Éditions P.O.L
★★★★★ (dur et tellement beau...)
Dans
son article intitulé « La liquidation de l'opium »
paru en 1925 dans la revue « La Révolution
surréaliste », Antonin Artaud s'insurge contre la volonté
de l’État de lutter contre les drogues : « Vous
n’empêcherez pas qu’il y ait des âmes destinées au poison,
quel qu’il soit, poison de la morphine, poison de la lecture,
poison de l’isolement, poison de l’onanisme, poison de
l’anti-sociabilité. Supprimez-leur le moyen de folie, elles en
inventeront dix mille autres. » Ainsi,
considérant
que certaines âmes sont perdues à jamais, sa
revendication
se résume à quelques mots : qu'on leur foute la paix à lui et
aux autres êtres
souffrants
puisque de toute façon, ils trouveront forcément
une
échappatoire
quelconque pour supporter
le monde
et soulager leur folie.
« Elles
(les
âmes)
créeront des moyens plus subtils, plus furieux, des moyens plus
désespérés. La nature elle-même est anti-sociale. Laissons se
perdre les perdus, nous avons mieux à faire qu’à
occuper notre temps à une régénération impossible et de plus,
inutile, odieuse et nuisible. De plus les perdus sont par nature
perdus. Il y a un déterminisme inné, il y a une incurabilité
indiscutable du suicide, du crime, de l’idiotie, de la folie... »
Et
la chronique se termine sur ces mots :
« L'homme
est misérable, l'âme est faible, il
est des hommes qui se perdront toujours.
Peu importent les moyens de la perte; ça
ne regarde pas la société. »
S'inspirant
des propos du théoricien, Rebecca
Lighieri (pseudo
d'Emmanuelle Bayamack-Tam)
illustre dans son dernier roman très
très noir (je vous préviens!)
non seulement une certaine forme de déterminisme psychologique (t'es
mal, tu le resteras) mais elle s'attaque aussi au déterminisme
social à travers
l'histoire tristement banale de trois gamins flingués par la vie et
plus précisément par leur père, un monstre, une ordure, un pauvre
type… Trois enfants, « trois fleurs décapitées »
dont il ne reste que les tiges qui tiennent debout on ne sait par
quel miracle…
Mohand,
le plus jeune, à qui le père toxico a répété à l'envi qu'il
n'était pas son fils, lui le môme handicapé qu'il surnomme le
gogol, le triso, répétant sans cesse qu'il aurait mieux valu s'en
débarrasser de ce gosse puant, le faire crever, ce à quoi il est
presque parvenu à force de sévices en tous genres, d'humiliations
sans nom et de haine infinie…
Mohand,
le miraculé, Mohand encore debout, Mohand, l'ange aux ailes broyées…
Comment se construit-on sur des sables mouvants sans se faire
engloutir et sans finir par disparaître de la surface de cette
pauvre terre où l'on n'a fait que souffrir ?
Et
puis, il y a Hendricka que le père a traînée dans les cafés de la
cité des quartiers nord de Marseille où ils vivent dans ces années
80/90 (la cité Antonin Artaud - il est né à Marseille-) et dont
les piliers de bar ont largement reluqué les cuisses, la belle
Hendricka qu'il a présentée à des castings débiles pour tirer du
fric de sa beauté insensée, parce que la popularité, ça rapporte,
c'est mieux que les diplômes, plus utile que l'école.
Enfin,
il y a Karel, ce narrateur à la beauté foudroyante et à la
sensibilité à fleur de peau, celui qui dit sa haine et son dégoût
à chaque page, hurle son amour pour Mohand et Hendricka, tentera de
mettre des mots sur le pire, l'insoutenable en avançant à tâtons
vers un mirage de bonheur.
Ces
trois-là, comme tant d'autres, ont morflé et pas qu'à moitié.
D'aucuns diraient qu'ils ne s'en relèveront jamais. Et ils auraient
sans doute raison. Une enfance brisée, c'est pour la vie…
« L'espérance de vie de l'amour, c'est huit ans. Pour la
haine, comptez plutôt vingt. La seule chose qui dure toujours, c'est
l'enfance, quand elle s'est mal passée. »
Oui,
bien sûr, vous me direz, et la résilience ?...
Allez,
on peut se garder deux trois illusions sous le coude, ça ne mange
pas de pain…
Échappe-t-on
de là d'où l'on vient ? Se remet-on du pire, de
l'insoutenable, de l'horreur ? Reproduit-on forcément ce que
l'on a subi ? Devient-on génétiquement violent ?
Rebecca
Lighieri a les mots pour décrire la violence et l'on vit de
l'intérieur ce que ressent Karel, sa haine pure vis-à-vis de ce
père destructeur, la confusion de ses sentiments, le chaos de ses
émotions, toutes les difficultés qu'il a à se construire, à
devenir un homme et à se projeter dans un avenir plus ou moins
lointain avec sa copine Shayenne qui vit dans un camp de gitans
sédentarisés où lui-même trouvera refuge.
Quel
personnage que ce Karel, de ceux qu'on n'oublie pas : il est
tellement attachant, tellement perdu dans cette famille foutraque qui
ne lui a jamais donné aucun repère, aucune joie, aucun amour...
On
ne pleure pas quand on lit Rebecca Lighieri. Et pourtant, on
pourrait... Non, pas de pathos, pas de mélo. On plonge dans le pire,
sans détour, à sec. Les mots cinglent, heurtent, cognent. Ce sont
des directs qu'on se prend en pleine figure, et l'on sort sonné.
Sonné mais sans larmes, car, comme Karel, on sent que si l'on veut
finir le roman, il faut tenir parce qu'on n'est pas encore au bout du
pire et peut-être aussi parce que dans cet enfer, émerge, malgré
tout, beaucoup d'humanité…
On
sent qu'elle les aime ses personnages, Rebecca Lighieri , qu'elle vit
avec, les sent, les touche, qu'ils sont là devant elle, incarnés
(quelle sensualité dans l'écriture !)… Ils sont tellement
vivants, tellement vrais dans leur terrible complexité. Il faut, je
pense, avoir fréquenté et observé pas mal d'ados pour parler d'eux
comme elle le fait, avec leurs mots, leurs codes, leur façon d'être
au monde…
Et
puis, il y a cette bande-son omniprésente qui nous entraîne, parce
que ce roman, c'est aussi de la musique, de la soul, du funk, du rap,
des chansons populaires qu'on fredonne tous les jours, des tubes
sirupeux qui nous comblent d'aise secrètement… Je repense soudain
à cette scène magistrale que je n'oublierai jamais où les trois
jeunes dansent parce que, pour une fois, ils vivent un moment de
bonheur. Magnifique play-liste qu'il faut absolument écouter parce
qu'elle insuffle encore davantage de vie, de mouvement et ajoute
encore de l'émotion à ce texte déjà si fort…
Allez,
finissons sur un petit « Dance Little Sister » de
Terence Trent D'Arby ou bien, si vous préférez « Right
On » des Pasadenas et imaginons-les, ces gosses, être
heureux un instant, un instant seulement…
Qu'est-ce
que ça fait du bien et comme c'est beau à voir...