Éditions Flammarion
✦✦✦✦✦ (J'ai ADORÉ +++)
Naïma
ne va pas bien et son mal vient d'un silence, de mots qui n'ont pas
été prononcés et que l'on a tus parce qu'ils faisaient mal. Les
dire aurait été remuer le couteau dans une plaie encore à vif.
Mais Naïma ne peut se construire sur du vide, elle a besoin de
remplir cet espace vacant qui lui donne le vertige et la nausée.
Elle veut savoir. Elle veut connaître le passé de son grand-père,
en Algérie, elle, la petite-fille de harki (comme Alice Zeniter).
Un
jour, elle a pris conscience soudain qu'elle avait tout simplement
oublié d'où elle venait : « Quand on est réduit à
chercher sur Wikipédia des renseignements sur un pays dont on est
censé être originaire, c'est peut-être qu'il y a un problème. »
Naïma,
tout comme la romancière dont on entend la voix au début de
l'oeuvre, n'a pas tout oublié, elle a des images en tête, des
bribes un peu confuses, mais il va lui falloir les lier, les
rassembler, combler les vides de l'histoire par des recherches puis
par la fiction : il faut cimenter ce qui s'écroulera comme un
château de sable et disparaîtra si l'écrivain ne prend pas sa
petite truelle pour se mettre au travail.
« C'est
pour cela que cette partie de l'histoire, pour Naïma comme pour moi,
ressemble à une série d'images un peu vieillottes… entrecoupées
de proverbes, comme des vignettes cadeaux de l'Algérie
qu'un vieil homme aurait cachées ça et là dans ses rares
discours, que ses enfants auraient répétées en
modifiant quelques mots… C'est pour cela aussi que la fiction tout
comme les recherches sont nécessaires parce qu'elles sont tout ce
qui reste pour combler les silences transmis entre les vignettes
d'une génération à l'autre. »
L'Art
de perdre, autant le dire tout de suite, est certainement le
livre majeur de cette rentrée littéraire, l'histoire d'une famille
sur trois générations : on découvre tout d'abord une figure
inoubliable, le grand-père Ali, riche et fier propriétaire terrien
de Kabylie, régnant sur ses oliviers et sa production d'huile. Ali a
tout : de l'argent, des terres, une femme, une famille, des amis
et bientôt son premier enfant, Hamid. Oui, il a tout, il aime son
pays et ne le quitterait pour rien au monde. Or, l'Histoire, avec
sa
grande hache, comme
disait Perec, va le pousser dans les bras du malheur.
Ali va perdre. Pas tout mais beaucoup. Une vraie tragédie.
On
est en 1954, les indépendantistes du F.L.N vont à la rencontre des
populations dans les villages, font leurs démonstrations de force,
impressionnent et expliquent qu'il faut être libre, indépendant,
qu'un peuple ne peut en assujettir un autre.
Ceux
qui ont combattu pour la France, les harkis, doivent renoncer à leur
pension, sinon… mais Ali ne veut renoncer à rien, il a fait en
1944 la bataille de Monte Cassino, en est revenu décoré, aurait pu
y rester comme tant d'autres : sa pension, il la mérite !
Mais les assassinats se multiplient et la violence le fera reculer à
contrecoeur. Il doit protéger sa famille et il finira par partir,
par tout quitter.
1962.
Le
bateau, la
France : les camps de
transit entourés de barbelés : Rivesaltes puis Jouques,
le
froid, la faim,
des conditions de vie plus que précaires, un déracinement complet,
le sentiment d'être complètement étranger au monde dans lequel on
vit, perdu,
avec
sur le dos
une veste lourde de médailles. Mais
aucune marque de reconnaissance de la part de l'État
français.
Rejeté
de l'un et de l'autre côté de la Méditerranée, considéré comme
un traître
là-bas et un fardeau ici.
Terrible
et émouvant portrait d'un homme blessé, déclassé, dépossédé,
réduit à néant.
« L'Algérie
les appellera des rats. Des traîtres. Des chiens. Des apostats. Des
bandits. Des impurs. La France ne les appellera pas, ou si peu. La
France se coud la bouche en entourant de barbelés les camps
d'accueil. »
Un
homme, Ali,
qui va peu à peu perdre de sa superbe et s'effacer, laisser une page
blanche sur laquelle ses enfants écriront leur
histoire. J'ai lu dans une interview d'Alice Zeniter que, finalement,
elle connaissait mieux « la
fiction du personnage d'Ali que la vérité de son grand-père. »,
j'ai trouvé ces mots très forts et
très parlants.
Puis
la Normandie (la
mienne puisque
je vis entre Flers et Alençon...),
l'appartement HLM étriqué à Flers, l'usine, la langue que l'on ne
comprend pas - ce qui signifie que l'on ne maîtrise rien.
Effectivement, Ali n'est plus rien. C'est son fils aîné Hamid qui
l'aide pour les papiers, Hamid, brillant élève qui apprend le
français très rapidement à l'école, qui va au lycée, intègre
les codes,
s'intéresse à l'Histoire, à la sociologie et à la politique.
Hamid n'a pas sur les choses le regard de son père, il est bien
persuadé qu'un peuple doit se battre pour être libre. Il
rencontrera Clarisse la dijonnaise qui deviendra la mère de quatre
filles
dont
Naïma.
C'est
bien la première fois que je lis avec autant de plaisir et de
passion un livre sur la Guerre d'Algérie, la décolonisation, les
harkis, le déracinement, les problèmes d'intégration. J'ai appris
énormément. Et pourtant, j'aurais pu (dû) en savoir plus mais mon
père ne m'a jamais parlé de cette période qu'il a vécue puisqu'il
est allé là-bas, en Algérie (où ? je ne sais même pas!)
faire son service militaire, « faire l'Algérie »
comme on dit. Que s'est-il passé précisément ? Comment a-t-il
vécu ces événements ? Silence. Je n'en saurai jamais rien.
Le
livre d'Alice Zeniter m'a beaucoup, beaucoup touchée, ses
personnages semblent incarnés : on les sent, on les voit, on
vit, on partage leurs émotions, leurs souffrances, leur détresse.
Ils sont extrêmement attachants, si humains, si sensibles.
J'ai
pu saisir les terribles conflits de générations, l'impossibilité
pour le père et le fils de se comprendre vraiment car, au fond,
aucun des deux n'a vécu la même Histoire et donc logiquement, ils
ne peuvent avoir la même perception des choses. Tout est une
question de perspective, de point de vue. Et malgré tout, au-delà
de tout ça, on sent que domine l'amour et c'est magnifique.
Superbe
scène par exemple (elles sont nombreuses et si touchantes !) où
pour la première fois, Hamid présente Clarisse à ses parents
(celle où Clarisse présente Hamid à sa famille est aussi une vraie
scène d'anthologie), peu de temps après une dispute violente avec
son père. Yema, la mère, qui voit pour la première fois Clarisse
lui dit en la serrant dans ses bras : (elle ne connaît que
quelques mots de français : « Bonjour bonjour, comme
tu as grandi ». Ali arrive volontairement en retard (on
l'imagine fou d'impatience, s'obligeant à ne pas forcer le pas),
regarde à peine ce fils qu'il adore, quitte la table rapidement
(alors qu'il n'a qu'une envie : l'embrasser) et lui lance un
« c'est bien que tu sois passé » faussement
désinvolte. Et par ces mots, Hamid comprend qu'il est pardonné.
Je
repense à la scène où Clarisse essaie de faire comprendre à Hamid
qu'il doit parler, lui raconter son passé, elle lui dit
soudain : « Je ne peux pas vivre avec toi si tu
vis tout seul », alors, il parle, vidant tout d'un trait,
la mettant en garde à l'avance : attention mon histoire manque
de chameaux.
Et
puis Naïma, héritière de ce passé encombrant, tentant de trouver
une place et une identité dans une France où elle craint à la fois
de mourir dans un attentat et d'être assimilée à ceux qui les
commettent. Un coup de coeur particulier pour la scène où elle lit
dans le dictionnaire : « harki, n. et adj. :
Membre de la famille d'un harki ou descendant d'un harki. » -
Non, dit-elle au dictionnaire. C'est hors de question. »
Comment, en effet, peut-elle accepter cette identité de « harki »
qui ne la concerne pas, qu'a-t-elle à voir avec cette histoire, elle
qui n'a jamais mis un pied en Algérie ? Non, Naïma veut
construire librement son identité et refuse qu'on lui colle sur le
front des mots qui n'ont aucun sens pour elle.
Un
immense coup de coeur donc pour ce roman dont la puissance vient
aussi de cette absence de parti pris (très émouvante scène à
Paris où Ali est allé rencontrer Mohand un ancien maquisard du
F.L.N : finalement, désabusés l'un et l'autre, ils comprennent
que d'une certaine façon, ils ont tous les deux perdu), un livre
plein d'émotions, de tendresse et d'humour aussi, qui met en scène
des hommes et des femmes qui ont souffert et souffrent encore, qui
cherchent leur place dans une société complexe, toujours en
mouvement,veulent choisir librement leur identité, et qui se
trouvent emportés bien souvent malgré eux par la tourmente des
événements…
Un
livre MAGNIFIQUE ! Le prochain Goncourt ?
Inutile
de vous dire que je ne passe plus devant les immeubles du Pont-Féron
de Flers sans penser à la famille d'Ali et de Yema…
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