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vendredi 26 octobre 2018

La Mort selon Turner de Tim Willocks


Éditions Sonatine
★★★★★ (PUR ET DUR !)

41° à l'ombre, ça vous dit ? Alors départ pour l'Afrique du Sud où une pauvre gamine des rues de Nyanga, township du Cap (Afrique du Sud), vient d'être renversée par une grosse voiture, un Range Rover rouge, modèle pas très courant dans le coin ! Le gars très alcoolisé qui la conduit, Dirk, ne s'est même pas rendu compte qu'elle était au sol et qu'il lui fallait des soins de toute urgence. Non, lui n'a rien vu… En revanche, on ne peut pas tout à fait dire la même chose des autres types présents dans les voitures : Jason, Mark, Chris, Hennie, Simon. Certains d'entre eux ont vu mais préfèrent se taire car le chauffeur est le fils d'une richissime femme d'affaires du Cap-Nord, une certaine Margot Le Roux et elle ne supportera certainement pas que l'on compromette l'avenir de son fils chéri qui s'apprête à embrasser le métier d'avocat. Cette femme a tous les pouvoirs, elle fait peur. Alors, les compagnons de beuverie préfèrent se taire… Avec un peu de chance, le fils de Margot Le Roux aura tout oublié le lendemain (la gnôle à soixante degrés, c'est efficace!) et puis, il faut bien le dire, une fille des rues, malade et dénutrie, zonant dans « la capitale du meurtre du continent », tout le monde s'en fout… elle peut bien crever ! On ne va pas remettre en cause la carrière d'un futur avocat pour une pauvre fille qui n'avait qu'à ne pas fouiller les poubelles à ce moment-là !
Oui mais… c'est sans compter sur l'arrivée d'un certain Turner, flic noir de la Crim, pro des arts martiaux et des armes à feu, qui ne va absolument RIEN laisser passer et qui décide de se rendre sur place et d'affronter celle que tout le monde craint : la fameuse Margot Le Roux. Et cette dernière fera TOUT pour empêcher l'inculpation de son fils. Elle a de l'argent donc du pouvoir. « Vous savez bien que personne n'ira en prison pour ça » souffle Mokoena, le flic local, lucide sur les magouilles qui régissent le pays. Et puis, cette Margot a sauvé la région de la faillite en découvrant dans le sol des traces de minerai de manganèse. Elle a fait creuser des mines et a sorti toute cette province de la mort économique. Elle a fait bâtir une école, des maisons, elle a créé des centaines d'emplois. « Ce sont des gens bien » ajoute Mokoena pour tenter de convaincre Turner de lâcher cette affaire qui n'aura de toute façon aucune issue. Cette femme, c'est une reine ici. Tous lui obéissent et sont à ses pieds.
Tous sauf Turner.
L'affrontement va être terrible.
Alors là, je vous le dis tout net, on se retrouve dans la pire des tragédies : dans ce monde où la corruption règne, Turner a une très très haute idée de la justice. C'est sa conscience qui le mène. Et autre chose peut-être... Il ne pliera pas, ne fera aucune concession et n'écoutera que lui-même et son intime conviction. Il se mettra en tête d'arrêter le meurtrier coûte que coûte pour les quatre chefs d'accusation suivants : homicide involontaire, conduite en état d'ivresse, délit de fuite, non-assistance à personne en danger. Pas un de plus, pas un de moins. La justice. C'est tout ce qu'il veut. Il ne lâchera rien. Absolument RIEN. Mais à quel prix ? On dit parfois que le mieux est l'ennemi du bien…
Terrible ! Je vous préviens : cette confrontation entre deux clans déterminés prêts à regarder la mort en face sans aucune crainte et dans un lieu quasi désertique - on est aux portes du désert du Kalahari - qui ressemble à l'enfer est TERRIBLE et mes mots sont faibles ! Il faut même parfois avoir l'estomac bien accroché (certaines scènes sont quasi insoutenables...) ! Quelle force, quelle violence, quelle puissance narrative ! Impressionnant ! Les analyses psychologiques des personnages sont telles que l'on comprend presque les raisons de chacun.
Comme je vous le disais, c'est digne des grandes tragédies grecques et des plus grands westerns.
Avec une écriture coup de poing et un rythme haletant…

Du bon, du très bon même !



jeudi 25 octobre 2018

Rencontre avec Maylis de Kerangal à la librairie Le brouillon de culture de Caen (23/10/18)

       


Chose promise, chose due : voici un retour sur la rencontre avec Maylis de Kerangal à la librairie Le brouillon de culture de Caen, sous forme… d'abécédaire… (à trous!) Je vous propose de lire les mots de l'auteure...

A comme adolescence : Un monde à portée de main est un roman de sortie de l'adolescence et de passage vers l'âge adulte, l'entrée dans le monde du travail. L'école de Bruxelles est une espèce de sas initiatique. Paula, Jonas et Kate vont être initiés. L'adolescence n'est pas une période facile car il faut apprendre à se « faire une vie ».

C comme copiste : Le copiste doit être « traversé par son modèle », c'est un travail « d'incorporation » du modèle.
En copiant une grotte ornée, le copiste annule d'une certaine façon le temps qui le sépare du paléolithique, en refaisant le geste précis de l'homme préhistorique. C'est un geste qui abolit le temps.
D'ailleurs, sans même parler d'une période aussi éloignée, quand Paula peint, elle a accès à son passé, à des souvenirs, des scènes de son enfance, à ce qu'il y a de plus profond en elle.

D comme documents : Mon travail a une pente documentaire assez forte. Je vais vers des mondes qui me sont totalement inconnus, il faut donc que je découvre d'autres pratiques, d'autres langues, d'autres cultures. Je dois m'initier à ces mondes. Je lis beaucoup et je me déplace pour rencontrer les gens. J'ai besoin de les entendre parler de leur métier.
Je ne mène pas mes recherches avant d'écrire. Elles nourrissent mon écriture, l'accompagnent. Écriture et recherches s'entremêlent..

E comme école : L'école de la rue du Métal (elle existe vraiment, c'est l'école Van Der Kelen, 30 rue du Métal à Bruxelles) : on y apprend, sur une période de 6 mois, d'octobre à mars, les règles, les canons qui permettent de copier les marbres, les bois ou les matières animales autrement dit, le minéral, le végétal, l'animal… Avec cela, Paula, Jonas et Kate vont pouvoir « habiter le monde », une fois le « sas » de l'école traversé…
(Marie-Laure : n'hésitez pas à aller faire un tour sur le site internet de cette école : c'est fascinant!!!)

F comme faux : A Lascaux IV, il faut créer un faux qui soit assez vrai pour donner l' « expérience » de cette cavité, une forme de faux qui doit restituer un lieu dénaturé, un lieu qui n'existe plus, d'une certaine façon, tel qu' il a été découvert en septembre 1940.

L comme Lascaux : Copier une grotte, c'est tenter de remonter vers un passé auquel on n'a pas accès. Paula devient donc une copiste sans modèle, ce qui est une entreprise difficile.
Il faut savoir que sur des chantiers comme Lascaux IV travaillent ensemble des hommes et des femmes qui viennent de mondes très différents : des peintres, des sculpteurs, des scénographes, des infographistes... (pour la partie « artistique) et des préhistoriens, des géologues… (pour la partie « scientifique ») et tous ces gens-là doivent oeuvrer ensemble, entrer en collusion (et en collision!) On a deux mondes assez opposés qui cohabitent dans un espace clos.

M comme mots : Je nourris mon imagination de mes recherches. J'utilise les lexiques techniques ou professionnels qui deviennent de véritables « matériaux poétiques », ne serait-ce que par leurs sonorités. Ils sont des ingrédients poétiques. Si je n'utilise pas le mot précis, j'ai le sentiment d'une perte. Le mot est comme une capsule de précision qui ravive l'imagination.

N comme nom : J'aime que les noms de mes personnages soient porteurs de sens. Paula Karst : elle porte le nom de ces massifs calcaires dans lesquels l'eau a creusé des cavités, des grottes.
Au fond, elle est elle-même pleine de grottes ornées, de galeries qu'elle va devoir explorer pour apprendre à savoir qui elle est.

P comme Préhistoire : Au départ, après Naissance d'un pont, je voulais écrire sur la Préhistoire. Je connais bien la grotte Chauvet et Lascaux à Montignac. Je porte ça en moi depuis longtemps.

R comme « Réparer les vivants » : Je sens que je n'ai pas fini de creuser ce sujet, ce qui se passe dans ce geste incroyable du don de soi, de ce que l'on a de plus privé.
Ce roman continue son chemin. Le film a été projeté aux étudiants en médecine de Caen. C'est le milieu scientifique qui « l'exploite » maintenant pour susciter le débat auprès des étudiants ou les faire réfléchir...

T comme traducteur : Question d'un participant : « les traducteurs de votre œuvre en sont-ils des copistes ? » Réponse de l'auteure : non, il faut toujours adapter. Dans certains pays, le titre même a dû être modifié. Il faut « incorporer » l'oeuvre pour bien la traduire. Je ne peux moi-même pas toujours « contrôler » la traduction surtout lorsqu'elle est rédigée en caractères asiatiques !

T (bis) comme trompe-l'oeil : Le monde du trompe-l'oeil est le monde de l'illusion, comme le roman, une forme de faux auquel on croit et qui donne accès à la vérité.

Bon, évidemment, je suis loin de restituer tout ce qui a été dit et surtout la façon dont cette rencontre a été vécue par chacun des participants. Vous n'avez, hélas, ni la voix, ni le sourire ni le regard de Maylis de Kerangal, sans même parler de sa gentillesse, sa douceur, sa générosité, toute l'attention qu'elle sait porter au monde qui l'entoure et, il faut bien l'avouer, je suis une bien pauvre copiste ! Alors, si elle « passe » pas loin de chez vous, SURTOUT, ne la ratez pas !


Un immense merci à la librairie Le brouillon de culture d'avoir organisé une si belle rencontre et un très grand merci à Maylis de Kérangal d'avoir pris le temps de venir nous rencontrer pour nous parler de ses textes et de son travail d'écriture. C'était vraiment fabuleux...

      

samedi 20 octobre 2018

La robe blanche de Nathalie Léger


 Éditions P.O.L
★★★★★ (magnifique!)

C'est un petit livre qui renferme un grand texte et les très grands textes, il n'est pas toujours facile d'en parler tellement l'on a peur d'abîmer ce qui a été exprimé avec tant de nuances et de précision. Oui, les grands textes fascinent et font peur, leur beauté formelle nous impressionne, la force de leur propos nous bouleverse. On se sent petit à côté et l'on ose à peine en parler... Allez, je me lance avec la crainte que mes mots restituent mal toute la puissance de ce que j'ai lu. Que l'auteur et les lecteurs ne m'en tiennent pas rigueur...
Dès le commencement, la narratrice (l'auteur?) se dit : « Je veux rester concentrée. » En effet, elle commence un livre avec... comment dire ?... un sujet principal (est-ce bien le mot?) et un sujet secondaire (l'adjectif est à côté, je le sens) qui vient comme parasiter le premier, empêcher l'auteur de s'atteler à sa tâche, autrement dit, à l'écriture. (A moins que ce ne soit l'inverse.) Rien n'est simple, je vous avais prévenus, et moi, quand je me sens petite, je m'embrouille.
Nathalie Léger a vu le film de Joël Curtz intitulé La Mariée (2012) dans lequel il est question d'une femme : Pippa Bacca. Celle-ci avait eu le projet - une performance artistique - de traverser différents territoires qui avaient subi la guerre, de Milan à Jérusalem, vêtue d'une robe de mariée et ce, dans le but d'apporter la paix, « d'effacer l'horreur ».
Sur son trajet, elle rencontrait les gens, les écoutait, recueillait leurs sentiments, leur lavait les pieds, leur procurait un peu de soulagement, de réconfort… comme si sa traîne blanche et son écoute avaient le pouvoir de les apaiser, de calmer un peu la douleur.
Pour se déplacer, elle faisait du stop, montait dans n'importe quelle voiture, bien persuadée que « lorsqu'on fait confiance, on ne peut recevoir que du bien. »
Elle fut violée et assassinée.
A-t-elle échoué dans son projet ? On est évidemment tenté de dire oui. En tout cas, elle n'a pas pu aller jusqu'au bout, encore que cela se discute : toute performance n'est-elle pas un jeu avec les limites, en l'occurrence, ici, celles qui séparent la vie de la mort ?
Et surtout, « a-t-elle vraiment pensé que la traîne de sa robe pouvait effacer l'horreur ? »
Tandis que la narratrice raconte à sa mère ce qui, dans ce travail d'écriture, est encore à l'état de recherche, de projet, cette dernière va lui demander d'évoquer les souffrances, les peines, la honte que son propre mari lui a fait subir. Elle traîne chaque jour comme un fardeau une insupportable injustice. On n'a pas écouté la mère, on écoutera la fille, on lira son roman et la mère s'en trouvera « vengée »… Non, ce n'est pas le terme… Mais au moins, on aura entendu sa voix « ma voix vivante » dit-elle et elle pourra enfin trouver le repos. « Pourquoi crois-tu que tu écrives si ce n'est pour rendre justice ? » demande-t-elle à sa fille.
Et la mère de défendre ce qui lui tient à coeur : « Entre nos deux sujets… le mien est plus réel que le tien, le mien tu l'as vécu aussi, tu en as des preuves, je veux dire des souvenirs, alors que tu n'as rien vécu de ton sujet, qu'il se soit réellement passé ne change rien, tu ne l'as pas vécu, ça n'est donc qu'une fiction, ton sujet n'est qu'un vœux pieux. »
Comme le dit la narratrice, il ne faut jamais rien dire de ses projets à sa mère, encore moins aux amies de la mère qui ont, elles aussi, leur mot à dire...
La robe blanche donne une voix à celles qui, de gré ou de force, se sont tues. Un livre féministe ?
En tout cas, je l'ai reçu comme cela. A la page 28, j'ai appris que « dans les Balkans, on appelle « la cartouche du trousseau » cette balle offerte au mari le jour des noces pour tuer l'épouse infidèle. » Que disent les performances en tous genres dont parle l'auteur dans le roman ? Que si les femmes laissent leur corps à la disposition de spectateurs, l'un d'entre eux n' hésitera pas à se saisir d'un pistolet pour tirer, oubliant (?) qu'il a un être vivant devant lui .
Que peut la robe blanche face à la violence de l'homme, que peuvent les mots de la narratrice face à la douleur de la mère anéantie par la violence du mari ? Autrement dit, l'art peut-il réparer l'injustice et au fond, est-ce bien son rôle ?
Oui, je le crois. Car ces mots - et ceux des écrivains ont la particularité d'exprimer justement les choses - sont les voix de celles qu'on a réduites au silence. Ceux de la narratrice réparent l'injustice subie par la mère ; le long cheminement de l'artiste italienne tente de soulager le mal fait aux gens pendant la guerre. Et comme l'explique Nathalie Léger, il a fallu que la narratrice passe par l'histoire de la jeune Milanaise pour pouvoir enfin DIRE celle de sa mère. Comme si, l'histoire de la mère racontée dans ce livre-performatif - qui dit (raconte) et fait (répare) en même temps - donnait une fin à l'autre, à l'histoire qui ne s'est pas achevée parce qu'on a empêché la femme de l'accomplir jusqu'au bout.
Ce livre m'a bouleversée. Il est un lieu de transmission pour ces femmes devenues muettes du fait de la violence que les hommes leur ont fait subir. Il a beau être petit et léger (!), il a un poids considérable dans cette histoire de la voix des femmes que les siècles ont eu bien du mal à entendre et dont on commence seulement à retenir quelques bribes.
Un texte magnifique.

Et nécessaire.


vendredi 19 octobre 2018

Hôtel Waldheim de François Vallejo


Éditions Viviane Hamy
★★★★★ (excellent!)

Premier conseil au sujet de ce roman : 1) ne pas lire la 4e de couv - je ne les lis jamais car certaines racontent beaucoup trop ! 2) ne lire aucun article à son sujet (sauf le mien, bien sûr, hihi, car je vous promets que vous ne saurez RIEN.) Oui, moi j'ai eu la chance de me lancer dans un livre qui a très vite piqué ma curiosité tout simplement parce que je ne savais PAS DU TOUT où il allait me mener… Et disons-le, l'effet de surprise est tout de même génialissime et nous tient en haleine jusqu'au bout (oui oui, il y a du thriller dans ce roman!)
Alors sachez que vous pouvez lire cette chronique tranquillement, je ne vous livrerai AUCUN secret.
Vous allez donc faire connaissance avec un certain Jeff Valdera, quinquagénaire habitant à Sainte-Adresse, qui, un beau matin, reçoit une carte postale un peu étrange, c'est le moins que l'on puisse dire ! D'abord parce que plus personne n'écrit de carte postale (si ? Vous ? ah pardon !) Et puis, le modèle est ancien, un peu jauni. Pas de signature. Et quelques lignes dans un français plus qu'approximatif : « ça vous rappelle queqchose ? »
La carte postale a été postée en Suisse, à Zurich plus exactement. Quatre vues sont représentées : deux de paysages enneigés de Davos (canton des Grisons) et deux autres d'un hôtel : l'hôtel Waldheim. Est-ce que ce lieu, et notamment cet hôtel, rappelle quelque chose au narrateur ? Oui… et non ! Oui parce qu'il y a séjourné adolescent , dans les années 70, en compagnie de sa vieille tante Judith qu'il accompagnait un peu la mort dans l'âme. Non parce qu'il ne garde de ce lieu aucun souvenir si ce n'est un voyage en train-couchette au cours duquel il avait pu admirer une jeune Allemande se mettre quasi nue avant d'enfiler une tenue de nuit. Effectivement, il se souvient aussi très vaguement du patron de l'hôtel, de clients pas très jeunes et d'une vieille femme, une certaine Mme Finkel, passionnée par Thomas Mann et sa Montagne magique qui se passe justement à Davos… mais tous sont certainement morts et enterrés au moment où il reçoit cette carte. S'il faut se souvenir de ces gens-là, ça va être difficile ! Et puis, pourquoi chercher à se plonger dans une époque très ancienne dont il a à peu près tout oublié ? Oui, pourquoi ?
Notre Jeff Valdera s'apprête donc à oublier dans un coin cette carte postale défraîchie, lorsqu'une autre missive du même acabit tombe dans sa boîte à lettres…
Et c'est là que ma mission de chroniqueuse prend fin. Maintenant, croyez-moi sur parole. Vous allez être happé par ce texte dont les thèmes principaux, comme vous l'aurez peut-être deviné, tournent autour de la mémoire, de la perception consciente et inconsciente que nous avons des êtres et des événements. J'ai pris un très grand plaisir à lire ce roman passionnant, très original et non dénué d'humour. Allez-y les yeux fermés… vous ne serez pas déçu !
Au fait, il est toujours en lice pour le concours !

On y croit !



mercredi 17 octobre 2018

La chance de leur vie d'Agnès Desarthe


Éditions de l'Olivier
★★★★★ (j'adore!)

Hector Vickery, prof de fac, vient d'obtenir la mutation dont il rêvait depuis longtemps : il s'envole avec sa femme Sylvie et son fils Lester vers les États-Unis, direction Earl University en Caroline du Nord. Une nouvelle vie s'annonce pour la petite famille, loin d'une Europe encore sous le choc de l'attentat de Charlie Hebdo… Bref, prendre un peu de distance ne peut pas faire de mal…
« Ils allaient quitter la France, quitter Paris, les insolubles problèmes de stationnement, les visages moroses, les bousculades dans le métro, les minutes de silence. La peur d'un nouvel attentat islamiste. Le passage honteux de l'incrédulité au fatalisme. Ils abandonneraient le vieux pays fatigué et divisé pour une contrée neuve et pimpante. »
Hector va très vite s'adapter à son nouvel environnement, c'est le moins que l'on puisse dire... En revanche, Sylvie, personnage étonnant, partisane de la non-action, vit tout cela avec une certaine passivité, ce qui lui permet d'observer de loin tout le petit manège de la vie sociale à laquelle elle va, plutôt à contrecoeur, devoir participer. Quant à Lester qui s'est rebaptisé « Absalom Absalom » lorsqu'il survolait l'Atlantique, il va évoluer d'une façon pour le moins inattendue…
Une année donc où chacun d'eux va s'observer, observer les autres et tenter, peut-être, de comprendre ce qu'il est vraiment…
Quel délice que ce roman ! J'ai trouvé dans le personnage de Sylvie - dont le lecteur partage le point de vue - un mélange d'Oblomov et de Meursault, avec une petite touche d'absurde qui m'inviterait même à chercher du côté de Ionesco. En effet, cette femme, adepte du dogme du non-agir, ne fait rien ou pas grand-chose, mais attention, « cela n'est pas le signe d'une défaillance, d'une situation humiliante, mais d'une éthique, d'un choix de vie. », j'irais même plus loin en parlant d'art de vivre... Elle observe son fils, son mari, les gens. Et cette posture distante et immobile qu'elle adopte lui permet d'avoir un regard assez juste et très lucide sur le monde agité qui est le nôtre, un regard en tout cas qui sait dépasser les apparences...
Le jeu social, dont elle a l'impression de ne pas connaître les codes, la fatigue. La mode ne l'intéresse pas. Plaire n'est pas son souci. Sylvie, en société, n'est rien sinon la femme d'Hector ou la mère de Lester. Rien ou pas grand-chose : « Je ne suis rien » se répète-t-elle en silence et cette phrase « l'apaise, l'isole, la protège ». Mais, comme elle aimerait l'expliquer aux autres, « c'est là, dans cette aliénation, que se déploie sa liberté. » Elle est une femme libérée, mais pas dans le sens où on l'entend actuellement, non, elle est libérée parce qu'elle ne travaille pas, n'a ni amis ni relations et donc pas de jeu social auquel se plier. Elle est heureuse dans « une vie dégagée de tout lien, presque sans matérialité. » Agnès Desarthe n'est-elle pas en train de se demander si la femme moderne a pris ou non le bon chemin pour se libérer ? La question est posée en tout cas.
« Pas d'impatience chez toi, pas de volonté de prouver quoi que ce soit. C'est l'humilité première, primaire, le douloureux et nécessaire constat de l'incapacité » commente une de ses proches.
Il y a quelque chose de profondément vrai en elle, c'en est fascinant !
Alors, un peu désoeuvrée, sur les conseils de son mari, elle se rend à l'Alliance Française pour chercher « des brochures »…
Pendant ce temps, Lester, je veux dire Absalom Absalom, prie pour ses parents. A-t-il raison de les sentir en danger ? « Protégez-les de la violence du monde, de la tristesse. » Quelle belle lucidité là aussi !
La chance de leur vie est un roman très riche (les strates de lecture sont nombreuses) qui nous amène à réfléchir aux divers problèmes que rencontre notre société actuelle, en pleine mutation. Les thématiques abordées sont multiples : couple, fidélité, amour, place des femmes, sens de la vie, éducation, monde surconnecté, violence… mille questionnements ou pistes de lecture qui peuvent donner lieu à plusieurs interprétations possibles… N'est-ce pas là le signe d'un livre riche, profond, (et en même temps si drôle, j'ai omis de le dire!) sur lequel on pourrait discuter bien des heures ?
Et surtout, il présente des personnages complexes, un brin hermétiques, plutôt attachants et bien décalés… comme on les aime !

Un roman qui restera, c'est certain !


mardi 9 octobre 2018

Un monde à portée de main de Maylis de Kerangal


Verticales/Éditions Gallimard
★★★★★  SUBLIME 


Madame de Kerangal,
Je viens de finir votre livre et pour tout vous dire, je l'ai trouvé d'une très grande beauté.
Je l'ai commencé un soir alors que j'avais une grosse journée derrière moi. Et dès la première page, je l'ai refermé. Pourquoi ? Parce que cette première page - celle qui décrit Paula descendant l'escalier - je l'ai trouvée tellement parfaite dans cette espèce de mimétisme génial entre ce que l'on nomme communément le fond et la forme que je me devais d'attendre d'être plus reposée pour en apprécier toute la splendeur. Car Paula Karst, on la VOIT dévaler les marches : votre phrase mime si magnifiquement ce mouvement, le long d'un escalier en colimaçon - j'ai vu ça comme ça - qu'on sent jusqu'à l'air qu'elle déplace. Elle est là, à portée de main, elle aussi. Quel magnifique portrait de personnage ! Une page et tout y est.
Et le lendemain, je me suis laissée aller au plaisir, à l'éblouissement. J'avais aimé (j'allais dire, comme tout le monde) Réparer les vivants, mais là, Madame de Kerangal, votre écriture a encore gagné en maturité : vos phrases sont amples, rythmées, sensuelles et généreuses. Elles donnent, se donnent, s'offrent à ceux qui comme moi s'en délectent.
Je ne connais guère d'auteurs contemporains qui aient une plume aussi somptueuse que la vôtre. Je relis peu de livres, sauf quelques « classiques » triés sur le volet, mais le vôtre, je l'ai relu, par gourmandise, et je le relirai encore.
Je parle beaucoup de l'écriture - c'est mon dada - mais si vous le voulez, abordons le sujet que vous avez choisi, il vous va si bien...et je dirai plus loin pourquoi…
Vous devez connaître les jeunes adultes pour en parler comme vous le faites, vous exprimez si bien leurs gestes, leurs mimiques, leurs tics et leurs trucs. Combien de fois je me suis exclamée : « c'est vraiment ça ! », reconnaissant les jeunes qui m'entourent au quotidien. J'avoue aussi m'être projetée dans les haussements de sourcil du père découvrant d'un air toujours un peu étonné les nouvelles inventions de sa fille. 
En effet, Paula, l'héroïne, décide, après avoir tenté quelques expériences post-bac, de se lancer dans des études d'art, enfin plus exactement de copiste : elle veut apprendre à recopier la nature, à peindre des décors en trompe-l'oeil. Créer l'illusion. Reproduire le réel à la perfection de façon à ce que l'oeil se méprenne, fasse fausse route avant de rétablir la vérité. Le marbre cerfontaine, l'écorce du tulipier, l'écaille de la tortue. Paula doit être capable de tout reproduire et il va lui falloir se soumettre à un travail acharné et à une discipline de fer pour atteindre la perfection. En sera-t-elle capable ? Elle s'est inscrite dans une école rue du Métal à Bruxelles et très vite, elle songe à abandonner. Travailler debout pendant des heures en respirant des odeurs de térébenthine : un cauchemar ! C'est son coloc Jonas qui va lui faire comprendre que pour peindre les choses, il ne suffit pas de les voir, il faut les connaître, intimement, les incorporer : « Apprendre à imiter le bois, c'est « faire histoire avec la forêt », « établir une relation », « entrer en rapport ». Il lui faut, pour accéder à l'essence des choses, au coeur de ce qu'elle peint, être sensible à « la vitesse du frêne » à « la mélancolie de l'orme », à « la paresse du saule blanc ». Ce sera pour elle la seule façon d'accéder à ce monde magnifique et de découvrir toute la beauté et la vérité de ce qui est là, à portée de main...
L'art du trompe-l'oeil n'a plus aucun secret pour vous, Madame de Kerangal : vos mots et vos phrases rendent si bien les mouvements, les attitudes, les corps et les matières que l'on s'y tromperait. Vos phrases ont en elles la forme du réel, le rythme du monde et la syntaxe de la vie. Elles nous ont même donné la clef d'un univers auquel nous n'avions pas accès bien qu'il soit là, sous nos yeux. C'est toute la puissance de la littérature, celle de nous permettre de voir, par le biais de la fiction, ce qui est là, près de nous, mais que nous ne voyons pas.
Nous avons besoin qu'un magicien nous ouvre avec ses mots la voie vers ce monde qui est le nôtre.

Merci, Madame de Kerangal, de nous enchanter ainsi !

Lu dans le cadre des Matchs de la Rentrée Littéraire organisés par Rakuten France.
#MRL18  #Rakuten



mercredi 3 octobre 2018

Avec toutes mes sympathies d'Olivia de Lamberterie


 Éditions Stock
★★★★★ (J'ai adoré)

Comment trouver les mots ? Comment parler d'un livre qui n'est qu'un cri ? Cri d'amour pour ce frère, Alex, qui s'est suicidé - j'allais écrire « qui n'est plus » alors que bien au contraire, à chaque page, on le voit, on le sent, on rit de ses mails, on est avec lui tellement cette sœur inconsolable nous le rend présent, vivant, à nous, lecteurs, qui ne le connaissions pas. Cri de douleur aussi dans ces mots jetés, dans ces phrases nerveuses qui disent l'incompréhension, le refus, la colère, malgré les tentatives d'apaisement, les « puisque c'est son désir ».
Non, la sœur cherche son frère, sa moitié, son double, son complice, son amour pour la vie.
Chaque jour, et malgré elle parfois.
Elle le voit dans l'oiseau qui s'envole, dans l'air qu'elle sent sur son visage, dans mille petits signes qu'elle observe dans le monde. Elle ne peut imaginer qu'il ne l'habite plus, ce monde. Elle le veut vivant parce qu'il ne peut pas ne plus être. Parce qu'elle, elle se doit de continuer à mettre un pied devant l'autre et qu'elle sait que sans lui l'épreuve sera difficile. Parce qu'elle sait que le temps n'atténuera rien. Elle est impossible à consoler. Je repense soudain aux mots d'Henri Callet : « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes. »
Hier soir, quand j'ai terminé ce livre magnifique, je l'ai reposé doucement, comme s'il était vivant, comme s'il contenait mille coeurs battant très fort. J'aurais aimé par ce geste apaiser, soulager toute la souffrance de cette sœur. Même si c'est impossible.

Ce livre n'est plus un livre, un objet de papier, il en a dépassé les frontières, fait exploser les contours, revu la définition. Il a pris des dimensions que seul l'amour qui se met à nu peut donner. Il s'est fait vie. Il est vivant.