Andreas Egger a plus ou moins quatre
ans lorsqu’il est adopté par le fermier Hubert Kranzstocker. Les yeux de
l’enfant se tournent immédiatement vers les sommets enneigés des Alpes
autrichiennes qui surplombent le petit village. Il est élevé à la baguette de
coudrier : des coups pour du lait renversé, d’autres, plus forts, pour une
vache qui s’est échappée. Toutes les occasions sont bonnes. Et puis, un jour,
crac, son fémur est cassé. Un rebouteux s’en charge et remet tout en place,
enfin presque. La jambe reste tordue. D' autres souvenirs de son enfance ?
Une secousse de la montagne, la disparition d’une vieille aïeule morte étouffée
la tête dans sa pâte à pain et la menace lancée au fermier : « Si
tu me frappes, je te tue ! ». Après ces mots, il faut partir et
trouver du travail…
C’est ainsi que commence une vie,
la vie d’un homme qui n’a jamais quitté sa vallée sinon pour aller à la guerre,
en Russie. Il a observé la modernité s’immiscer dans ce petit versant du
monde : l’entreprise Bittermann & Fils abat des arbres afin d’installer
des pylônes d’acier et de béton pour soutenir les téléphériques. « Tu
boites… un gars qui boite ne nous intéresse pas. » assène sèchement le
fondé de pouvoir de l’entreprise. « Dans la vallée peut-être. En
montagne, je suis le seul qui marche droit. » Egger est embauché : il
connaît parfaitement la montagne et n’a pas le vertige. Et pourtant, c’est dur
l’hiver. Certains hommes tombent et meurent. Mais c’est la vie, c’est comme ça,
pas la peine de se poser des questions. Il y en a bien un qui ose un peu
râler : « C’est une saloperie, la mort. On diminue tout bêtement avec
le temps. Il y en a pour qui ça va vite, d’autres qui font durer. De la
naissance à la mort, tu perds un truc après l’autre : d’abord un orteil,
puis un bras ; d’abord une dent, puis ta denture ; d’abord un
souvenir, puis toute la mémoire et ainsi de suite jusqu’à ce que t’aies plus rien. Alors ils balancent
ce qui reste de toi dans un trou, un coup de pelle là-dessus et terminé. »
Et ça n’empêchera pas le pavot
blanc de repousser la belle saison venue et les jeunes hirondelles de quitter
leur nid.
La modernité, c’est aussi la radio qui annonce
la guerre: en novembre 42, il faut partir, dans le Caucase. On ne sait pas
où c’est mais il faut y aller. Et y rester huit ans. Huit années de gel, de
faim, de douleur et de mort.
Et puis, il y a Marie, son unique
Marie…
Une vie entière, tendue entre
deux tiges, la naissance et la mort. « Il avait bâti une maison, dormi
dans d’innombrables lits, dans des étables, sur des plates-formes et même
quelques nuits, dans une caisse en bois russe. Il avait aimé. Il avait
pressenti où l’amour pouvait mener. Il avait vu une poignée d’hommes se
promener sur la lune. Il ne s’était jamais trouvé dans l’embarras de croire en
Dieu, et la mort ne lui faisait pas peur. Il ne pouvait pas se rappeler d’où il
venait, et en fin de compte ne savait pas où il irait. Mais à cet entre-temps
qu’était sa vie, il repensait sans regret, avec un petit rire saccadé et un
immense étonnement. »
Robert Seethaler signe ici un
très beau texte, à la fois conte et poème, qui nous parle de la vie qui, bien
qu’éphémère et souvent douloureuse, offre des moments de pure beauté :
l’éclat blanc d’une lune dans un ciel nocturne, un pommier sauvage près d’un
petit ruisseau, « un érable sycomore isolé, d’un jaune éclatant », les
premiers flocons de neige, telles des fleurs portées par le vent, et l’amour,
le chuchotement de l’être aimé qui confie des secrets que l’on comprend à peine
mais dont on devine qu’ils sont porteurs d’avenir, « de quelque chose
d’absolument merveilleux. »
Une vie entière, une simple vie,
cabossée, dure comme du pain sec et fêlée parfois mais si pleine, si ronde…
« Tellement de choses à raconter »…