Éditions Mercure de France
★★★★☆(J'ai beaucoup aimé)
Lorsque
Bérénice retourne travailler dans sa boîte de com' après son congé
mater, on la prévient : elle n'a plus à s'occuper des prezzes,
les Présentations en interne des Cahiers documentaires qu'elle rédigeait.
C'est une autre fille, celle qui l'a remplacée en son absence, qui
s'en charge désormais. Bérénice ose à peine s'avouer qu'elle se
sent soulagée: les comptes rendus à l'oral, ça n'est pas pour
elle.
Clara,
sa copine, adjointe de la DRH, ne voit pas du tout les choses de la
même façon et tente de la faire réagir : « ton job a
été amputé », « ton problème, c'est que tu es
trop peu VISIBLE », « il y a celles qui prennent
la lumière et celles qui sont périphérisées »,
« placardisées » et « tu risques
de bientôt en faire partie » lui assène
brutalement Clara pour lui ouvrir les yeux . Il faut selon elle
« comprendre le concept de soi comme marque » (je
vous jure, ça existe, ça s'appelle le personal branding -
1. quand je vous dis qu'on touche le fond... - 2. plus je vieillis,
plus je me dis que le monde de l'entreprise n'était VRAIMENT pas
fait pour moi !), donc, il faut : parler de soi, se
répandre partout sur la toile, les réseaux sociaux, se vendre, se
montrer, « occuper l'espace », raconter son
accouchement sur Facebook, son amour pour l'opéra baroque et les
éclairs au chocolat, attendre fébrilement les like, les
espérer nombreux et enfin seulement, EXISTER, être VIVANT ! Une
société où le paraître a supplanté l'être et où l'image est le
maître mot...
Mais
le problème, c'est que Bérénice est d'une autre époque, d'un
temps où « la pudeur pouvait être une qualité ».
Tiens, c'est vrai, le mot « pudeur » semble maintenant
complètement désuet, je ne sais même pas si mes élèves en
connaissent le sens et savent qu'à une époque, on évitait de
parler de soi – il faudra que je vérifie dès demain… Je sens
que lorsque je vais leur expliquer le sens de ce mot, ils vont ouvrir
de grands yeux et me rire au nez !
« On
pourrait raconter ta vie d'adulte, amoureuse comme professionnelle,
par tes retraits, effacements, défections, seconds rôles, planques
derrière les arbres, choix par défaut qu'ensuite tu ne cherches
plus à remettre en cause ... N'en as-tu pas
assez ? » lui demande cette petite voix qui tente de
la réveiller...
Pour
exister maintenant, et notamment dans le monde de l'entreprise, il
faut se placer au devant de la scène, être visible, sous les feux des
projecteurs. Alors, quand Bérénice se voit proposer un stage pour
« faire entendre sa voix », elle s'inscrit et
écoute, de loin au début, Guillaume, le formateur.
L'histoire
de Bérénice est celle d'une femme effacée, d'une
« invisible » : « c'est BBD, la Belle
au bois dormant... Bérénice Barbaret Duchamp, trente-trois ans,
cadre moyenne, mariée, un nourrisson, flottant depuis
près de vingt ans dans un sommeil singulier. », une femme
que l'éducation, la société, la vie ont gommée lentement : « Tu
es issue d'une procession de femmes pour qui s'effacer est devenu une
activité, surjouant leur faiblesse, je ne sais rien faire, je ne
comprends rien, je suis si vite perdue... ». C'est vrai, on
a vite fait inconsciemment d'endosser le costume que la société
nous tend, de penser que rien ne peut être autrement puisque c'est
comme ça depuis la nuit des temps, on a vite fait de se taire, de
renoncer, de faire comme si ce n'était pas pour nous parce que nous,
on ne peut pas (on est moins fortes physiquement), on ne sait pas (on
est moins fortes intellectuellement), on n'a pas l'habitude (on ne
l'a jamais fait). Et puis, pas la peine de discuter, les choses
importantes se règlent entre hommes. Alors, pour se faire entendre,
il faut faire du bruit, taper du pied, griffer, mordre : pour
certaines, c'est envisageable, pour les autres, juste pas possible
comme on dit maintenant, alors, c'est l'engloutissement, ciao, pas
vue, pas retenue, oubliettes… Pas facile d'exister dans ce monde de
brutes !
J'ai
beaucoup aimé ce roman, l'histoire d'un éveil, celui d'une femme
qui n'aime pas la lumière mais qui va petit à petit venir au monde,
y prendre sa place et vivre, c'est l'histoire d'une renaissance et
d'un retour à la vie.
L'auteur
a choisi d'écrire à la deuxième personne, et ce « tu »
m'a fait penser au « tu » de Sarraute dans Enfance
: c'est un pronom (la petite voix bien enfouie de sa
conscience?) qui réveille, qui appelle doucement « tu
m'entends ? », qui ramène
progressivement à la vie et j'ai trouvé ce choix d'écriture
particulièrement judicieux. En même temps, il était impossible à
la narratrice de dire « je » puisque d'une certaine
façon, au début, elle n'existe pas...
Un
très beau texte tout en nuances qui exprime une double violence :
celle d'une société où la femme occupe bien souvent la place que
les hommes lui assignent et où il faut à tout prix se vendre pour
exister. Pour celles qui n'aiment ni l'ombre ni les projecteurs, pas
facile de trouver sa place !
Coup de coeur pour moi ! Et une chouette rencontre avec l'auteure via les 68 premières fois :-)
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