Éditions Folio, Gallimard, n°10
★★★★★ (chef d'oeuvre)
Happée
par l'attrait de la nouveauté, j'en oublierais presque mes
classiques…
Et
pourtant… Je viens de me reprendre une claque, une belle claque
même, à la relecture de ce texte complètement fascinant de Camus.
Vous
ne l'avez jamais
lu ? Ah, très bien.
Est-ce
de
la philo ? Oui et non, allez, considérez-le plutôt comme un
« thriller » qui risque
de
vous piéger... à jamais. (J'adore
les effets 4e
de couv'!)
Imaginez…
Vous
êtes à
Amsterdam
dans un bar, vous aimeriez commander une boisson mais vous ne parlez
pas néerlandais.
Dommage pour vous. Un petit verre d'alcool vous aurait fait du bien.
Vous avez eu froid en longeant les canaux sous ce ciel gris. Par
chance, un inconnu vous adresse la parole : il est français, il
va vous servir d'interprète et commander à votre place le petit
alcool dont vous rêviez. Évidemment, comme il vous a rendu un
service non négligeable, vous allez devoir l'écouter. Il est
bavard, vous vous en rendez compte très vite. C'est un ancien
avocat. Il
cause bien, il est cultivé. Il
connaît la peinture et maîtrise
l'imparfait du subjonctif.
Finalement, la conversation que vous pensiez devoir subir se révèle
être délicieuse. D'autant
que l'alcool commence à faire son effet et que vous vous sentez
détendu...
Au
fait, il s'appelle Jean-Baptiste Clamence.
Il
a ce côté un peu mystérieux que vous aimez tant chez les gens et
vous serez content de le retrouver demain. On se sent toujours
soulagé de rencontrer un compatriote quand on est à l'étranger.
C'est tellement plus facile pour échanger…
Vous
n'avez pas toujours compris tout ce qu'il sous-entendait mais
comme
vous êtes poli et
assez réservé,
vous n'avez pas voulu poser trop de questions, mais quand même :
pourquoi a-t-il juré de ne plus passer sur un pont la nuit ?
C'est
étrange, non, comme déclaration ! De
quoi a-t-il peur ? Pour
quelle raison
ce rire qu'il a entendu un soir tandis qu'il franchissait
tranquillement le Pont
des Arts
l'a-t-il plongé dans une telle souffrance ?
A-t-il
quelque chose à se reprocher, un
poids qui pèserait
lourd sur sa conscience ? Et
puis, au fond, pourquoi
se confie-t-il comme cela à vous, vous
qu'il ne connaît ni d'Eve ni d'Adam ?
Vous
l'écoutez en toute confiance : il semble honnête et
droit. Il vous ressemble sur
certains points. C'est toujours plaisant de rencontrer quelqu'un dont
on se sent proche… Méfiez-vous quand même… La toile qu'il tisse
autour de vous est encore invisible, ses fils ne vous gênent pas aux
entournures mais sachez-le,
ça ne va pas durer.
Sauvez-vous !
Ne
vous fiez pas aux apparences… Jean-Baptiste
Clamence
vous conduira en enfer avant même que
vous ayez le temps de réagir...
Pris
au piège… au piège de la culpabilité...
Ah,
vous voyez,
quand je vous dis qu'on le tient, notre thriller ! Allez, trêve
de plaisanterie ! On est en 1956, quatre
ans avant sa mort : Camus,
mal à l'aise avec les idéologies, émet un doute quant aux
systèmes
qui ne respectent pas les droits de l'homme. Les intellectuels de
gauche, touchés dans leur marxisme, le mettent en quarantaine.
« L'enfer
est ici à vivre »
écrit Camus en septembre
52.
Il se sent jugé, lui qu'on surnomme « le
saint laïque »,
l'homme vertueux. Il est étiqueté.
Par
ailleurs, les années 55/56 voient un homme déchiré par les débuts
de la guerre d'Algérie : si Camus, devenu un intellectuel
parisien, souhaite l'indépendance de l'Algérie, il se sent trahir
les siens qui sont restés vivre là-bas.
C'est
donc un homme meurtri qui écrit La Chute et si Clamence n'est
pas Camus, il lui ressemble fort.
Clamence
s'est exilé, comme Camus. Il a choisi un lieu où le paysage lui
rappellerait constamment sa culpabilité : loin des terres
lumineuses, la brume épaisse
et « les
eaux pourries »
semblent
noyer
les êtres tandis que les cercles concentriques des canaux ne
manquent pas de rappeler l'enfer de Dante. Clamence est en pénitence.
Il a fauté. Je vous laisse découvrir quelles
sont les
fautes qui le hantent mais sachez que ce qu'il a compris, c'est que
nous sommes tous coupables. Il n'y a pas d'innocents. Coupable ?
Qui moi ? Oui, vous ! Mais de quoi ? De vous croire
juste « quelqu'un
de bien »
comme le dit la petite chanson. Comme on se sent bien quand on se
croit bon ! Clamence a compris que s'il aidait les aveugles
à traverser, s'il défendait les pauvres gens, s'il
cédait sa place dans le métro,
ce n'était pas pour eux mais pour LUI. Que faisons-nous juste pour
les autres ? Rien. Ou pas grand-chose. Quand
se sacrifie-t-on véritablement ? Jamais. Si, pour ses gosses,
donc pour soi.
On ne
fait que
pour SOI, pour
se donner bonne conscience,
pour l'image que l'on veut donner.
Vous voyez, on n'en sort pas.
Donc
nous sommes coupables. Voilà ce que clame Clamence. « La
modestie m'aidait à briller, l'humilité à vaincre et la vertu à
opprimer. »
Je vous ressers un verre ? Il est des vérités difficiles à
avaler…
Et
tandis que vous écoutez bien gentiment ce
comédien qui connaît parfaitement son rôle,
sachez qu'il est en train d'accomplir son plus grand crime (on
appelle ça une parole performative
car
elle
dit et fait en même temps) :
vous tendre un miroir, vous faire douter
(chuter!)
en vous faisant
prendre conscience qu'appartenant à l'humaine condition, vous
n'échappez pas à cette volonté de domination, de
pouvoir, à
la « vocation
des sommets ».
Quel
sens ont des mots comme amour ou amitié à ce compte-là ?
« L'homme
est ainsi, cher monsieur, il a deux faces : il ne peut pas aimer
sans s'aimer. »
Vous
êtes tombé dans le
piège de
sa « confession
calculée » :
je
tombe et vous entraîne dans ma chute. Oh, pardon, je vous ai fait
mal, un
petit croc-en-jambe, ce n'est rien, vous allez vous relever...
L'araignée
vous a traîné au centre de sa toile.
Vous n'êtes pas sa première victime, vous ne serez pas la dernière.
Clamence est un juge-pénitent : raconter inlassablement ses
fautes,
ressasser toujours et encore,
lui permet de les
expier
et en même temps, il fait
comprendre
à
tous
ceux qu'il rencontre -vous,
moi, les autres- qu'on est COMME
LUI.
« Il
faut donc commencer par étendre la condamnation à tous, sans
discrimination, afin de la délayer déjà. »
Et
puis, une fois qu'on s'est accusé, on peut s'offrir les
autres : « il
fallait s'accabler soi-même pour avoir le droit de juger les
autres. »
Vous
l'avez bien écouté ? Les
nuits sont longues dans le nord et « la
chute se produit à l'aube. »
Vous
repartez la conscience lourde. De son côté, il lui reste à
retourner au bar où avec un peu de chance, il aura encore le temps
d'en harponner un autre.
Bon,
finalement, la relecture des classiques, ça plombe un peu
l'ambiance… Avec la flotte qui tombe depuis six mois et les
vacances qui n'arrivent pas…
Tiens,
un petit tour à Amsterdam, ça vous dirait ?
cet article date, mais j'ai enfin l'impression de comprendre vraiment Clamence : je ne l'avais pas vu comme une araignée ... et en plus avec humour, génial !
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