Éditions de l'Olivier
traduit de l'hébreu par Valérie Zenatti
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
Après
la libération des camps, Theo Kornfeld, âgé de vingt ans, part sur
les routes, seul, sans ses compagnons de déportation. Il a passé
deux ans et demi dans le camp numéro 8, a vu mourir la plupart des
hommes de son baraquement. Il doit la vie à ceux qui l'ont aidé
tandis qu'il avait contracté le typhus. Maintenant, il rentre chez
lui, à Sternberg, en Autriche. Il doit marcher, veiller à ne pas se
perdre, ne pas revenir sur ses pas. Il plante des piquets çà et là
pour en être certain. Il admire le paysage éblouissant qui s'offre
à lui, s'arrête pour une contemplation volée à cette course
contre la montre. « L'immense plaine s'étendait dans toute
sa splendeur verte. Les ombres des bouleaux frémissaient sur le sol
en silence. Une douce lumière de fin d'après-midi régnait, tel un
cocon dans lequel l'on pouvait se blottir. » Sur le chemin,
où errent de nombreux déportés, il ne cesse de faire des
rencontres, notamment celle de Madeleine, survivante de la Shoah elle
aussi, qui fut secrètement amoureuse de Martin, le père de Theo.
C'est auprès de cette femme qu'il connaîtra peut-être un peu mieux
ce père libraire si mystérieux.
D'autres
déportés trouvent un sens à leur vie en distribuant du café et
des sandwichs à ceux qui ont souffert de la faim et de la soif
pendant plusieurs années. Offrir aux autres de quoi vivre, telle est
maintenant leur mission. Avec certains, il discute, s'interroge, se
dispute ou reste silencieux.
Et
puis, Theo dort, souvent. Il tombe d'épuisement sans même s'en
rendre compte et s'enfonce dans la profondeur des songes. Alors, il
retrouve le visage de sa mère, Yetti, une très belle femme
fantasque fascinée par la beauté des monastères chrétiens,
notamment celui de Sankt Peter où elle contemple pendant des heures
une icône de Jésus, oubliant momentanément son judaïsme. Elle
admire aussi la musique de Bach, préférant initier son fils aux
beautés du monde plutôt que de l'envoyer à l'école. « On
ne peut pas se permettre de rater une belle vision que l'instant nous
offre. » lui disait-elle souvent avant d'être déportée
elle aussi.
Les
personnages de Aharon Appelfeld évoluent entre veille et sommeil,
divagations et rêves et si l'on ne perçoit pas toujours au
premier abord le sens de leurs propos, tout laisse penser que ce
qu'ils disent est essentiel. D'ailleurs, ces êtres semblant évoluer
dans un monde onirique ont quelque chose de kafkaïen. Souvent rêve
et réalité se confondent et l'on passe de l'un à l'autre au détour
d'une phrase. C'est donc une traversée mystérieuse et énigmatique
qu'il nous est donné de faire aux côtés de Theo.
Ce
roman, à la fois poétique et philosophique, pose à travers les
interrogations du personnage principal les grandes questions qui ne
cessent de hanter le peuple juif : Pourquoi ? Quelle est
notre faute ? Peut-on témoigner sur les camps et si oui, de
quelle façon ? Ne vaut-il pas mieux se taire ? Faut-il
« rester groupés » ou partir, s'éloigner du groupe ?
Et si l'on s'éloigne, qui nous comprendra ? « Je ne
comprends pas pourquoi les gens se rassemblent de nouveau. Ils n'ont
pas appris la leçon ? » s'interroge Theo « Rester
ensemble, toujours ? Toujours avec ceux dont la souffrance ne
quitte pas le visage ? À
ressasser ce qui s'est passé ? À
accuser tantôt les autres, tantôt soi-même ? ».
Toutes
ces questions reviennent à l'esprit du jeune Theo, de façon
obsessionnelle, tandis qu'il progresse chaque jour un peu plus. Mais
que va-t-il trouver en rentrant ? Ses parents déportés
sont-ils encore vivants ? N'est-ce pas risqué de rentrer pour
s'apercevoir que l'on est seul, qu'ils sont tous morts là-bas ?
« Nous
devons accepter l'incompréhensible comme une part de nous-même…
L'incompréhensible est plus fort que nous. On doit l'accepter, comme
on accepte sa propre mort. » pense Madeleine. Terribles
paroles… Peuvent-elles soulager ? Je ne sais pas...
Des
jours d'une stupéfiante clarté a d'autant plus de force que
l'on sait qu'il est le dernier livre de l'auteur, mort le 7 janvier
2018 à l'âge de 85 ans. En 1941, il avait été déporté enfant
avec son père à la frontière ukrainienne dans un camp de travail
de Transnistrie dont il s'était échappé en 1942, seul, à l'âge
de dix ans. Il se cacha dans la forêt où il vécut pendant trois
ans en mangeant tout ce qu'il pouvait trouver, fut hébergé par une
prostituée et rejoignit une bande de voleurs de chevaux avant d'être
enrôlé comme cuisinier par l'Armée Rouge. Après moult
pérégrinations, il arrive en Palestine en 1946, à 13 ans. Il dira
de son enfance qu'elle fut horrible, atroce, tout en précisant :
« Je rends grâce à Dieu qu'ils n'aient pas pris l'enfant
qui est en moi. » Il apprendra l'hébreu et enseignera à
l'Université. Il retrouvera en 1957 son père en Israël. La
littérature sera au coeur des travaux de l'auteur. Il pensait en
effet qu'il était nécessaire de passer par la littérature pour
dire la vérité parce qu'autrement, on ne le croirait pas…
Stupéfiantes paroles.
Par
ailleurs, la littérature lui permettait de combler les blancs et de
lutter contre l'oubli. « Je n'écris pas des livres,
j'écris la saga du peuple juif. » Un livre, toujours le
même, comment peut-il en être autrement ?
Dans
ce très beau roman testamentaire, dont l'écriture n'a de simplicité
que les apparences, Theo semble être un double de l'auteur, porteur
de ses doutes, de ses angoisses, du sentiment d'absurdité qui
l'habite, un être pleurant la perte de la mère, amour absolu, dont
il a été violemment privé.
Son
personnage aura-t-il plus de chance que lui en retrouvant à la
maison une mère et un père se tenant sur le seuil pour
l'accueillir et l'aimer ?
Quoi
qu'il en soit, dorénavant, comme le dit un rescapé du désastre :
« Malgré
ce que nous avons éprouvé dans notre chair, nous nous battrons pour
garder l'esprit lucide et la foi
dans le bien. Et malgré la mort cruelle qui a voulu nous arracher
nos parents et grands-parents, nous continuerons de vivre avec eux.
Nous avons abattu la séparation entre la vie et la mort. »
Peut-être
le
songe
est-il le
seul espace possible où
les vivants et
les morts
se
retrouvent et s'aiment…
Puissent-ils
être heureux et
rattraper un peu le temps perdu...
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