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jeudi 30 juin 2016

Roland est mort de Nicolas Robin


Éditions Anne Carrière

Il est des livres pour lesquels l’activité somme toute assez solitaire de la lecture ne convient absolument pas. Et pourquoi donc, me direz-vous ? Eh bien, parce qu’on a envie de les partager, là, tout de suite, d’en lire des passages, aux uns, aux autres, de rire et surtout pas dans son coin, d’aller frapper chez le voisin ou chez un cousin…
Roland est mort et j’ai bien ri. Le petit roman rose m’a beaucoup amusée, beaucoup, beaucoup. Parce qu’il est drôle, très drôle et terriblement humain : on rit là où l’on pourrait pleurer et inversement.
Le sujet ? Le voisin du narrateur est mort. Il s’appelait Roland. Quand la voisine est venue lui annoncer la nouvelle, ledit narrateur l’aurait bien mise à la porte : « La voisine du dessous vient toujours m’annoncer des mauvaises nouvelles. Elle me parle des gens dans le monde qui n’ont pas de bras ni de jambes, qui font la manche à la sortie du métro, des gens qui ont des maladies congénitales et qui démarrent dans la vie du mauvais pied. Elle me parle des trous dans la couche d’ozone et des vaches qui pètent au Paraguay. Elle me donne sa théorie sur le désordre climatique, et même qu’il ne faut pas s’étonner si un jour il neige en juillet. »
Et puis, de toute façon, la voisine peut bien raconter ce qu’elle veut, il ne connaissait pas son voisin vivant, alors, maintenant qu’il est mort... Sauf que, si les pompiers veulent bien emmener le corps, ils ne prennent pas le caniche, enfin, la caniche, Mireille (oui, je vais trop vite et j’ai oublié de vous dire que Roland adorait Mireille… oui, Mireille Mathieu, souvenez-vous !)
Donc, je récapitule : Roland est mort, on l’a retrouvé une petite semaine après, la tête dans la gamelle de Mireille et personne n’est venu frapper à sa porte, personne n’a pleuré (sauf la voisine, un peu), personne ne s’est inquiété, à une époque où on est tous reliés : « Aujourd’hui on a la messagerie instantanée, son profil sur des réseaux sociaux, sa tête au générique d’une téléréalité. On crée des événements, des manifs, des flashmobs. On se rassemble sur des places publiques, on se serre dans les bras, on se fait des free hugs. Tout est mis en place pour ne pas vous laisser la tête dans la gamelle du chien. » Et pourtant ! Roland est mort et tout le monde s’en fout.
 Ainsi, je récapitule de nouveau (c’est bien de faire le point régulièrement pour que tout le monde suive), « Roland est mort mais pas Mireille ». Alors, que faire de Mireille ?
L’étouffer dans un sac plastique ? Pas pratique. La voisine du dessous ? Elle s’en fout ! L’employeur de Roland ? Il a d’autres chats à fouetter. La SPA ? Ça s‘fait pas, comme disent mes élèves ! Les copains du bar ? A voir. Les parents ? Vraiment tout fout l’camp ! La sœur ?  Je reste polie. Alors qui ?
Bref, résumons : « Un seul être vous envahit et tout est surpeuplé. » et puis, quand on est seul, abandonné même, largué quoi, profondément malheureux et au chômage, on a autre chose à faire que d’attendre que Mireille fasse sa crotte sur le trottoir.
 Il faut aller à Pôle Emploi par exemple, prendre un ticket, attendre parmi les plantes en plastique, rappeler qu’on a été formé dans un domaine précis, rencontrer un coach en développement personnel, apprendre à respirer et crier en levant les bras : « La vie est belle, j’aime la vie »
Ça ne donne pas de boulot mais ça fait patienter…
« Je bois pour oublier que demain, Roland c’est moi. » Je vous avais dit que parfois, ça vous serrait la gorge cette petite histoire-là…
Un pur régal, un hymne à la vie, un regard percutant sur notre société mal barrée et croyez-moi, je ne vous propose qu’une mise en bouche parce qu’avec Roland, le pire est toujours sûr… enfin presque !

Roland est mort et j’ai bien ri ! 

mardi 28 juin 2016

Les disparus du phare de Peter May


Éditions du Rouergue

Peut-être faites-vous partie de celles ou ceux qui n’ont pas encore lu le dernier livre de Peter May : Les disparus du phare ? Comme je vous envie ! Vous ne savez donc rien encore de ce qui est arrivé à Neal Maclean lorsqu’il reprend conscience sur une plage qui lui est inconnue ! Et lui non plus ne sait rien pour la bonne raison qu’il a tout oublié : qui il est, où il est, quelle est sa profession, ce qui lui est arrivé. Rien. Le noir complet. L’amnésie totale, enfin presque…
Une voisine le voyant errer sur la plage transi de froid et l’air hagard l’interroge. Un accident de bateau, parvient-il à dire. Les mots sortent de sa bouche, de son corps comme s’ils ne lui appartenaient pas, comme s’ils avaient une vie propre. Il porte un gilet de sauvetage grâce auquel il est encore vivant, très certainement. Elle le ramène chez lui où l’accueille un chien, visiblement très heureux de le revoir, son chien, déduit-il.
 « Bran, Bran ! » Il se souvient du nom de son chien. Ça le rassure, il n’a pas tout perdu. Il entre dans une maison qu’il ne connaît pas, la sienne paraît-il. Un ordinateur en veille lui donnera peut-être quelques renseignements. Rien, absolument rien : l’écran lumineux reste vierge. Pas d’objets personnels dans la maison, pas de papiers d’identité et visiblement, pas de famille non plus !
 Il essaie de deviner quelle est sa personnalité en se regardant dans la glace, maigre consolation : « Suis-je intelligent ou stupide ? Suis-je colérique ? Facilement jaloux ? Généreux ou égoïste ? Comment puis-je ne pas le savoir ? » Et son âge ? Quel est son âge ? Son esprit est assailli par une multitude de questions qui lui donnent le vertige.
Combien de temps va-t-il rester comme cela, tel un fantôme, sans savoir qui il est ? Peut-on vivre ainsi, la tête vide, sans passé et donc sans avenir ?
 Il découvre par hasard son nom et son adresse sur une enveloppe qui traîne. Ça n’est qu’un début mais c’est toujours bon à prendre : Neal Maclean Cottage des Dunes, Luskentyre, île de Harris, lit-il. Sur le mur du fond de la cuisine, se trouve une carte : les Hébrides extérieures d’Ecosse. Il les a reconnues tout de suite. Sur les étagères, il lit quelques titres : une histoire des Hébrides, un livre de photos intitulé Hébrides, un livret portant le titre Le Mystère des îles Flannan.
 Il l’ouvre, le parcourt rapidement des yeux : « Les îles Flannan sont un petit groupe d’îles situées approximativement à trente-deux kilomètres à l’ouest de l’île de Lewis… Elles furent le décor d’un événement mystérieux encore non résolu, survenu en décembre 1900, lors duquel les trois gardiens de phare disparurent sans laisser de traces. » Intéressant mais il se sent complètement étranger à tout cela…
Tournant soudain la tête vers la fenêtre, il aperçoit un homme qui l’observe avec des jumelles. Il semble vivre dans une caravane surmontée d’une parabole. Qui est-il ? Pourquoi l’observe-t-il ainsi ? Sous l’avalanche de questions qui le hantent, Neal sombre dans un profond sommeil dont il sera tiré par une visite plutôt inattendue !
Comme j’ai aimé ce roman passionnant, bourré de suspense : chaque page apporte quasiment un mystère supplémentaire et l’on va ainsi de rebondissement en rebondissement, comme ballotté par les flots ! Le lien entre les événements n’apparaît pas clairement au début et l’on a même l’impression de partir dans des directions bien différentes mais rassurez-vous : tout est merveilleusement bien construit, parfaitement maîtrisé ! Du grand art…
Et puis, on retrouve l’atmosphère de ces îles battues par les vents où la tempête peut très vite devenir meurtrière. Les ciels noirs percés d’un rayon de soleil très vif donnent des tons étranges à la mer qui passe du vert émeraude au noir violet bordé d’une écume menaçante.                                                
Je n’en dirai pas plus pour laisser au lecteur l’immense plaisir de découvrir au fil des pages l’épais mystère qui enveloppe notre Neal qui n’a pas fini de s’étonner (et nous avec !) de toutes les découvertes qu’il va faire, parfois même au péril de sa vie…

Mais chut… Ecoutez le vent mugir, la tempête se prépare et l’histoire commence…

                    

dimanche 26 juin 2016

Le Garçon sauvage de Paolo Cognetti


Éditions Zoé

Cheminé par monts et vaux
Lumineux-
Traversé des lacs morts-et les ondes prisonnières
M’ont chuchoté
Un secret
                                   Antonia Pozzi, Névés

Le garçon a trente ans et se sent « à bout de force ». On n’en saura pas plus sinon que tous ses projets semblent anéantis et l’idée de l’avenir, une chose bien farfelue.
Lui qui écrivait n’écrit plus, lui qui lisait ne lit plus. Enfin presque.
Il ressent encore quelque attirance pour ces auteurs qui ont un jour tourné le dos au monde, à la civilisation, pour vivre plus intensément, se mesurer au monde, le vrai : Henri David Thoreau, bien sûr, avec Walden, John Muir (naturaliste américain du XIXe militant pour la protection de la nature), Elisée Reclus (géographe anarchiste du XIXe siècle) et Mario Rigoni Stern. L’homme n’a pas « remis les pieds à la montagne » depuis dix ans et ses quelques économies lui permettraient de rester plusieurs mois sans travailler. Alors, il décide de louer une baita en bois et en pierre « là où les dernières forêts de conifères cèdent la place aux hauts pâturages » dans une vallée proche de celle où il a passé son enfance, le Val d’Aoste, à deux mille mètres d’altitude.
Cela dit, pas question de jouer les super-héros : « L’idée n’était pas de me mettre au supplice : si je trouvais quelque chose de bon là-haut, je resterais, mais je pouvais tomber plus bas encore, et dans ce cas, j’étais prêt à tourner les talons. » Pragmatique, le gars : la tête en haut, les pieds sur terre !
Un trente avril, il gare sa voiture au bout d’une route et emprunte le sentier à travers les bois. Il s’installe. L’occupation ne manque pas: il faut couper du bois, nettoyer le pré, créer un potager, faire des sillons avec une motobineuse, labourer, sarcler, ratisser ( j’ai soudain une pensée émue pour mon pauvre potager qui n’en a plus que le nom, pauvre carré de terre envahi d’herbes folles), il faut, disais-je, construire un banc pour lire et contempler le paysage, se repérer dans un nouvel espace où finalement, les traces des hommes sont nombreuses.
En effet, rien n’est naturel là où les bois ont été coupés pour construire des pistes de ski : « le paysage qui m’entourait, en apparence si authentique et sauvage, avec ses arbres, ses pâturages, ses torrents et ses rochers, était en fait le produit de siècles de labeur, un paysage artificiel au même titre que celui de la ville. » Déçu ? Non, pas du tout. Ce que recherche le narrateur est « exclusivement humain ». Pourquoi la baita d’à côté est-elle orientée de cette façon ? A qui appartenait ce vieux seau en bois vermoulu ?
Autrefois, le hameau était habité. Autrefois… il y a bien longtemps… Plongée dans l’enfance.
Les seuls habitants dorénavant sont les blaireaux et les renards. Dans son isolement, le narrateur s’imagine jouer le rôle de tous les habitants et s’amuse en se disant : « Je représentais à la fois l’habitant le plus en vue et l’indigent, le noble propriétaire et son fidèle gardien, le juge, l’invité, l’ivrogne, l’idiot du village : j’avais tant de moi dans les jambes qu’il m’arrivait parfois le soir de devoir sortir et m’en aller dans les bois pour me retrouver un peu seul. »
De toute façon, jouer les Robinson, ça n’est pas pour lui : la nuit, il est mort de trouille. Les bruits de la montagne sont inquiétants. Un soir, il brave courageusement le danger et décide… de dormir dehors ! « Un genre de traitement de choc » avoue-t-il, plein d’humour.
Et puis, prendre un café avec Remigio le proprio n’est pas désagréable surtout quand on découvre qu’il est aussi grand lecteur !
Plus tard, dans la saison, ce sont les bergers qui montent avec leurs bêtes, ça fait de la compagnie à  l’homme qui constate, faisant preuve, par là-même, d’une grande lucidité: « Comme ermite, je ne valais pas un clou : j’étais monté là-haut pour rester seul et n’arrêtais pas de me chercher des amis. »
Ce Carnet de montagne est le récit d’une expérience : celle d’un homme qui ne se la joue pas et qui, s’il espère que la montagne va « le transformer en quelqu’un d’autre », comprendra vite qu’il doit s’accepter comme il est, avec ses faiblesses, ses fragilités, ses doutes, admettre, finalement, d’être ce qu’il est.
Un texte d’une grande sensibilité dans le regard porté sur les autres, sur la nature et d’une grande justesse dans l’analyse de soi. A cela, s’ajoute l’humour, cette distance indispensable, la seule capable de nous placer sur le chemin de nous-mêmes.

Une belle et tendre leçon de vie et de poésie…

                      

jeudi 23 juin 2016

La Maison du vagabond de Mariusz Wilk


Editions NOIR sur BLANC

Lire La Maison du vagabond, c’est rencontrer un homme : Mariusz Wilk et un lieu : une maison en bois dans un village à moitié déserté, Konda Berejnaïa, sur la rive nord du lac Onega, un des plus grands lacs d’Europe, en république de Carélie. Et les deux sont liés : l’homme est le paysage et le paysage est l’homme. Indissociables.
L’auteur nous livre ici son journal : chaque jour ou presque, il parle des hommes, des lieux, des livres, de sa fille Martusza et du temps qui passe… Il nous livre ses pensées, ses confidences, ses émotions, ses doutes, au fil des jours, au fil du temps.
Lorsqu’il regarde par la fenêtre de sa maison, ce qu’il voit est beau, infiniment beau.
 Il raconte qu’un de ses amis « avait cru se trouver sur la paume ouverte de Dieu » et qu’à son retour, il s’était fait baptiser ! Un autre convive, Georges Nivat, invité à séjourner quelques jours à Konda, aurait dit qu’ « il suffit d’avoir un horizon comme celui-ci pour avoir tout de suite envie d’écrire », ce qui donne, en russe (si, si, il faut se mettre dans l’ambiance !) : « Vot, ouvidish takoï okoïom i srazou zakhotchech pisat’ ».
 Et ce qu’il voit dans sa propre maison est peut-être encore plus beau, si c’est possible…  Kandinsky serait devenu le peintre génial qu’il est en entrant un jour dans une de ces maisons en bois : « Une table, des bancs, un poêle immense, une armoire et un buffet, le tout décoré avec des ornements multicolores peints à grands traits, aux murs des scènes de bylines (chants épiques de la Russie ancienne racontant les hauts faits des chevaliers) éclatantes de couleurs et le coin rouge avec les icônes, éclairé par une petite lampe rouge comme si elle se murmurait à elle-même, vivant sa vie mystérieuse… »
 Je lis cette description et repense à ma grand-mère et à mon arrière-grand-mère russes que je n’ai pas connues. Je les imagine assises près d’un samovar dans un jardin de Serpoukhov au sud de Moscou. En réalité, je n’imagine rien, je vois, sur des photos. Ma grand-mère est encore un bébé et ils n’ont pas encore quitté leur pays…
Mariusz tente de décrire les fameuses nuits blanches que certains disent plutôt roses, lui les voit « lilas jusqu’au gris d’or ». Le paysage est peinture : « en regardant aujourd’hui par la fenêtre, je vois le cobalt pâle de l’Onega et un ciel d’un violet délavé ». Une vraie « palette mystique ».
Plus difficile encore est de décrire la fonte des glaces car « celle-ci fond différemment au soleil et sous l’averse ; le vent l’entasse, le brouillard la gobe, la vague la grumelle… Tout cela s’accompagne de sons : un grondement, des éclats, divers crissements et bourdonnements, claquements, grincements et craquements. Et puis, tout se met à bouger … comme si le paysage de l’autre côté de ma fenêtre avait pris un coup de pied. »
Tiens, soudain, je pense à Chagall, à ses personnages et ses animaux qui volent, à ses maisons en rondins penchées.
Et l’eau du bouleau, « le meilleur médicament du printemps pour soigner le vague à l’âme », il faut la récolter dans des pots attachés sur les troncs…
Mariusz parle aussi de ses auteurs, longuement : Gombrowicz, Sebald, Bouvier, il les cite, les commente, les analyse. Il a le temps. « Un grand nombre de passages de mon journal constituent effectivement le récit de la contemplation d’un « flâneur »… ce qui demande une lecture peu hâtive et du temps pour réfléchir ainsi que, bien souvent, des retours à ce qui vient d’être lu pour retrouver le cheminement oublié d’une pensée… »
Prendre le temps de penser, de contempler, de rêver, de vagabonder toujours et encore et revenir à la maison, devenir la maison dans le paysage grandiose, être dans la beauté, être la beauté.
Mariusz Wilk n’écrit pas sur le monde dans le sens où son travail n’est pas un reportage sur une région, ses hommes et ses coutumes. Non, il « écrit le monde », de l’intérieur, de son corps et de son âme, il vit la chapelle de la Vierge douloureuse « qui se reflète dans la surface lumineuse et azurée de l’Onega », il partage avec son lecteur les tartines à l’ail, le hareng et la bière, nous conviant à un voyage « au plus profond » de lui et si l’on sait écouter, on l’entendra car, « au loin, à l’horizon, le ciel et la terre se rejoignent en silence. Dans une telle quiétude, on entend chaque mot. »

Je les ai entendus et ils sont là, dans mon cœur.

                         
         
                   
                                                    
                                                                

mercredi 22 juin 2016

A l'orée du verger de Tracy Chevalier


Editions de La Table Ronde

Evidemment, quand on habite en Normandie et que l’on a la chance d’avoir un pommier dans son jardin, on est peut-être plus sensible aux histoires de pommes et de pommiers (même si l’on est incapable de savoir de quelle espèce sont les pommes rouges que l’on cueille chaque automne !).
Car c’est bien de cela qu’il s’agit, on l’apprend dès le début : « Ils se disputaient encore à propos des pommes. Lui voulait cultiver davantage de pommes de table, pour les manger ; elle voulait des pommes à cidre, pour les boire. » Le ton est donné et l’on sent qu’entre les époux Goodenough rien ne va plus…
Il faut dire que la vie des pionniers est particulièrement difficile dans le Black Swamp (Ohio) en 1938 : la boue des marais colle aux bottes et aux vêtements, impossible de s’en débarrasser. Pour construire sa maison et aménager son potager, il faut déboiser à se tuer les reins et le lendemain, guetter les premières pousses qui jaillissent de partout.
Quant aux moustiques, n’en parlons pas : ils transmettent une fièvre mortelle. Au printemps 1838, Sadie Goodenough a déjà perdu cinq enfants sur les dix qu’elle a eus, à cause de cette fièvre. Alors, pour elle, c’en est trop : elle veut partir, quitter « cette saleté de marais puant » et puis, elle trouve que les greffes que pratique son mari sur les pommiers, c’est contre - nature. Se prendre pour Dieu, ça n’est pas une bonne chose… De toute façon, si elle s’écoutait, elle mettrait volontiers le feu à ce stupide verger. « On vivait pas grâce à cette terre, non : on était en vie malgré elle. Cette terre cherchait à avoir notre peau, que ce soit avec les moustiques, la fièvre, la boue, l’humidité, la chaleur ou le froid. » se dit-elle, folle de rage et maîtrisant à peine son désir de détruire les arbres chéris de son mari.
Heureusement que l’eau-de-vie de pomme l’aide à tenir le coup en la détruisant lentement. Alors, quand elle est couchée, James Goodenough et son fils Robert s’occupent des pommes sous l’œil attentif de Martha, la fille dévouée qui gère la maison quand la mère ne tient plus debout. Ils font des greffes et ce n’est pas si simple, une greffe, il faut avoir le coup de main (j’en connais plus d’un dans mon coin de campagne qui vous retiendrait un après-midi entier pour vous en parler !). Le père et le fils protègent leur travail tant bien que mal du raz de marée maternel qui détruirait tout si elle s’écoutait, furie incapable de sentir dans une reinette dorée l’arrière goût de miel et d’ananas et trouvant que « toutes les pommes ont juste un goût de pomme ».
Témoin silencieux des déchirements quotidiens entre ses parents jusqu’au terrible drame final, Robert Goodenough partira vers l’Ouest américain, la lumière, l’or : la Californie. Il exercera différents métiers jusqu’à ce que son amour des arbres le pousse à rechercher des espèces géantes dont on lui a parlé : les redwoods et les séquoias de Calaveras Grove. Spectacle fascinant. Sa rencontre avec un homme William Lobb dont le métier consiste à envoyer des arbres en Angleterre changera sa destinée. Une postface nous indique d’ailleurs que cet homme a réellement existé : il a introduit des pommiers dans l’Ohio et dans l’Indiana et envoyé en Angleterre divers arbres et végétaux venus d’Amérique.
C’est une histoire simple et belle : la vie d’un homme qui a voulu fuir, plus loin, toujours plus loin, porté par sa passion des arbres et le désir d’oublier un passé douloureux. Mais, c’est difficile quand le cœur est resté sur les terres de l’enfance et que les années ont passé.
A l’orée du verger est un livre où voyagent des hommes et des arbres, où les destins se croisent et où la vie, toujours plus puissante, tenace, entêtée, comme les arbres du Black Swamp, prend racine au plus profond de la terre et s’envole dans la lumière, ailleurs, vers un avenir plein de promesses.

Un très beau texte…

                                     

lundi 20 juin 2016

Lavage à froid uniquement d'Aurore Py


Editions de l'Aube


Je voulais juste parcourir les premières lignes histoire de jeter un coup d’œil sur le style, l’écriture quoi…
J’ai été happée. Littéralement. Emportée par le cycle « Prélavage ». Je n’ai reposé le livre qu’après la « vidange » !
Il faut dire, ça démarre sur les chapeaux de roue…
Après des études de médecine, une mère morte prématurément d’une leucémie foudroyante, un père qui a pris l’habit bénédictin dans une abbaye du Morvan et un frère bipolaire sur lequel il faut veiller, Julie se retrouve avec trois enfants sur les bras : Paul et les jumeaux Léonard et Sarah.
Un baby blues insurmontable (eh oui, ça arrive !), une sorte de long tunnel sans sommeil, d’apnée qui dure trop longtemps. Puis, un jour, on lâche tout : les gamins s’emparent d’un vase en cristal de Baccarat, y mélangent colle, liquide vaisselle, gouache verte et vinaigre et l’on regarde, absente, incapable de faire un geste.
Le trop plein. Le burn-out, dit-on.
Sur les conseils de son mari, Julie accepte de prendre une nounou : ça tombe bien, celle de son frère est libre. Il était temps qu’elle accepte de quitter les neveux de Julie, devenus de vrais ados !
En plus, c’est la super nounou paraît-il : disponible, maternelle, patiente, ponctuelle, jolie même. Que de qualités, apparemment…
Bref, de quoi claquer la porte de l’appart pour aller se balader en ville (Lausanne…) l’esprit tranquille !
Jusqu’au jour où…  l’on découvre un cadavre gisant sur le palier dans la poussette des twins. Manquait plus que ça !
Donc laissons Julie récapituler :
« Aujourd’hui, samedi 18 mai 2013, j’ai :
  • 37 ans
  • trois enfants de 4 ans et (18 mois)²
  • une dépression larvée
  • un mari généreux mais absent
  • une nounou frappadingue
  • un frère bipolaire
  • une adorable belle-sœur italienne
  • deux neveux pré-pubères
  • une mère prématurément décédée
  • un père prématurément canonisé
  • un cadavre dans le placard du palier
  • un doctorat en médecine qui ne m’a pas permis de le ressusciter.
Ça pourrait probablement être pire. »
Le ton est donné, la machine est lancée (sans mauvais jeu de mots), impossible de l’arrêter…
Quelle est l’identité de cet homme mort ? A-t-il quelque chose à voir avec la famille de Julie ? Ce sont les questions que va se poser l’inspecteur Gringer qui ne compte pas lâcher l’affaire si facilement. Manquait plus qu’lui !
Plus on tourne les pages et plus le mystère s’épaissit…
Julie connaît-elle bien les personnes qui lui sont proches ? Se connaît-elle bien elle-même ? Et si le cadavre du placard n’était que l’annonce d’un désastre imminent ?
Les certitudes de la jeune femme vont peu à peu s’effondrer laissant place à un doute insoutenable…
La pauvre Julie va avoir fort à faire si elle veut comprendre, percer le mystère et elle risque de sortir de cette sombre histoire bien… lessivée ! (inévitable, celui-là !)

Un roman policier drôle, plein d’humour, bien rythmé et dont le suspense nous tient en haleine jusqu’au bout ! Une réussite !

vendredi 17 juin 2016

Blast de Manu Larcenet


Editions Dargaud

« Comment ne pas se  haïr quand il est si naturel de se faire haïr ? »

Assis dans une cellule, Polza Mancini, 38 ans, 150 kilos, critique gastronomique, attend. Visiblement en garde à vue. Il tourne la tête et voit une figure moai.
De l’autre côté de la porte, un inspecteur l’observe. « Il n’a pas l’air coriace » s’étonne-t-il.
Et pourtant… internements fréquents en hôpital psychiatrique, automutilations en tous genres, altération du jugement, comportement asocial, hallucinations, arrestations multiples et variées et puis, une femme, Carole Oudinot, à qui il a fait quelque chose, on ne sait pas quoi mais on craint le pire. Elle est dans le comma, pas sûr qu’elle s’en sorte…
Les policiers l’interrogent, il faut le faire avouer. Mais Polza peut se taire, se refermer comme une huître. De toute façon, ils sont prévenus, il compte prendre son temps, leur raconter tout dans le détail : « Si vous voulez comprendre, il faut que vous passiez par où je suis passé. »
Et il en a fait des tours et des détours.
Alors, on suit Polza qui, sur huit cents pages (quatre volumes), nous raconte, se raconte… C’est lui qui cause, il faut l’écouter. Vrai, pas vrai, mensonges, vérité ? Un récit subjectif en tout cas…
D’abord, la mort de son père, l’homme à tête d’oiseau, à peine humain, que l’on découvre recroquevillé sur son lit d’hôpital. Et puis, le départ de Polza. Il quitte tout du jour au lendemain: sa maison, sa femme, son métier pour devenir clochard, clochard volontaire, expérimenter la liberté, sortir du cadre. Enfin ! Après la mort du père, il s’autorise….
 Il prend le train, descend au bout de la ligne et s’enfonce dans la nature… Retour à l’état sauvage presque : contemplation des petites bestioles qui grouillent et des plus grosses qui traversent le paysage. On se laisse aller à rêver sur des planches superbes, de vrais tableaux… On admire les lieux, limite si on n’est pas un peu jaloux de toute cette liberté que s’est offerte le gars Polza, même si l’on sent comme une menace.
 Parfois, à l’aide d’alcool et de médicaments, surgit le blast, espèce d’instant en suspension, d’ « effet de souffle, d’onde de choc ». Il voit des têtes de moai, les fameuses statues de l’île de Pâques. C’est l’extase qu’il recherchera, toujours et encore, état second où il devient léger physiquement et moralement. Moments rares, fugitifs et précieux…
Puis les premières rencontres, les paumés, les marginaux, les malades. Ceux avec qui il passe du temps, discute, semble échanger, un peu. Et les errements reprennent.
Il faut survivre, se défendre, frapper, être frappé et humilié. C’est le prix de la liberté. Devenir presque un animal, retourner à l’état sauvage. Souvent ivre mort, il faut se relever quand même, traîner ses blessures, calmer ses plaies et sa souffrance.
Et Polza raconte, détaille, se souvient. De temps en temps, il avale des barres Funky chocolat, les policiers les lui fournissent. Ce sont ses barres préférées. Alors, si ça peut l’aider à en dire un peu plus…
Qui est Polza Mancini ? Est-il ce qu’il dit être ? Est-on se qu’on croit être ?
« Parfois je mens. Je dis que je ne me souviens de rien… Mais il n’est rien qui ne s’efface, bien sûr. Je bouillonne en dedans. Je suis en feu. Je suis gris, lourd, crasseux, mais je suis en feu. Je suis la limaille, le cambouis, les miasmes, les ordures. Je suis la souillure, la suie qui s’incruste sous les ongles, les paupières, qui se niche au fond des poumons. Le désespoir, c’est comme la prison, la mine ou l’usine…Ça vous lâche jamais. Mais je suis en feu. Alors je mens. Je dis que je ne me souviens de rien. Mais mon histoire est faite de cicatrices. Il me suffit d’inspecter ma peau… Et tout me revient. »
Personnalité complexe, énigmatique, autour de laquelle le lecteur va tourner, s’interroger… Cet individu repoussant, abject, n’est-il qu’un pauvre homme vulnérable, seul car différent, dégoûté de lui-même et des autres et dont on ne peut qu’avoir pitié ? Est-il un individu prêt à payer cher sa liberté, refusant la normalité et la société de consommation ? Ou bien, est-ce un être chez qui « il n’y a pas trace de morale, d’éthique ou même de justice…. » ? « Là où vous vous réduisez à la loi, je ne me conforme qu’à la nature… et la justice n’existe pas dans la nature. » précise-t-il aux deux policiers…
Un roman graphique d’une noirceur insondable et fascinante, des planches anthracites où le blast ultra-coloré  vient soudain, comme un immense feu d’artifice, briser la grisaille, le noir et blanc dans lequel on replonge illico…

Une œuvre à la fois belle et cruelle, poétique et sordide ! Terriblement impressionnante. Essentielle en tout cas.

        

mercredi 15 juin 2016

Limbes suivi de Ronces Jean-Michel Maubert


Editions Maurice Nadeau


Estragon. - Où irons-nous ?
Vladimir. - Pas loin.
Estragon. - Si, si, allons-nous-en loin d’ici !
Vladimir. - On ne peut pas.
Estragon. - Pourquoi ?
Vladimir. - Il faut revenir demain.             
                                                             Samuel Beckett En attendant Godot


J’ai lu Limbes à haute voix afin d’en goûter toute la poésie, la musique, la profondeur, afin de me laisser aller à l’envoûtement des mots, de ces visions de fin du monde sous une lune grise. Un paysage rouille sang peuplé de cadavres d’animaux, d’arbres brûlés et d’ombres d’hommes errants sans fin.
Monde halluciné, hypnotique, hanté. Une coulée d’images, de tableaux fascinants et angoissés qui saisissent et envoûtent pour longtemps…
Ils sont trois : Lucas vient de mourir, Mona a disparu, le narrateur Samuel ira de terrains vagues en terres désolées, traversant des espaces labyrinthiques infinis, des espaces ravagés où quelques êtres fantomatiques finissent leur pauvre existence.
Là, meurent lentement les arbres et les chevaux que personne ne vient achever, créatures abandonnées à une souffrance infinie.
Que s’est-il passé ?
Qu’a fait l’homme pour en arriver là ? Tout est chaos, déchets industriels, métal calciné, herbe malade. L’eau noire et épaisse sent mauvais.
 Il ne reste plus rien au narrateur que quelques souvenirs d’enfance auxquels il s’accroche: « Ainsi nous avons grandi, telles des fleurs malades, dans le matin rouge et gris du quartier des abattoirs. ». Mona n’aimait déjà « que les machines et les choses cassées. » Elle avait tué le petit chien en voulant trafiquer son corps.
 Le grand-père de Lucas, boucher de profession, était devenu fou à force de dépecer et de couper en morceaux des bêtes, des chevaux notamment.
La vie s’est lentement transformée en cauchemar. « Mon sommeil est comme la vase des marais. Aucune fuite possible, une fois que tu t’es fait piéger. Tu t’enfonces toujours davantage. » On ne peut que s’enfuir, tenter de s’échapper.
En vain.
« Je voulais disparaître. Comme une ombre maigre, j’ai traversé des chantiers à l’abandon, des bidonvilles, des décharges publiques… Je me souviens des arbres nus comme de longs fils noirs lacérant le ciel. »
Que s’est-il passé ?
Des centrales, il ne reste que les radiations qui finissent de tout détruire. Des abattoirs, ne survivent que quelques bêtes mourantes et des hommes devenus fous.
Les grilles du zoo ont rouillé et les bêtes vont çà et là dans les hangars, les tunnels, la terre cancéreuse… « Elles rôdaient dans les terrains vagues, vers la zone des marais, avaient trouvé refuge dans les vieilles usines en ruines, envahies de ronces, de broussailles, d’arbres arthritiques, tous plus tordus les uns que les autres. »
Le grand-père de Lucas voyant un jour un cheval maltraité l’avait enlacé. Il ne voulait plus le lâcher… Quel fou ont pensé les autres….
Les corps pourrissent lentement, se décomposent : « Certains d’entre nous partent en lambeaux. Nous nous confondons alors peu à peu avec le sable, la boue. »
Effacement…
Je pense à Kafka, Thomas Bernhard, Samuel Beckett dans l’évocation de cette déchéance physique, de cette disparition progressive des corps dans un monde sans repères spatio-temporels où tout est ruine et décomposition.
 Seule la voix semble vivante, encore n’est-elle plus qu’un murmure, une invitation au sommeil ou à la mort…

                                                                       …..


Il est des larmes dans le monde
Comme si le bon dieu était mort
Et l’ombre de plomb qui tombe
Pèse le poids du tombeau
                                                 Georg Trakl

La narratrice de Ronces est Grete - Margarethe - la sœur de Georg Trakl, grand poète du début du XXe siècle (1887- 1914), appelé le Rimbaud autrichien, qui se suicida à l’âge de vingt-sept ans.
Pharmacien, il sera mobilisé  lors de la première guerre mondiale et ne se remettra jamais de ce qu’il verra. Sa poésie angoissée se fait l’écho de ses visions d’horreur : tout est pourrissement, déclin progressif. Les lieux sont indéterminés et sombres, la culpabilité de sa relation incestueuse avec sa sœur revient de façon obsessionnelle, le mal est lancinant.
Ronces exprime la souffrance absolue du poète qui se disait « moitié né » : « nous sommes là, nous autres - petites séquences de viande en mouvement, pris dans ce lourd et lent cheminement… un si lourd et lent cheminement - cheminement de bêtes, de pâles choses humaines au teint de nacre, de maladie… »
Correspondances de motifs obsessionnels qui traversent, tels des fantômes éteints, de vagues lueurs diaphanes, ces deux textes d’une grande force, poèmes hypnotiques aux images obsédantes et terribles.
Un univers hanté, apocalyptique, dans lequel, là, quelque part, plus loin encore, une main tue par amour, sort des ronces des êtres mourants, étouffe la douleur, en silence…

Fascinant.


                   

        Egon Schiele

vendredi 10 juin 2016

Mailloux d'Hervé Bouchard


Editions Le Nouvel Attila


«…  ah la vie, disait-elle, ah oui la vie, disaient-elles. »

Lire Mailloux, c’est plonger tête la première dans Rabelais, Jarry, Renard et Beckett. Sans oublier Jean-Jacques… C’est du lourd dirait l’autre. Du vrai !
L’enfance de Mailloux, « dehors tout le temps », s’échappant à quatre pattes du traîneau que ses parents tiraient, direction opposée, c’est l’enfance du pisseux, du « mardeux » qui invente une histoire les pieds en l’air « pour faire descendre les mots » : « il faut seulement se mettre en position instable pour que les mots on les entende mieux » confie-t-il à son copain avec lequel il compte écrire une petite saynète.
Les mots de Mailloux sont dans l’ordre où ils sont, comme ils sont, bruts, grossiers, entrechoqués, accumulés. Ils disent le vécu du gamin, la violence de la honte, la recherche du plaisir, l’omniprésence de la mort. Ils crachent, vomissent, se tiennent mal et vous sautent au visage dans un rythme insensé, ivres de vie, fous d’existence et de rage. Ils disent la vie de Mailloux, emmêlés, empêtrés et jaillissants. Sublime torrent bouillonnant et grondant auquel il faut accepter de s’abandonner pour y goûter, admettre d’être secoué, propulsé dans ce flot de paroles débridées à la syntaxe disloquée mêlant argot et mots québécois, brouillant les niveaux de langue. Il faut aimer jouer, s’amuser, être ouvert à une parole qui vient vous bouleverser…
L’enfance drôle et cruelle de Mailloux… Il sort de la piscine « une motte de merde plus dense que la roche » dans le maillot, et celle-ci sort sous le regard écoeuré du grand Gagnon qui « voit sans croire ce que Mailloux laissa, la motte luisante sous le couchant » et qui demain dira aux autres. Honte absolue de l’enfant. Il est « un Mailloux qui pue… sans doute une merde lui-même ». Le Gagnon en parle chez lui, qu’est-ce que tu crois, dit le père philosophe, « tout le monde c’est des pleins de marde ! Une bonne pluie, c’est ce qui faudrait pour nettoyer toute la marde que les pleins de marde ont chiée à terre partout où qu’ils passent. »
Et puis Mailloux veut être dehors, le sirop de la rue, mais « Parfois pressé on n’avance pas. On est Jacques Mailloux bloqué dans le proute, dans l’empêchement qui est. Je voulais souvent partir jouer. D’aussi loin que je me rappelle j’ai toujours voulu partir. » Le père le rappelle pour une réparation électrique longue et impossible qui se termine par une punition, enfermé le Mailloux, enfermé !
La mère Mailloux, « la mère monstre » dit au père : « Il se pisse dessus la nuit. Il va nous tuer. Père Mailloux, bats-le ! » Il obéit, le père Mailloux, frappe le fils avec le tue-mouche, la ceinture, un gros morceau de bois. Rien n’y fait. Tous les matins la machine tourne avec les draps dedans.
« Qu’il parte au camp, ça va reposer la machine ». C’est une idée. La corde à linge fait du bruit, les passants voient le linge. « Ta maison ne peut rien garder secret car ta rage est trop aiguë », Mère Mailloux. Ces objets « signifient » et disent ta haine. Le sais-tu ?
 Et sa honte ? Y penses-tu, Mère Mailloux, y penses-tu  à « la tristesse malade de la honte… qu’on appelle le malheur. » ?
Quelques moments d’oubli, « les veillées d’embouchure » avec les filles (si certains ont besoin d’une traduction, qu’ils lèvent la main…), les dimanches « d’ennui de juillet » dans  l’arbre mort à dire les noms, à les gueuler au vent et à la terre, les pieds dans la boue au bord du ruisseau, la pêche au chat mort et son enterrement, les jeux sur la glace dans la région du Saguenay, ces moments heureux de l’enfance de celui qui dit « je voudrais une éponge de nuit sur mon tourment »
Une œuvre majeure d’une force sidérante et d’une poésie insensée, un texte théâtral que l’on a envie de dire et de redire tant les mots ont de puissance.

Encore les mots du songe de Mailloux : « J’ai la teneur de la boue. Je vois tous les mots. Je les vois m’embrunir d’incompréhension face à l’empêchement qu’ils font de moi. Je suis la colline désolée. La teneur de la boue m’a. » Maux de l’enfance… 

jeudi 9 juin 2016

Le bleu entre le ciel et la mer de Susan Abulhawa


Editions Denoël

« J’ai beaucoup écrit sur ma déception de découvrir - de première main, en quelque sorte - le degré de cruauté dont nous sommes encore capables… Je découvre également la très grande force et l’aptitude fondamentale qu’ont certains humains à vouloir rester humains dans les situations les plus désastreuses… Je crois que le mot qui convient est dignité. »
                                                       Rachel Corrie  Lettre de Gaza. A sa mère.

Je ne suis pas une spécialiste du conflit israélo-palestinien, loin de là, et ne me permettrais en aucun cas de prendre position pour les uns ou pour les autres.
Seulement, en lisant le livre de Susan Abulhawa, je n’ai pu m’empêcher de me demander si un jour les hommes seraient capables de vivre en paix dans un monde sans violence.
Les enfants cesseront-ils d’être assassinés, les femmes violées, les hommes meurtris ?
Quand saurons-nous enfin vivre ensemble dans un esprit de communauté ? Différents ET ensemble, autres ET ensemble ? Vivrons-nous, un jour, dans le respect mutuel et la tolérance ?
Quand sera ce jour ?

Khaled est le petit-fils de Nazmiyé (oh… quand vous connaîtrez le personnage de Nazmiyé, croyez-moi, vous ne l’oublierez jamais !), il vit à Gaza et ne rêve que d’une chose… les œufs Kinder au chocolat dans leur mince feuille aluminium colorée avec, en leur cœur, un petit jouet surprise. Il en rêve parce qu’il n’y en a plus depuis longtemps à Gaza où tout est gris, terne, malgré le bleu du ciel et de la mer.
Des tunnels ont été creusés pour ramener clandestinement de quoi survivre : nourriture, médicaments, piles, matériaux de construction mais pas d’œufs Kinder…
Nazmiyé vient de Beit Daras. Au village, sa mère était surnommée La Folle car elle parlait avec un djinn appelé Souleyman, élevait seule ses trois enfants. Tout le monde en avait un peu peur et on lui offrait des légumes, des fruits et de l’huile d’olive pour se prémunir de ses sorts. Le frère de Nazmiyé s’appelle Mamdouth : il s’occupe des ruches du village et espère surtout entrevoir la belle Yasmine, la fille cadette de son maître apiculteur.
Enfin, il y a Mariam, la petite sœur aux yeux vairons qui « voit la lumière des gens », le monde intérieur des individus, sous forme de halo coloré. Au bord de la rivière, elle parle à son ami imaginaire et trace des lettres pour apprendre à écrire.
La Nakba, « la catastrophe », arrive en mai 1948 : les « Forces de défense d’Israël » pénètrent dans le village après l’avoir copieusement bombardé, tuant, violant, brûlant tout ce qui se trouve sur leur passage et lançant sur les routes vers Gaza « une vaste procession de désespoir humain ». Scènes insoutenables.
Hagards, dépossédés, ayant perdu bon nombre des leurs, les réfugiés attendirent des semaines et des semaines des tentes où s’abriter, des carnets de rationnement délivrés par les Nations Unies. Heureusement, la vie reprit son cours : les femmes firent la lessive, roulèrent des feuilles de vigne, les maris tendirent des cordes à linge, construisirent des cuisines collectives.
 Et des bébés virent le jour dans ces camps, les rires des enfants résonnèrent enfin de nouveau et les ragots reprirent comme avant. Les odeurs de cuisine flottèrent dans l’air : oignon, romarin, cardamome, coriandre, cumin, cannelle…
 La vie avait repris, Nazmiyé attendait son cinquième enfant…
Le bleu entre le ciel et la mer est l’histoire d’une famille sur quatre générations (un arbre généalogique figure au début du livre) de 1945 à nos jours. On suit le destin de chacun d’eux, le combat des femmes surtout pour survivre, protéger, aimer celles et ceux qui les entourent et ce, malgré la maladie, la mort, les emprisonnements, les trahisons, allant toujours de l’avant, avec la même volonté de fer.
Je pense à Nazmiyé, un personnage extraordinaire, une femme courageuse qui dit ce qu’elle a à dire, usant de la parole comme d’une arme de défense, refusant le désespoir, toujours prête à chanter, danser, organiser des fêtes pour que la vie continue. Oh, ces scènes sublimes à la fin du livre où, diminuée par l’âge, par ses multiples grossesses et les terribles souffrances qu’elle a endurées, elle rit avec sa vieille amie, à la lueur des bougies, elle rit en regardant la mer, fumant, jurant, crachant et riant inlassablement, pliée en deux.
Un rire qui balaie tout, comme une vague de liberté, et qui crie aux hommes que la vie est là, n’en déplaise à leur bêtise, à leur étroitesse d’esprit, à leur cruauté insondable.

Magnifique portrait de femme qui a encore la volonté d’espérer que, malgré les barrières électrifiées, les navires de guerre, les snipers et les armées suréquipées, ce monde est encore fait pour que les hommes soient heureux et vivent en paix.

mardi 7 juin 2016

Snjór de Ragnar Jónasson


Editions de La Martinière

Que diriez-vous d’aller passer vos prochaines vacances à… Siglufjördur ? Ah, pardon, vous ne situez pas précisément ? Prenez l’Islande, Reykjavik au sud, ça va, vous suivez ? Eh bien, vous enfilez un gros pull et des bottes fourrées et vous piquez droit vers le Nord, oui, oui, vers le cercle arctique. Stop, ça y est, vous y êtes ! Détendez-vous, tout va bien se passer…
C’est un peu ce que s’est dit Ari Thór Arason (ah, j’oubliais, il va falloir maintenant vous habituer aux noms !), jeune policier encore en formation, bien installé auprès de sa fiancée dans son appartement de Reykjavik. Il reçoit un appel téléphonique. Les dossiers de candidature qu’il a envoyés sont restés sans réponse jusque là. L’impatience le gagne…
C’est Tómas, le sergent du poste de police de Siglufjördur : ils ont besoin de quelqu’un. Ils veulent une réponse tout de suite, il y a de nombreux candidats.
« C’est d’accord » répond Ari sans même en parler à sa fiancée…
Siglufjördur… l’hiver… comment dire ? Quelques banalités : il neige (un peu de vocabulaire maintenant : snjór = neige), il fait froid… Mais ça, ce n’est rien à côté de la réalité : des congères en veux-tu en voilà, des routes impraticables, des avalanches qui empêchent d’entrer et de sortir de la ville par le tunnel qui traverse la montagne, unique voix d’accès, la porte de la maison bloquée par une quantité de neige bien tassée, le blizzard qui souffle sans interruption…
Question d’habitude, me direz-vous. Disons, qu’au début ça peut surprendre…
Et puis, Tómas,  très clair, précise, ne laissant aucun espoir à notre Ari devenu un peu blême et ressentant les premières crises de claustrophobie suffocante : « tous les hivers sont rudes. »
Siglufjördur a eu ses belles années lorsque les bateaux de pêche revenaient pleins à ras bord de harengs. Les usines tournaient jour et nuit. Mais ce n’est plus le cas… des problèmes de quotas je crois.
En tout cas, il est prévenu : il ne se passe jamais rien à Siglufjördur (ça fait déjà cinq fois que j’écris ce nom et je suis encore obligée de me pencher sur le modèle !), il peut laisser la porte de sa maison ouverte. Parfait, se dit-il, parfait…
« Dans quoi je suis allé me fourrer ?
Putain, dans quoi je suis allé me fourrer ? »
… se répète-t-il inlassablement…
Pas d’excès de vitesse à cause des routes enneigées; éventuellement, il faut parfois raccompagner un ivrogne… passionnant ! Lui qui rêvait de bouger un peu, de mener des enquêtes palpitantes, c’est raté.
Le soir de Noël, il est de garde (sympas les collègues…), il s’apprête à lire un nouveau livre jusqu’aux petites heures du matin comme le veut la tradition islandaise, lorsque le téléphone sonne…
Un faible murmure, à peine audible… « je crois qu’il va me faire mal… » Plus rien. Nouvelle sonnerie et une voix très faible « pardon… Je n’aurais pas dû… pardon. » Que faire ?
Ari Thór appelle son chef. Un canular et rien d’autre, juste un canular. Pas la peine de s’inquiéter ! Joyeux Noël !
Je n’en dirai pas plus, roman policier oblige…
Vous allez entrer dans une ville dont on ne sort pas, où tout le monde se connaît et s’observe.  Les secrets sont bien gardés, les mensonges tiennent lieu de vérité. Qui est qui ? Peut-on se fier aux apparences ? Comment le jeune Ari Thór, l’étranger, va-t-il s’intégrer dans cette communauté très fermée ? Ne se passe-t-il réellement jamais rien à Siglufjördur (j’ai fait copié-collé !)

Délicieux… j’en ai encore les mains glacées…

samedi 4 juin 2016

Retour à Domme de Françoise Houdart


Editions Luce Wilquin


J’ai tellement aimé ma grand-mère que toutes les histoires de grand-mère me font pleurer (je pense notamment à La grand-mère de Jade qui m’avait mise dans un état épouvantable).
Retour à Domme est avant tout l’histoire d’un homme qui, à un moment de sa vie, part à la rencontre de sa grand-mère désormais disparue.
Il se souvient qu’enfant, alors qu’elle lui lisait un livre, il entendit un choc contre la baie vitrée de la véranda : c’était un rouge-gorge, mort. Immédiatement, elle lui mentit : non, il est juste assommé, on va le mettre dans une petite boîte et il va repartir tout seul. L’enfant se réveille après sa sieste, l’oiseau n’est plus là. Regarde, il est retourné dans son nid tout en haut du cerisier, lui dit sa grand-mère Si l’on est attentif, on peut même l’entendre chanter. L’enfant fit semblant de croire aux belles histoires mais il ne fut pas dupe et se cacha pour pleurer…
Et puis, un jour, c’est au tour de la grand-mère de prendre son envol. Avant de mourir, elle raconte à son petit-fils devenu grand qu’autrefois, elle a été une aventurière, une fugueuse, elle avait un amant dans le Périgord, une région qu’elle aime tant. C’était une femme libre. Mais l’amant est mort depuis longtemps et maintenant, c’est son tour à elle d’aller, comme elle le dit, « siffler sur la plus basse branche du cerisier ».
Alors, des années plus tard, quand Oscar reprend conscience sur une petite route de campagne périgourdine, il ne comprend pas ce qui s’est passé. Il semble avoir perdu connaissance, mais pourquoi ? Quel choc a-t-il subi ? A-t-il causé un accident, renversé quelqu’un ?
« Eh ben, Garçon, faudrait quand même bouger d’ici » entend-il, découvrant un vieil homme,   Jeanloup, qui lui propose d’aller boire un café à La Renardière. Encore hébété, il le suit et découvre un hameau au milieu de nulle part, un « trou perdu qui se remplit de vide et de silence ». D’ailleurs, « qui serait assez insensé ou farfelu pour décider de venir vivre ici en totale immersion dans le rien, l’immense, le silence du ciel et des hommes ? »
 Le paysage est merveilleux, le vin n’en parlons pas (Bergerac, Rosette, Pécharmant, Monbazillac…), quant à Emilia et son mari, c’est comme s’ils l’avaient adopté !
Alors, il reste.
Un soir, il leur montre une photo de sa grand-mère. Le paysage, derrière, « c’est Domme ! » s’exclame Jeanloup. Quant à Emilia, elle remarque des vers inscrits au dos de la photo: « Je n’étais qu’un regard parmi ceux des oiseaux dans la paix de la nuit ».
Etrange, il est encore question d’oiseau… Pure coïncidence ? Peut-être pas… Oscar se dit que ce sont des signes, qu’il faut les suivre, ils mèneront bien quelque part, c’est certain…
Mais où cela va-t-il l’entraîner ?
Des fils se tissent entre présent et passé.
Qui était sa grand-mère, cette femme qui a osé mépriser les convenances pour rejoindre l’homme qu’elle aimait, qui s’est envolée vers lui et vers une terre qu’elle admirait et qu’elle avait faite sienne ? Qui l’a connue ? Qui pourrait lui en parler ?
Qui sont Emilia et Jeanloup, ces gens dont il a croisé le chemin, qui l’ont si généreusement accueilli et qui semblent vouloir étouffer leurs souffrances, leurs mystères enfouis ?
Que cachent-ils ?
Et lui, Oscar, qui est-il vraiment ce « solitaire maniaque, cet amoureux occasionnel » qui ne s’attache à personne et meurt à petit feu dans son entreprise de logistique internationale ?
Un très beau texte poétique dans lequel pullulent les « bruyères mauves » et les « vieux prunelliers fourmillant d’insectes assoiffés » et, la nuit, dans «  la parfaite immobilité du monde…, une chouette effraie traverse le silence. » Fermons les yeux et laissons-nous porter…
Alors, comme par magie, les mots de la grand-mère prendront tout leur sens…

Ecoutons-les, ayons confiance et voyons où ils vont nous mener…

mercredi 1 juin 2016

Quelqu'un en vue d'Inès Benaroya


Editions Flammarion

« Tout n’est pas à jeter, dans nos vies. 
« Non, tout n’est pas à jeter. 
« Il faut juste faire un bon tri. 
« Se débarrasser des images corrompues. Des miroirs déformants. »

C’est lui qui a voulu s’installer dans ce quartier, en banlieue.  Elle a suivi, docilement. Mais elle n’aime pas cette maison. Elle est trop grande et puis tout est automatique. Il faut dire que son mari n’a qu’un mot à la bouche : LA DOMOTIQUE. Chacun sa passion… Elle ne sait même pas se servir du four ni régler la température de la douche. Et puis, le lit est trop profond, la moquette trop épaisse, les écrans trop présents. Double vitrage phonique et thermique. Une vague impression d’étouffer, une vague envie de fuir pour respirer…
Ultra moderne solitude…
Dans l’immeuble d’en face, un homme reçoit tous les quinze jours la visite d’un travailleur social. Il sort de prison. Il doit bien se tenir, ne pas faire de faux pas. Il paraît que c’est la chance de sa vie. Il prend sur lui pour rester calme et n’étrangler personne. Pourtant, ce n’est pas l’envie qui lui manque. « N’oublie jamais, la meilleure défense, c’est l’attaque » se répète-t-il. Ils lui ont trouvé un travail de cariste. A quatre heures trente-deux, il se réveille. Le quartier dort à cette heure-là. Mais le soir, dans la maison d’en face, il voit une famille heureuse.
Cet étalage de bonheur, d’aisance, de facilité est insupportable. Ils n’ont pas posé de rideaux, alors il n’en perd pas une miette, il s’immisce dans une intimité qui n’est pas la sienne, s’introduit par effraction. Il en profite, se fait du mal. Ça le fait hurler, ça le détruit.
Les images que lui renvoie la maison d’en face lui donnent la nausée… Aisance, richesse, bonheur, vie facile… Il sent une rage sourdre en lui, emplir son être qu’il a de plus en plus de mal à maîtriser.
Et pourtant, tous les soirs, il regarde…
Evidemment, on pense à la nouvelle de William Irish Fenêtre sur cour  adaptée au cinéma par Alfred Hitchcock dans cette observation quotidienne, minutieuse et obsédante de l’autre en face et dans les analyses que l’observateur ne peut s’empêcher de produire, au risque de devenir fou.
Mais les images sont-elles le reflet de la réalité ? Voit-on « ce qu’il y a réellement à voir ? » Ne projette-ton pas plutôt les illusions de notre imagination ?
J’ai lu ce roman d’une traite, sans pouvoir m’arrêter, me demandant sans cesse vers quel désastre on se précipitait à coup sûr, à quelle violence les individus auraient inévitablement recours.
Un roman troublant sur le thème des apparences, des non-dits, des douleurs enfouies qui refont surface.

Vu de loin, c’est toujours joli chez les autres…