★★★★★
Nous sommes dans la « zone d’intérêt ». C’était le
nom que les nazis utilisaient pour désigner l’espace, environ
40km2, autour du centre de mise à mort d’Auschwitz, Pologne. Nous
sommes plus précisément chez le lieutenant-colonel Rudolf Höss,
cadre moyen du parti nazi (Christian Friedel) et sa femme Hedwig
(Sandra Hüller). Nous découvrons le quotidien de cette famille dans
leur grand pavillon où ils ont vécu entre 1940 et 1944 (reproduit
avec beaucoup d’exactitude d’après des photos d’archives) :
les départs à l’école des cinq enfants blonds, les
anniversaires, les discussions entre voisines.
Comme
si de rien n’était.
Derrière
le mur, c’est le camp. La caméra restera du côté du jardin. On y
voit les fleurs, la jolie pelouse, la piscine, la serre, les chaises
longues. Le mur gris. De l’autre monde, on aperçoit des
baraquements, un mirador, de la fumée qui s’échappe d’une
cheminée. Et l’on entend des cris, des bruits de ferraille, des
rails, des craquements, le ronflement des fours crématoires, des
coups de feu. On sait l’horreur. Lorsque Madame Höss se baisse
pour faire sentir une fleur à son enfant, pour nous, spectateurs,
c’est glaçant. Nous ne supportons plus la vue d’une fleur. Elle
nous dégoûte. La beauté n’a aucun sens dans un monde où l’on
a atteint le pire de l’horreur. Tout est absurde. Le vent dans les
arbres, les doux reflets de la rivière, les enfants qui jouent.
L’été est un non-sens. Tout est abject, déplacé, choquant,
indécent, répugnant. J’ai trouvé insupportable, écoeurant, le
rire de la femme de Höss. Et il n’y a rien de plus abject que le
« C’est paradisiaque ! » de la grand-mère
venue rendre visite à sa fille.
J’ai
lu que certains critiques regrettaient que l’on ne voie pas le
camp. Je ne comprends pas. Une fleur en gros plan ? Un rire
d’enfant ? Je pense à l’horreur derrière le mur. Je ne
pense qu’à ça, à ce qui se passe derrière. En fait, lorsque
l’on voit ce film, il se produit un phénomène étrange : la
pensée file systématiquement de l’autre côté, elle est SANS
CESSE hors-champ. On n’est, bien au contraire, JAMAIS dans le
jardin, on se refuse d’ailleurs à y être, on ne peut pas y être.
Par
contre, on imagine aisément la sidération d’un prisonnier
entendant les enfants rire et s’amuser autour de la piscine. Deux
mondes séparés par un mur gris.
J’ai
été aussi très surprise de lire que certains spectateurs
trouvaient que dans ce film, « il ne se passait rien. »
Tout ce qui se passe a lieu hors-champ, faut-il le rappeler. Il y a
les images que l’on voit mais le film est au-delà des images. « Le
vrai film est ailleurs » commente Jonathan Glazer.
Ce
film m’a beaucoup impressionnée, j’y repense très souvent. Des
paroles banales comme celles de la mère qui dit à son fils :
« Mets ton manteau, mon chéri, il fait très froid. »
ou bien « Nous avons fait installer le
chauffage central tellement il fait froid. », plongent le
spectateur dans la stupeur et l’horreur. La violence est là, dans
les mots, les phrases a priori anodines et dans les silences, dans la
scène du manteau volé à une femme gazée que Mademe Höss essaie
devant la glace ou dans celle des vêtements d’enfants assassinés
que l’on donne aux domestiques.
Est-ce
que ces Höss sont comme nous, sont-ils représentatifs de la
banalité du mal (Arendt) ? Comme nous, ils aiment l’été,
comme nous ils sont heureux d’avoir une maison bien rangée et une
grande serre, comme nous ils aiment voir leurs enfants grandir. « Ici
nos enfants sont forts, sains et heureux » dira Madame Höss
pour tenter de convaincre son mari de rester vivre à Auschwitz.
Et
pourtant, j’ai trouvé qu’il y avait tout le long du film une
lumière très blanche, très crue, presque irréelle, comme si les
personnages évoluaient sur une scène. Cela m’a donné
l’impression que le film était teinté d’irréalité. Ils sont
nous mais ils ne sont pas nous. Ils sont malades, ils font des
cauchemars, ils vomissent, ils pleurent, ont mal au ventre. Ils
savent leur inhumanité, ils connaissent leurs crimes. Comment
ont-ils pu ? La question est vertigineuse. La mère de Madame
Höss dit à un moment à sa fille qu’une telle promotion sociale
est inespérée. Une belle maison, un joli jardin, des domestiques,
deux voitures… De là à accepter un crime de masse ? Cela a
dû jouer, oui, certainement...
Être
nazi, c’est fonctionner. Voir les gens comme des choses, les
déshumaniser, les réifier, s’en servir pour produire, les faire
travailler et les tuer quand ils ne sont plus rentables. Je vous
invite à lire l’article de Johann Chapoutot, historien,
spécialiste du nazisme (« Libres d’obéir »
2020), « Ce film est à la pointe de ce qui se fait en
sciences humaines sur la Shoah » dans le magazine en ligne
« Trois couleurs » ou sur « Lokko »,
toujours en ligne, du même auteur : « La Zone
d’intérêt est un film exemplaire pour la réflexion historique »
Celui-ci met en place un parallélisme entre l’organisation du IIIe
Reich et le fonctionnement du monde capitaliste où il faut être
performant, rentable, productif. Bref efficace.
À
lire aussi « La loi du sang : penser et agir en nazi »,
essai dans lequel Johann Chapoutot explique comment « les
philosophes, juristes, historiens, médecins ont élaboré les
théories qui faisaient de la race le fondement du
droit et de la loi du sang la loi de la nature qui justifiait tout :
la procréation, l’extermination, la domination. » C’est
vraiment passionnant. Et effrayant.
« La
Zone d’intérêt » est un très grand film.