★★★★☆
Imaginez :
on est en 2044 (ne faites pas la grimace, je vous y vois comme je m'y
vois et vous pétez toujours la forme!), le lobby des végétariens,
végétaliens, locavores, accros aux protéines, à la macrobiotique
et en guerre contre le sucre, le gluten, la graisse a finalement eu
gain de cause.
Le
fois gras circule en contrebande et « les dealers de camembert
sont plus nombreux que les trafiquants d'héroïne. »
Quant
au veau en daube, n'y songez plus et même pas en rêve comme dirait
l'autre : on ne mange plus les bébés animaux... Adieu les
plats de grenouilles à l'ail, d'escargots de Bourgogne, de raies aux
câpres noyées de beurre, les risottos à la truffe baignés de
sauces onctueuses : trop gras, trop riches, trop dangereux pour
les artères et le coeur… Et toutes ces bonnes choses sont
remplacées par une « bouffe sans goût, hygiénique,
écologique, morale et consensuelle, en pots, en gélules ou en
poudres. » Ah, vous rêvez de vous empiffrer au restau ?
Il faudra au préalable vérifier le nombre de points dont vous
disposez sur votre permis de table ! Vous avez du diabète ?
Votre taux de cholestérol ou de glycémie à jeun laisse à
désirer ? Oubliez le baba au champagne ou le pot-au-feu de
canard à la citronnelle et autant dire que vous n'aurez PLUS JAMAIS
le droit de toucher à la tarte aux trois chocolats. Le restaurateur
se chargera de vérifier scrupuleusement les points dont vous
disposez encore sur votre permis que vous devrez obligatoirement lui
soumettre pour être servi. Vous êtes en bonne santé ?
Parfait ! Il vous faudra tout de même jeter un œil aux points
qui figurent devant chaque plat sur le menu que l'on vous a proposé.
Un bœuf forestier ? Quatre points. En disposez-vous encore ?
Une mousse au chocolat : six points.
S'il
vous venait à l'esprit de dilapider d'un seul coup toutes vos
réserves, vous diriez alors adieu au restaurant pour un bon bout de
temps ! Et si vous abusiez des bonnes choses et tombiez malade,
la Sécurité Sociale ne viendrait pas soulager vos finances: vous
l'avez voulu, tant pis pour vous ! Terminées les prestations
sociales pour les désobéissants !
Au
menu : salade verte, radis, feuilles de chou, brocolis et
poireaux. Je vous entends : « ben quoi, c'est bon, les
brocolis ! » Hypocrite que vous êtes ! Allez, et le
poulet mafé, les pommes de terre farcies en mille-feuilles, la panna
cotta, le welsh rarebit, hein, c'est pas mal non plus ?
Concrètement,
pour assurer le bon fonctionnement de tout ce système, il faut des
contrôleurs alimentaires. Eh bien, en voici deux, en la
personne d'Anna Janvier, une jouisseuse « athée et
omnivore », « végétarienne non pratiquante »,
bonne vivante décomplexée avec « des formes d'ours en
peluche et des appétits de boulimique », qui a bien
l'intention de profiter de la vie et ce, dans tous les domaines,
notamment celui de la bouffe !,,, et son acolyte, Ferdinand
Pierraud, un brin coincé mais qui a lui aussi en mémoire les bons
petits plats que lui faisait sa grand-mère autrefois pendant ses
vacances en Bourgogne. Alors quand on lui dit que ce qui mijote
doucement et discrètement dans cette arrière-cuisine de restaurant
n'est pas du veau, son esprit s'échappe quelques secondes et il
repense aux effluves de blanquette qui s'échappaient de la cuisine
de sa grand-mère. « Il se délectait de la viande fondante
exhalant tous ses sucs, des champignons encore alertes sous la dent,
des carottes saoulées de sauce, puis, avec un quignon de baguette
croustillante à la mie très blanche, il sauçait son assiette
jusqu'à la dernière goutte… Saucer !! Mot chavirant pour un
geste scandaleux qui évoquait le péché et le stupre, sonnait
salace et cochon, laissait imaginer mouillures, bruits de bouche et
grognements de jouissance, transbahutait surplus de cholestérol et
embouteillage des artères… Mots et parfums le prenaient, le
comblaient, lui en foutaient plein la bouche, le mettaient au bord
d'un orgasme de premier choix. »
Alors
ces deux-là vont débarquer dans le restaurant de Lou, ils vont bien
sentir que quelque chose ne tourne pas rond et que les règles, Lou
s'en arrange… Elle refuse notamment de contrôler permis de table
et cartes de sécu. Hors de question de mesurer l'apport calorique de
ses plats. Et puis quoi encore ! Elle risque gros : de
perdre son restau par exemple. Mais on fait avec ce qu'on est, hein ?
Va s'ajouter à cela le meurtre d'un cuisinier dans un petit restau
clandestin.
Bref,
les contrôleurs vont avoir du pain sur la planche ! Surtout que
les enlèvements de cuisiniers récalcitrants organisés par quelques
intégristes « pour protester contre le massacre des
animaux, le gaspillage de la nourriture, la dilapidation des
ressources, l'usage encore trop répandu de produits chimiques dans
l'agriculture et l'industrie alimentaire, le
non-respect des règles diététiques » sont de plus en
plus nombreux. Il va donc falloir agir vite !
J'ai
adoré ce polar dystopique (pas pour son intrigue - on ne le lit pas
pour ça) mais pour l'évocation sensuelle, poétique et tellement
réjouissante des plaisirs de la table… Et c'est si bien écrit
qu'on en a l'eau à la bouche… Quant à la société qui se profile
où tout est interdit, contrôlé, standardisé, bien formaté,
franchement, elle est effrayante et triste, si triste… faite de
privation, de contrôle de soi, de morale, de frustration, de
renoncement aux plaisirs de la chair, des chairs… C'est vrai qu'on
se dit alors, « à quoi bon ?». Ce roman est un appel au
plaisir, à la volupté, au bonheur, à un art de vivre tout
simplement...
J'aimerais
seulement que vous lisiez les dernières lignes (pas de panique,
elles ne dévoilent rien de l'intrigue!), les voici… Qu'elles vous
convainquent de vous régaler de ce texte délicieux et roboratif :
« Quatre-vingt-dix-sept
ans, ça passe tellement vite ! Jusqu'à sept ans, ça ne compte
pas vraiment, tu n'apprécies pas pareil. Donc mettons
quatre-vingt-dix ans. Quatre-vingt dix occasions de manger pour la
première fois une pêche, une blanche, mûre à point, bien juteuse,
qui a mûri sur l'arbre ! Ça te coule sur les
doigts, tu t'en fous partout, t'es le roi du monde pendant deux
minutes et demie, tu mâches, tu fais durer, t'es éternel, tu manges
ta première pêche de l'année !
…
Seulement
quatre-vingt-dix premières pêches avec le parfum de la chair
mouillée qui te jute dans la bouche ! Y en a qui boulottent ça
sans y penser, les pauvres ! Ils auraient dû rester morts !
Parce que c'est pas plus compliqué que ça : avant de vivre,
t'es mort, et à la fin, tu re-meurs. En attendant, tu fais gaffe à
toutes les premières fois où tu manges une pêche. »