ou Robbe-Grillet, je sais où les trouver dans ma bibliothèque !

Mais je veux lire du Mauvignier.

C'est tout.

Et puis, tiens, comme je suis de très sale humeur, j'en profite pour dire que des romans sans écriture (je ne parle pas de « style », on ne sait même plus ce que ça veut dire...), j'en ai refermé plus d'un depuis septembre et que j'en ai MARRE des soi-disant « auteurs » qui ne savent pas écrire, des éditeurs qui ne font aucun tri, des prix littéraires qui récompensent n'importe quelle niaiserie, oui j'en ai ras-le-bol de tous ceux qui pensent que ce qui compte, c'est l'histoire avant tout, peu importe l'écriture. Eh bien non, ce n'est pas ça la littérature. Ce n'est pas « l'histoire »,  le « sujet », le « de quoi ça parle » mais le rythme des phrases, la fulgurance des images, l'harmonie des sonorités… Allez, je ne vous fais pas un dessin mais il y a comme une dimension esthétique là-dedans...

Je ne lis jamais les 4es de couverture : elles sont commerciales et ne me disent rien de l'écriture du roman... Non, je fais confiance à la première phrase, celle qui contient en germe toute la beauté du livre, celle qui ne sent pas l'atelier d'écriture ni le réchauffé, celle qui a la forme d'une promesse et non d'une tromperie…

Mauvignier, si tu m'entends...