Vadim Baranov, le mage du Kremlin dont on écoute les confidences tout au long de ce récit, ressemble fort à Vladislav Sourkov, conseiller de Poutine pendant une vingtaine d’années avant de disparaître on ne sait où… Un homme très intéressant : issu d’une vieille famille aristocratique russe, il s’inscrit à l’école d’art dramatique de Moscou, écrit des chansons pour un groupe de rock gothique (c’est un fan de rap!), publie des romans, devient producteur de télévision grâce à l’oligarque Boris Berezovsky (lui-même patron des télévisions nationales.) Cherchant un remplaçant pour Eltsine, Berezovsky dégote une petite frappe du FSB (ex KGB) : un certain Poutine : « un blond pâle aux traits décolorés, portant un costume en acrylique beige... » Il lui présentera Baranov-Sourkov qui deviendra immédiatement son conseiller, son éminence grise et les deux hommes ne se quitteront plus.
Il est donc question dans ce roman de la montée au pouvoir de Poutine dont on a un portrait saisissant. Mais ce qui fait aussi l’intérêt de ce roman particulièrement clairvoyant, c’est que l’auteur a très bien compris ce qu’est l’âme russe et la culture slave …
Lire ce roman ne laisse aucun espoir : Poutine apparaît comme intraitable, prêt à tout et surtout à aller jusqu’au bout. Il déteste l’Occident qu’il trouve bassement matérialiste, dépravé et nul. Une espèce de supermarché géant dans lequel erre une bande d’écervelés (nous!) pervertis par le fric, abrutis par les réseaux sociaux et dont le seul idéal est de réunir suffisamment d’argent pour s’acheter un lave-vaisselle. Le mépris de Poutine est incommensurable. La culture américaine ? « une dé-civilisation qui a rendu impossible la véritable grandeur pour garantir un Happy Meal à tout le monde. » Lui, il veut un État fort, vertical (seule façon de garantir l’ordre), il souhaite tout commander, tout contrôler, d’où la nécessité d’éloigner (ou de faire disparaître) les oligarques qui auraient pu lui faire de l’ombre. Il veut aussi faire oublier la parenthèse libérale et mafieuse des années 90 dominées par les banquiers et les top models ; faire oublier que Boris Eltsine était sur le point de « transformer la Russie en une succursale low cost de l’hospice américain.» La richesse du pays, c’est l’Etat qui doit la détenir. Il fait preuve de toute la mauvaise foi possible et imaginable, est prêt à tous les mensonges, à tous les crimes. Sentant que la grande Russie part en lambeaux, qu’elle se décompose petit à petit en s’occidentalisant (le cauchemar), il veut réagir vite. Selon lui, la terre russe est vouée à un agrandissement permanent. C’est quasi existentiel… Il ne reste plus qu’à agir.
Lire ce roman, c’est se dire à chaque page : là, on est dans la fiction, hein ? Ce n’est pas possible autrement. Eh bien, si, c’est possible. Ce que l’on croit impensable a eu lieu : en 99, cinq attentats contre des immeubles, 290 morts attribués selon les autorités russes à des indépendantistes tchétchènes, puis l’annexion de la Crimée, l’intervention militaire dans le Donbass, une guerre contre les « nazis ukrainiens », des enlèvements, des empoisonnements, des emprisonnements, des tonnes de mensonges, une manipulation constante grâce notamment aux réseaux sociaux… Dans les coulisses du pouvoir, tous les coups sont permis… Et dire qu’on a appelé cet Etat une « démocrature »… À hurler de rire, vraiment ! Poutine est prêt à s’entourer de n’importe quels gros bras nostalgiques. Les personnages réels qui traversent ce roman ressemblent à des héros de fiction façon Limonov : pêle-mêle artistes, skinheads, motards, religieux, anarchistes, hooligans… Prenez par exemple les « Loups de la nuit », le club de motards avec à sa tête Aleksandr Zaldostanov dit « le chirurgien »… On n’y croit pas… Eh bien si, ils existent et ont même des responsabilités politiques. On rêve. Une bande de nationalistes homophobes et sexistes avec lesquels Poutine aime poser ... On est dans Mad Max, vraiment… Ce sont des proches de Poutine, actifs dans le Donbass et en Crimée et rois de la propagande pro-Poutine... Glaçant !
Allez, je vous conseille cette lecture vraiment passionnante, un texte superbement écrit… Et je termine en vous renvoyant aux pages 255, 256 où il est question de l’opposition entre l’éclairage russe « les lumières d’en haut » et l’éclairage suédois « les lumières d’en bas » : génialissime !