Éditions J.C Lattès
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
Après
Les Gens dans l'enveloppe,
Isabelle Monnin nous propose la chronique d'une génération, celle
des gens nés dans les années soixante-dix. Si c'est votre cas,
alors, vous allez vivre l'expérience un peu étrange de la petite
madeleine de Proust ou du « Je me souviens » de
Perec. Ça n'a l'air de rien comme ça, on s'amuse même au début de
tous ces petits détails enfouis dans notre mémoire et qui remontent
soudain à la surface mais vous verrez, vous n'allez pas ressortir de
là indemnes...
Le
travail d'Isabelle Monnin s'apparente à un travail de géologue :
elle montre les différentes strates constituant un individu et qui
sont les marques, les traces des événements intimes ou collectifs
que l'on a vécus, à l'origine même de ce que nous sommes devenus.
Ainsi, le roman met en évidence la façon dont une génération se
constitue.
Alors,
cette petite plongée dans le passé qui va peut-être vous amuser au
départ va vite (en tout cas, moi, je l'ai vécu comme ça) se
transformer en une grosse boule, mélange de nostalgie, d'angoisse du
temps qui passe et prise de conscience - et là, c'est peut-être le
pire - de ce que sont devenus notre monde et ce qu'on imaginait pour
lui. Amer bilan s'il en est !
Née
en province dans un milieu enseignant de gauche, la narratrice évoque
à la fois ses années d'enfance avec une sœur dont elle est très
proche mais aussi les espaces publics (village, collège) et l'espace
privé (la maison des parents, celle des grands-parents paternels)
qui ont été les siens.
Ces
deux espaces se démultiplient en une série de sous-espaces :
le supermarché, les HLM, la salle des fêtes, le car scolaire qui
mène au collège avec sa propre géographie interne (les places du
fond pour les « crâneurs et les filles à la mode »
et celles de devant pour les sixièmes), les bancs de la cour, et,
pour l'espace privé : chambre, salle à manger/TV d'où
surgissent Michel Drucker (qui traversera tout le livre et tout cet
espace-temps générationnel, toujours là, quoi qu'il arrive), Des
chiffres et des lettres (ça existe encore, non?), Renaud qui
deviendra l'idole de la narratrice et de sa sœur (lui aussi est
encore debout !) et L'Heure de vérité avec Le Pen.
Et
puis, il y a les détails, les objets, ceux que l'on trouve encore
quand on traîne dans les braderies et qui nous ramènent à une
époque oubliée : Pif Gadget, les sous-pulls en nylon, les 45
tours, le mange-disque (le mien était évidemment orange et comme
recouvert de feutrine : c'est ma grand-mère qui me l'avait
acheté avenue de la République à Montgeron et le vendeur m'avait
offert, je crois, un disque de Patrick Juvet), les walkmans, les sacs
US crayonnés de partout, les rochers Suchard (oui, je sais, ça
existe encore, mais on n'en mange plus !) les sweats bicolores
manches chauve-souris (ne faites pas comme si vous aviez oublié…
J'en avais un rouge et jaune...), les correspondantes (dites corres')
chez qui on allait sans les connaître (horrible souvenir de Linda ma
corres' anglaise, tout ce que je détestais, on ne s'était pas parlé
de la semaine malgré les efforts démesurés de sa mère - un séjour
linguistique réussi !), les longs voyages sans ceinture (je me
souviens de nous trois dans la Peugeot, départ pour le sud à cinq
heures du mat, allongés à l'arrière dans tous les sens, on
crevait de chaud, sur le toit les valises dépassaient la hauteur
réglementaire et les gens, amusés, nous regardaient passer…), un
peu plus tard, il y aura le minitel, les TGV orange...
Et
les titres de chansons : « Chacun fait c'qui lui plaît »,
« Let's dance », « Gaby oh Gaby », « Still
loving you »… Ça vous rappelle quelque chose ?
Bienvenue au club !
En
traversant les époques, la narratrice fait resurgir ce qui l'a
construite : « je suis tous mes événements »,
décrit ce monde qui a fait ce qu'elle est devenue, ces événements,
ou non- événements d'ailleurs, s'amalgamant, s'agrégeant pour
former une espèce de tout qui la constitue, la construit, la
définit, la détermine aussi.
Nous
sommes ainsi chacun une époque, une quantité infinie de micro et de
macro événements personnels et collectifs qui nous constituent et
nos pensées sont aussi celles de notre époque, elles sont marquées
par son empreinte, elles sont, qu'on le veuille ou non, comme
échappées d'un moule dont elles garderont la forme à jamais. Cela
paraît évident mais c'est toujours un peu étrange de se dire que,
finalement, nous ne sommes que le produit d'un monde, d'événements
qui nous ont façonnés et définis. Où est la liberté là-dedans ?
J'ai bien peur qu'il n'y en ait guère… « Je me demande
par quels chemins l'époque, ce bain chronologique dans lequel le
hasard m'a fait tremper, a infusé mon intimité, de quelles glaises
elle aura modelé mon existence. Les événements paraissent résonner
au loin, leurs échos font pourtant trembler nos murs »,
« Tout est mélangé, contradictoire, entortillé des
milliards de molécules qui constituent un individu, baigné des
courants de l'époque, d'un terroir, d'une famille, imprégné des
événements, leur otage on pourrait dire tant il dépend d'eux
longtemps après avoir cru y échapper. Approcher la vérité des
êtres c'est explorer les strates géologiques qui les constituent.
Il y a des dépôts de sédiments, des plis, des bosses et des creux,
des alluvions et des fossiles, les traces de l'eau et des chocs. Les
couches profondes sont épaisses et granitiques, elles soutiennent
l'édifice. Mais leur épaisseur ne dit rien de leur importance.
N'est-ce pas la fine pellicule de terre, là ou ces quelques cailloux
polis, ici, qui font la personne ? On lirait dans les hommes
comme dans le flanc d'une montagne, si on savait. »
Après
l'enfance, la narratrice évoque l'adolescence et l'âge adulte, les
gens aimés que l'on perd, les certitudes qui s'étiolent et
disparaissent, le monde qui se complexifie de façon effrayante et
qui ne nous permet plus de savoir qui l'on est.
Autant
le dire, ce livre, qui est l'histoire de mon époque et donc de ce
que je suis, m'a évidemment beaucoup touchée, je me suis retrouvée
dans ses mots, dans ses interrogations, dans ses peurs.
Je
ressors un peu secouée de ce flash-back, de cette plongée dans le
passé, de toutes ces images qui sont réapparues alors que je les
avais presque oubliées et de cette prise de conscience soudaine que
oui, les autres sont passés par les mêmes chemins ou par des routes
parfois un peu différentes mais qui, au fond, étaient bordées des
mêmes paysages et arrosées de la même eau de pluie.
Je
me suis complètement retrouvée dans les interrogations de la
narratrice sur le monde actuel : comment nous définir, nous,
qui n'appartenons ni à un parti politique, ni à une religion ni à
un courant de pensée, nous qui n'avons ni terres, ni biens, juste
nos philosophes des Lumières auxquels nous nous accrochons comme à
une bouée de sauvetage en tentant de garder tant bien que mal la
tête hors de l'eau ?
« -
Qu'est-ce qu'on est, nous ? (demande
le fils de la narratrice)
-
Que veux-tu dire ?
-
Ben à l'école il y a des juifs et aussi des chrétiens et des
musulmans. Nous, qu'est-ce qu'on est ?
-
Euh.
-
Qu'est-ce qu'on est ?
-
Nous ? On n'est rien. »
Alors
voilà, je ne suis rien, nous ne sommes rien, nous allons, nous qui
ne croyons qu'à l'esprit de tolérance, au respect des droits de
l'homme, à de vagues notions telles que la liberté, l'égalité,
nous qui refusons le racisme, la violence, la tyrannie, nous ne
sommes rien, avec nos petites valeurs de rien du tout…
Eh
bien tant pis, nous irons comme ça, jusqu'au bout, sur le chemin de
notre vie, avec nos petites idées. Dans quelques générations, on
dira que nous étions fous ou presque.
Pas
grave, on ne sera plus là pour se faire insulter…
À
Véro, Sandrine, Annie, Voltaire et Claude François...
J'ai lu avec beaucoup de plaisir et d'émotion son précédent livre " Les gens dans l'enveloppe ". Idée très originale d'inventer la vie d'inconnus à partir de photos achetées sur Internet et de rechercher ensuite ces gens afin de comparer les vies : l'imaginaire et la vraie ! Et très étonnant de constater qu'on avait presque tout bon ! A l'époque, je me repassais en boucle le CD de chansons qui accompagne le livre ( une manière de rester dans l'ambiance ) ce qui avait le don d'agacer mon entourage : bien compréhensible puisqu'ils n'avaient pas lu le livre...
RépondreSupprimerBelle critique, je tenterais bien ce flash-back aussi ;-)
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