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dimanche 30 septembre 2018

Trois fois la fin du monde de Sophie Divry


Éditions Noir sur Blanc
★★★☆☆ (J'ai aimé, sans plus)

Trois parties :
1. Le prisonnier. Joseph Kamal se retrouve en prison après un braquage qui a mal tourné. Non seulement il n'a plus de famille, il vient de perdre son frère lors de ce hold-up, mais l'univers de la prison ne lui épargne aucune violence physique ni aucune humiliation morale. Son quotidien est un cauchemar, pire, un enfer : la promiscuité avec les codétenus est une épreuve insoutenable.
2. La catastrophe. Une explosion nucléaire a eu lieu. « La moitié de l'Europe irradiée. La moitié de la France évacuée. » Joseph Kamal a réussi à s'échapper, il erre… (Partie de transition ?)
3. Le solitaire. Décidé à rester dans la zone contaminée pour éviter d'être repéré et éventuellement de nouveau arrêté, Joseph Kamal découvre la solitude extrême dans la nature avec comme seuls compagnons les animaux.
Bon, il faut tout de suite que je vous avoue que je n'ai pas bien compris le sens profond de l'oeuvre. Je suis donc allée écouter quelques interviews de l'auteur ici et là sur la toile et… je reste toujours aussi dubitative.
Que dit l'auteur ? Elle explique qu'elle a voulu montrer que si l'homme vivait difficilement avec les siens, il supportait aussi très mal la solitude. Je suis bien d'accord, ça me paraît à peu près évident, mais pourquoi avoir placé Joseph K. - tiens, ça me rappelle quelqu'un! - en prison ? Un tel choix a certes le mérite de proposer un symbole efficace de la condition humaine - « l'enfer, c'est les autres », n'est-ce pas ?- mais favorise-t-il l'identification du lecteur au personnage ? Il est permis d'en douter. Et pourtant l'auteur dit vouloir nous faire ressentir quasi physiquement ce que ses personnages vivent. Pourquoi alors ne pas avoir placé Joseph Kamal dans un cadre plus banal, le coeur d'une ville surpeuplée, par exemple, situation dans laquelle chacun peut se reconnaître ?
Second problème : l'organisation en parties bien distinctes : j'ai eu l'impression d'une espèce de collage un peu artificiel, de l'ordre de la démonstration - l'enfer de la promiscuité/transition/l'enfer de la solitude - et tout cela m'a donné le sentiment d'une mécanique un peu trop didactique.
Enfin, pour ce qui est de la robinsonnade, Sophie Divry avoue s'être inspirée du livre de Marlen Haushofer : Le Mur invisible, formidable roman qui raconte l'histoire, sous forme de journal, d'une femme qui, après une catastrophe mondiale, se retrouve seule dans un chalet en pleine forêt, séparée du monde par un mur invisible. Effectivement, les deux histoires sont proches et l'on sent très clairement que Sophie Divry n'avait qu'une hâte : en venir à cet épisode, le vrai coeur de son projet. Pour montrer quoi ?
Que la solitude est difficile et que finalement, il vaut mieux vivre parmi les hommes (même en prison) ? Je trouve que le lecteur est laissé un peu à la surface des choses et dans l'impossibilité de se saisir d'un indice qui lui permettrait de tenter une analyse, de se lancer sur une piste philosophique, métaphysique…
Autre élément qui m'a beaucoup gênée : le passage du « je » au « il », du point de vue interne au point de vue omniscient, ce qui produit un effet étrange. Je pense qu'il aurait mieux valu se décider pour l'un ou l'autre. J'ai trouvé que ce « choix » relevait plus d'une hésitation. Peut-être aurait-il été préférable d'opter pour un point de vue omniscient afin d'éviter l'écueil du langage banlieue dont on sent ici un peu l'artificialité...
Pour conclure, je dirais que la très belle écriture poétique de Sophie Divry ne m'a pas permis, cette fois, d'oublier totalement des partis pris romanesques moyennement convaincants et un message qui m'a semblé assez convenu.

Cela ne va certainement pas m'empêcher d'attendre avec impatience son prochain roman, car Sophie Divry a du talent, et ça, j'en suis bien persuadée !

Lu dans le cadre du Prix Landerneau des lecteurs 2018


samedi 29 septembre 2018

Le paradoxe d'Anderson de Pascal Manoukian


Éditions du Seuil
★★★☆☆ (J'ai bien aimé)

Les personnages, pour commencer : elle, c'est Aline Boîtier, ouvrière chez Wooly, une usine de textile. Lui, c'est Christophe Boîtier, ouvrier chez Univerre, une manufacture de verre.
Ils ont 42 ans et gagnent 1300 euros par mois chacun.
Deux enfants : Léa, 17 ans, qui passe un bac ES et s'initie chaque jour aux notions de « destruction créatrice », « paradoxe d'Anderson », « obsolescence des compétences », expliquant à ses parents le sens de ces formules abstraites et un peu absconses. Son petit frère, Mathis, est un enfant fragile, sujet aux convulsions. Sa santé inquiète beaucoup ses parents.
Ils vivent dans un petit pavillon à Essaimcourt dans le nord de l'Oise.
Bientôt, ils auront de nouveaux voisins. Les anciens propriétaires ont été licenciés et leur maison vendue aux enchères pour une bouchée de pain. Le bonheur des uns fait le malheur des autres. Pour le moment, des Moldaves, « des travailleurs détachés » explique Léa qui révise son cours « en direct », la remettent à neuf : les nouveaux propriétaires vont bientôt prendre possession des lieux.
Pour la famille Boîtier, ce n'est pas le bonheur mais presque. Ils ont le sentiment de mettre la tête hors de l'eau et peuvent enfin faire quelques projets. Ouf !
Et puis, un jour, la mauvaise nouvelle tombe : le licenciement. Pour Aline.
C'est l'effondrement. La direction a décidé de délocaliser. De nuit, ils ont viré le matériel. Aline décide de ne rien dire à sa fille, pour la protéger. Léa ne doit pas rater son bac, elle doit s'en sortir, avoir un bel avenir !
Vous imaginez bien que leur drame ne s'arrêtera pas là...
Alors, ce roman ?
Si je l'ai aimé ? Oui, bien sûr même si honnêtement, je n'ai pas eu le sentiment d'apprendre grand-chose. Comment rester insensible à la tragédie que traversent ces ouvriers, comment accepter l'inacceptable : les délocalisations, le chômage, l'endettement, la misère, le désespoir ? Pour ceux qui n'imagineraient pas comment ça se passe chez les gens qui perdent tout du jour au lendemain, le livre de Pascal Manoukian montre clairement la dégringolade, la chute : l'impossibilité soudain de rembourser le crédit pour la maison et de changer la voiture en fin de course, d'échapper à la malbouffe, d'acheter une fringue correcte au gamin, de se chauffer, de s'offrir quelques jours de vacances, d'avoir une image un tant soit peu positive de soi.
On le sait depuis Zola, dont Pascal Manoukian se fait ici le digne descendant, la condition ouvrière fait de la vie un sable mouvant dans lequel, au moindre faux pas - la chute de Coupeau de son toit... - on s'enfonce chaque jour un peu plus. Un travail dur, répétitif, les problèmes de santé qui en découlent, l'usure psychologique et morale transforment la vie en cauchemar. Beaucoup tiennent, ils n'ont pas le choix. S'ils se retrouvent au chômage, leur absence de qualification et l'inexistence d'offres d'emploi les laissent sur le carreau.
Le roman de Pascal Manoukian est terrible, c'est une évidence. Je vois même autour de moi une réalité encore plus noire : des hommes et des femmes épuisés et dont l'extrémité des doigts est noire car gelée par les températures extrêmement basses des salles réfrigérées où ils s'épuisent chaque jour, des enfants qui ne mangent pas le soir, leur seul repas étant celui de la cantine le midi, des gens qui ont froid parce qu'il n'y a pas d'argent pour se chauffer ni d'eau chaude pour se laver, des familles qui ne partent jamais en vacances, même pas en rêve. Pourquoi est-ce que je vous dis cela ?
Eh bien parce que, aussi curieux que cela puisse paraître et même si j'ai beaucoup apprécié ce roman, j'ai ressenti un léger malaise, comme une insatisfaction : je vais tenter de m'expliquer.
Si les artifices visibles dans une fiction ne me dérangent pas quand celle-ci s'éloigne d'emblée de la réalité, en revanche, lorsque, dès le début, le roman semble nous orienter vers une grille de lecture plutôt réaliste, la moindre invraisemblance devient pour moi gênante. 
Justement, ici certains de ces artifices peinent, je trouve, à se faire oublier. Et, pour tout dire, quelques scènes me semblent sonner faux : ainsi, la jeune fille qui est comme par hasard en série ES et qui vient expliquer à sa mère ce qu'est le paradoxe d'Anderson et d'autres notions d'économie au moment même où la mère est en train de flancher, non, franchement, je n'y ai pas cru. Et puis, c'est un peu démonstratif. Aline et Christophe transformés en Bonux and Tide pour le braquage du supermarché Simply : on entre dans le grotesque ! Le tour de l'Europe sans quitter l'Oise, le goûter d'anniversaire chez Picwic sont des scènes qui frôlent la comédie : elles sont évidemment pleines de bons sentiments mais leur accumulation vient un peu atténuer la force tragique du reste de l'oeuvre. Et le voisin qui se trouve être … (j'évite de spoiler) : c'est vraiment peu plausible.
En fait, tout est une question de dosage : le premier vol dans l'épicerie, on admet et puis, la scène est d'un burlesque tellement irrésistible que l'on craque. Par contre, après, le braquage a du mal à passer.
Quant à la scène finale, je conçois qu'on puisse être sensible à sa construction, mais je l'ai trouvée, pour ma part, trop démonstrative.
Ces scènes m'ont gênée, j'en sentais trop la construction, l'artifice. Tout au long du roman, j'ai vu le fil rouge, cousu de fil blanc. Et cela a mis un bémol à mon plaisir de lectrice.
Mais, finalement, peut-être me suis-je fourvoyée sur le genre, m'attendant à un roman réaliste alors qu'il s'agirait plutôt d'une espèce de « fable » didactique n'hésitant pas à recourir à des effets grossissants pour faire passer un message social voire politique.

Mais bon, ce n'est que mon petit avis. Le paradoxe d'Anderson reste un roman nécessaire et s'il pouvait aider nos politiques à prendre conscience de ce qui se passe sur le terrain, loin de leurs tours d'ivoire, ce serait un pas de plus vers le progrès. Mais ça, j'en doute ! (qu'est-ce que je suis sombre comme nana!)

lu dans le cadre du Prix Landerneau des lecteurs



mercredi 26 septembre 2018

Ça raconte Sarah de Pauline Delabroy-Allard


Les Éditions de Minuit
★★★★★ (coup de coeur!)

Ce livre-là est à lire d'une seule traite, d'un seul souffle, d'une seule respiration que l'on retiendrait, par peur de tourner la page. Et si tout finissait mal ? Et si elles ne parvenaient pas à garder la tête hors de l'eau ? Et si elles perdaient pied soudain et coulaient, submergées par cette passion qui les brûle, les dévore et les tuera peut-être ?
Derrière ce « elles », il n'y a qu'un nom : Sarah. L'autre est un « je ». On ne saura jamais comment elle s'appelle, son compagnon et son enfant resteront aussi anonymes… Sarah efface tout, occulte tout. Elle prend la place, celle des autres d'abord et d'une certaine façon, tel un vampire, elle aspire aussi la vie de la narratrice.
Cela s'appelle une passion amoureuse. On le sait, c'est dévastateur.
Lire les premières lignes de ce roman revient à se jeter dans une espèce de tourbillon, à être pris dans une tourmente dont il est impossible de s'extraire.
La narratrice raconte, en oubliant presque de reprendre son souffle, dans un « je » et un présent qui deviennent vite les nôtres, sa rencontre avec Sarah, ce soir de réveillon, chez des gens guindés, ennuyeux et morts.
Tout à coup, elle est entrée. La folie Sarah a surgi, entraînant dans son sillage, la lumière, l'éclat, la vie.
La narratrice répète inlassablement ce nom qui s'infiltre doucement en nous. « Sarah », cette femme-enfant musicienne qui finit par nous séduire, par nous tirer par la manche et nous entraîner dans son mouvement. Elle nous manquera, à nous aussi, dans la deuxième partie du livre. Vous en ferez l'étrange expérience...
Sarah est vivante et déborde de partout : elle parle fort et mal, fume trop, boit trop. Elle pleure et rit beaucoup. Rien n'est mesuré, compté, calculé.
« Elle est vivante » aime répéter cette narratrice affolée par ces excès, cette démesure, une narratrice un peu perdue, bousculée et projetée, presque malgré elle, en dehors de sa vie, de son train-train, par l'ouragan Sarah.
Dans ce monde un peu tiédasse, un peu terne, ce monde qui ne vaut pas vraiment le coup d'être vécu, Sarah est celle qui met de la couleur, du mouvement, du bruit. Elle bouscule les codes, fait tomber les barrières, franchit les limites. Et vous aspire dans son sillage.
« Elle est vivante. »
Et la narratrice se rend compte qu'elle préfère être avec elle, l'amie, plutôt qu'avec lui, le compagnon. Elle aime Sarah. Mais ce n'est pas facile de mettre les mots sur ce qui vous arrive, de s'avouer la chose, de supporter le raz de marée qui s'empare de toute votre personne et assiège tout votre être.
Elle se donnera. À corps perdu.
C'est l'amour fou, l'émerveillement au quotidien, l'enchantement. Une espèce de communion, un truc qu'on ne peut même pas nommer. Et que tout le monde ne vivra pas. Un amour qui remet tout en cause : le travail, les amis, l'enfant, le conjoint, la famille.
Tout.
Sarah remplace tout, fait le vide peu à peu. La narratrice est prise dans le tourbillon Sarah, la tornade Sarah. L'obsession pour cette « drôle de fille » se transforme très vite en « une révélation, une lumière, une épiphanie. » Elle est une déesse, elle est sacrée : « Elle serait la femme idéale, la femme ténébreuse et splendide, une icône.»
« Après la première nuit, être loin d'elle devient une aberration. »
« Elle me respire, elle m'aspire, ça raconte ça : le souffle, le soufre, la tempête. »
Et cette écriture, presque incantatoire, m'a bouleversée. De cette histoire d'amour, j'ai goûté chaque page comme on lit un poème, parce que chaque page est un poème. J'ai eu peur d'avancer, de connaître la fin. On le sait, l'intensité, la puissance va finir par craquer, par exploser. Ça ne peut que mal tourner, ce genre d'histoire. Et pourtant cette fin, on la connaît dès le début. Mais on l'oublie, on revit la rencontre et cette scène sublime efface tout. Nous sommes emportés par les mots, le rythme des phrases, le souffle de vie dont chaque syllabe et chaque silence semblent emplis.
Je suis sortie de cette lecture, vidée, fourbue, effarée.
Avec l'envie de reprendre tout depuis le début, de me relancer dans le tourbillon comme on veut faire un second tour de manège et que la tête nous tourne déjà un peu.
Ce dont je ne me suis pas privée.
Si Sarah est vivante, ce livre l'est bien autant qu'elle.
Son coeur pulse à chaque page.
Et c'est sublime.






dimanche 23 septembre 2018

Chien-Loup de Serge Joncour


Éditions Flammarion
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

C'est une belle histoire que nous raconte là Serge Joncour, un roman à la Giono, mêlant hommes et bêtes dans des territoires reculés, des terres quasi sauvages où la nature prolifère.
Lise, actrice parisienne sans emploi, a repéré une location de vacances sur Internet : dans le Lot, « au coeur du triangle noir du Quercy », à une demi-heure de Limogne, une maison inoccupée depuis fort longtemps sur une hauteur au milieu d'une espèce de jungle, un lieu très difficile d'accès - ils devront louer un 4X4 -, sans télé ni Wi-Fi. Et le premier village à 25 km ! Tandis que Lise trouve ce gîte idéal pour l'été, Franck, en vrai Parisien, n'imagine même pas une seule seconde un mois d'août dans ce trou perdu sans que mort s'ensuive.
Je vous laisse deviner qui aura le dernier mot…
À peine arrivée, Lise admire le paysage à couper le souffle, heureuse d'être enfin loin des mauvaises ondes et de la pollution urbaine : elle souffle, se sent immédiatement dans son élément. Rien ne l'effraie : ni le côté rustique de la maison, ni l'absence de confort, ni cette nature rude et sauvage, ni les feulements et les hurlements nocturnes, ni les yeux gris-vert qui dans l'obscurité les regardent prendre leur premier dîner sur la terrasse.
Franck, lui, est perdu : il est clairement hors de sa zone de confort, court partout pour tenter de choper une barre, une toute petite barre qui lui permettrait de communiquer avec ses contacts. « Sans plus le moindre sang-froid il se mit à marcher de long en large pour essayer d'attraper du réseau quelque part, il tenait le téléphone tendu devant lui, comme une télécommande pour rallumer le monde. » Son métier de producteur le contraint à rester joignable n'importe quand, d'autant que ses nouveaux collaborateurs sont prêts à pactiser avec le diable, en l'occurrence Netflix et Amazone, ce que Franck, adepte du cinéma en salle, refuse catégoriquement. Loin de tout, il a le sentiment de ne plus rien maîtriser et de se faire manger par ses deux collègues formatés par les jeux vidéo, deux jeunes loups qui veulent livrer son catalogue de films au plus offrant.
Pour lui, c'est clair, il ne restera pas trois semaines dans ce lieu.
En attendant, ils sont seuls comme des naufragés sur une île déserte. S'il leur arrivait le moindre problème, personne ne pourrait leur venir en aide.
Personne.
Que feront-ils lorsqu'un chien-loup viendra tourner autour de la maison ?
Parallèlement à l'histoire de Lise et de Franck, Serge Joncour nous en raconte une seconde, une plus ancienne qui commence en juillet 1914. Dans ces mêmes lieux, un siècle plus tôt, dans un village appelé Orcières-le Bas, hommes et animaux sont réquisitionnés : c'est la guerre. Ils doivent partir. Fernand le maire a l'idée géniale de cacher sur le mont, dans des prairies, deux cents moutons. Parce qu'il faut bien que les gens mangent. Mais ce qu'il doit cacher ne s'arrête pas à cela : dans des carrioles bariolées estampillées Pinder viennent de débarquer huit grands fauves, cinq lions et trois tigres, accompagnés de leur maître, un dompteur musclé à l'accent allemand : Wolfgang Hollzenmaier. 
Or le tocsin vient rapidement mettre fin à cette ambiance de fête : le chapiteau est démonté au plus vite, les clowns, jongleurs et acrobates sont réquisitionnés. Il reste juste un dompteur qui veut protéger ses bêtes. Que fait-on d'un dompteur allemand en temps de guerre et de surcroît sur un territoire ennemi ? Le livre-t-on aux autorités ? Et puis, ces fauves, il faut qu'ils mangent ! Les animaux vont-ils passer avant la population qui a faim ? Ne risquent-ils pas de s'échapper à la moindre occasion et de se jeter sur les enfants du village ? Le maire et l'instituteur insistent pour qu'on les cache et c'est ainsi que l'homme et ses fauves trouvent refuge dans une maison en hauteur… celle-là même que loueront Lise et Franck un siècle plus tard sans imaginer une seule seconde tout ce qui a pu se passer dans cet espace où ils comptent se reposer !
Les lieux gardent-ils la mémoire des événements passés ? Les fauves de Wolfgang hantent-ils les lieux un siècle plus tard ? Rôdent-ils encore le soir aux abords de la maison, prêts à dévorer les petits Parisiens vegan à la chair tendre ?
Comment Franck va-t-il supporter cet isolement qui, paraît-il, peut rendre fou ? Va-t-il vaincre sa peur, accepter d'être observé le soir par on ne sait quelle bête féroce ?
Oui, il y a du suspense dans ce roman et beaucoup de tension. On sent que quelque chose va craquer comme ces violents orages qui déchirent le ciel au coeur d'un été étouffant.
Mais surtout, c'est une histoire magnifique, de celles qu'on n'écrit plus vraiment, une histoire d'hommes et de bêtes, de violence et d'amour, de haine et de complicité, de peur et de tendresse. Oui, une bien belle histoire, permettant aussi d'explorer la part de « sauvage » présente dans tout être civilisé et qui ne demande qu'à refaire surface si l'occasion s'en présente.
Allez, pour apporter un bémol à cette avalanche de compliments, il me semble que ce texte fabuleux aurait peut-être mérité une écriture avec plus de relief, plus d'éclat, une écriture qui aurait eu quelque chose à voir avec celle de Giono... (Mais sans doute, est-ce ma passion pour l'auteur d'Un Roi sans divertissement qui m'égare ?)
Et puis, je me demandais s'il n'était pas possible d'échapper à l'alternance par trop mécanique de courts chapitres renvoyant aux deux époques du livre, procédé tellement répandu actuellement...

Peut-être suis-je bien sévère pour finir… Car je le répète : j'ai pris un immense plaisir à lire ce scénario captivant, cette folle histoire d'hommes et de bêtes dont je ne peux que vous conseiller la lecture !

lu dans le cadre du Prix Landerneau



samedi 22 septembre 2018

Einstein, le sexe et moi d'Olivier Liron


Éditions Alma
★★★★★ J'ai adooooré !

Bon, disons-le clairement, Olivier Liron est notre CHOUCHOU de cette rentrée littéraire : tout le monde craque, a craqué ou craquera et MOI LA PREMIÈRE.
Il faut dire qu'il a TOUT pour lui, ce garçon (au fait, il est marié?) Allez, je plaisante ! (C'est pas pour moi, c'est pour ma fille… quoique...hum, hum) Oui, il a TOUT pour lui (je me sens prête à faire une surconsommation de majuscules pour cet article) : il est drôle, sensible, intelligent, il écrit vachement bien, il connaît des kilomètres de trucs dont je n'ai absolument JAMAIS entendu parler - et en plus, il s'en souvient - , il est cultivé, parfois un peu foutraque (juste ce qu'il faut pour qu'on craque), souvent en retard. Il aime le coca et les madeleines, les croque-monsieur au Leerdammer, les chapitres sur le divertissement dans les Pensées de Pascal (ben oui, j'connais et surtout ce chapitre-là!) et le chocolat à l'orange.
Bref, il a tout pour plaire et je l'aime, je l'aime, je l'aime. D'ailleurs, je le lui ai déjà dit (si, si mais c'est entre nous, je ne peux pas vous en dire plus… )
Son livre ? Comme lui : un délice de drôlerie mais pas seulement !
Olivier Liron nous raconte comment il a participé à Questions pour un champion. Vous savez, avec Julien Lepers. Eh bien, croyez-moi, même si vous n'êtes pas féru de cette émission, vous allez trembler et avoir les mains moites : car on veut qu'il gagne, notre Olivier au pull-over rouge ! Et on se prend au jeu, on frémit pour lui, on maudit les autres candidats, on les déteste. Ils ne DOIVENT pas gagner, ils NE PEUVENT PAS gagner. On s'est tellement attaché à notre Olivier qu'il est notre pote, notre frangin. On veut qu'il gagne ! Et sur un rythme effréné, nous voilà transportés dans un jeu qu'on ne regarde jamais à la télé. Limite d'ailleurs si la plume d'Olivier Liron ne nous inciterait pas à jeter un œil sur l'émission (ça passe encore? J'ai un doute) Donc, le suspense est terrible, oui TERRIBLE. Notre crack en botanique et en ornithologie est parfois au plus mal devant des adversaires REDOUTABLES. Et le truc le plus fou, c'est qu'il est capable de rendre Thor Heyerdahl (quoi, vous ne connaissez pas?) et l'expédition sur le Kon-Tiki (faut pas que je me plante en l'écrivant!) complètement passionnants.
De toute façon, je vais vous dire, il pourrait nous parler de n'importe quoi, ce serait un pur bonheur parce qu'il écrit tellement bien et il a un tel humour (je me répète, je sais), une telle autodérision aussi, un tel sens du rythme et de la poésie que moi, je prends TOUT !
Mais, il n'y a pas que ça dans ce livre (et soudain, je me rends compte que j'ai oublié de vous dire qu'Olivier est autiste, autiste Asperger) : Olivier nous raconte le cauchemar de ses années collège, il nous parle aussi de sa grand-mère, de ses parents, de ses histoires d'amour. C'est hyper touchant, hyper sensible. C'est magnifique, MAGNIFIQUE !!! On est ému aux larmes !
Allez, lisez-le, lisez-le, lisez-le.
Bravo Olivier pour ce que vous êtes !

Qu'est-ce qu'on vous aime !


mercredi 19 septembre 2018

Roissy de Tiffany Tavernier


Éditions Sabine Wespieser
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Tiffany Tavernier tombe un jour sur une photo et un article de journal qui la saisissent : une femme d'une quarantaine d'années, plutôt bien habillée, se révèle en réalité être une SDF. Enfin, plus exactement, son domicile est l'aéroport d'Heathrow près de Londres. Lorsque le journaliste, pour conclure l'article, lui demande pendant combien de temps elle compte vivre dans cet aéroport, elle répond : « Toute ma vie ».
Tiffany Tavernier comprend qu'elle tient là un sujet de roman.
Roissy. L'auteur y passe des mois et des mois à observer ceux que l'on appelle « les indécelables » : l'aéroport est leur lieu de vie et pour échapper aux caméras de surveillance et aux vigiles, ils se font passer pour des voyageurs. Le long des couloirs, ils traînent une valise ; dans les salles d'attente, ils dorment sur les fauteuils ou lisent les journaux abandonnés ; dans les cafétérias, ils vont parfois se payer une boisson ou un sandwich ; dans les boutiques, ils osent à peine effleurer du regard les foulards en soie et les beaux sacs de cuir.
Ils font semblant d'attendre un départ qui n'arrivera jamais.
« Comportement sobre. Exposition sobre. Ne jamais laisser de traces : jeter les mégots dans les poubelles, jeter les déchets dans les poubelles. Aucun geste excessif. Se gratter, mais pas jusqu'au sang. Boire, mais pas au goulot. Courir, non. Hurler, non. S'en tenir aux codes. Aux limites. A la procédure. »
La narratrice s'appelle Anna, elle connaît par coeur cet espace gigantesque où travaillent cent vingt mille personnes et où passent un million de voyageurs par an. Un monde à part, une planète où se mélangent toutes les langues, toutes les nationalités, toutes les classes sociales. Elle vit là depuis quelques mois. Elle connaît tout de cet espace qu'elle hante nuit et jour, elle sait comment faire semblant. On l'interroge ? Elle répond qu'elle part pour Shanghai, qu'elle y a rencontré quelqu'un, qu'elle va peut-être s'y installer. Elle ferme un instant les yeux pour imaginer les lieux où elle n'ira jamais. Deux heures après, elle explique à un quinquagénaire un brin curieux qu'elle va à Manille.
Le personnel de l'aéroport commence à lui devenir familier, certains lui disent bonjour.
Elle imagine la vie des uns, des autres, regarde les avions décoller, promesse d'un nouveau départ, pour elle aussi, un jour, peut-être.
« Hier, je suis partie à Naples, Nairobi et Abidjan, m'improvisant tour à tour prof d'histoire, chef de produit L'Oréal, femme d'expat' militaire… Femme d'expat', c'était une première et j'ai été brillante. »
Elle vit en se laissant « traverser par la foule » dans un lieu en dehors du monde, une limite au-delà de laquelle on ne peut plus aller. À moins de faire demi-tour et ça, elle n'en veut pas.
Elle n'est pas seule : il y a Vlad dont le passé est un mystère et les autres, Liam, Joséphine, Josias…
« Pour eux, comme pour moi, ce monde est notre dernière chance. Le quitter, ne serait-ce qu'une seule fois, ce serait renoncer à tous les voyages, à toutes les identités, perdre, en somme, le peu de matière qu'il nous reste, rompre définitivement le fil qui nous tient encore en vie, briser la magie par laquelle chacun de nous s'invente hors la violence du monde. »
Et cette femme, Anna, qui est-elle ? Elle ne le sait pas. Un choc lui a fait tout oublier de son passé qui lui revient par bribes lors de terribles cauchemars…
Il lui faudra pourtant sortir de son jeu de cache-cache pour entrer en contact avec l'autre, un homme, qui a aussi son histoire...
Un très beau texte tellement cinématographique que je ne serais pas étonnée de le voir prochainement porté à l'écran. C'est tout un monde complètement fascinant que l'on découvre et dans lequel on se trouve plongé, comme l'a été l'auteure elle-même : un lieu de mouvements, de sons, de lumières et de mots - l'aéroport a son propre langage- où les gens se croisent, se mêlent, s'évitent et se rencontrent parfois. 
Le roman de Tiffany Tavernier nous permet aussi de voir ceux que l'on ne voit pas, des gens meurtris, ravagés par l'existence et qui refusent de retourner « à la rue », se sentant vaguement protégés par les vitres de l'aéroport comme dans une bulle, un cocon. Roissy est peut-être aussi le seul lieu où ils puissent imaginer un nouveau départ… Qui sait ? Des avions qui s'envolent, il y en a tous les jours.
Tiffany Tavernier a parfaitement mis en scène le quotidien de ces « indécelables », leur façon de se planquer parmi les autres, de se fondre au risque de s'oublier peut-être, aussi.
C'est certain, jamais plus je ne verrai Roissy comme avant…

Un très bon roman !

dimanche 16 septembre 2018

Un feu éteint de Fabrice Chillet


Éditions Finitude
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

C'est une petite musique qui nous happe, nous retient, comme une voix familière et intime. Un « je » que l'on suit sans trop savoir où l'on va. Les phrases nous rappellent peut-être, de loin, celles de Modiano et ses errances dans un passé perdu, un secret enfoui et des gens disparus.
Philippe Sebel avance sur les pavés de Rouen. Il a quitté Paris le matin, mis son métier de journaliste sur pause et pris un studio pour une semaine dans la ville où il a fait ses études, autrefois.
Tout lui revient en mémoire, il n'a rien oublié : ni le nom des rues, ni la couleur des murs et des portes cochères, ni l'adresse de ses amis de faculté. Philippe aurait aimé retrouver Louis sur le pas de sa porte, un Louis qui l'aurait attendu toutes ces années. Ils auraient repris leur conversation passée, parlé des livres lus et des textes qu'ils écrivaient.
Maintenant, Philippe est décidé à « forcer les retrouvailles ».
Mais à quoi bon ? Que sont devenus ceux qu'il aimait, ceux avec qui il avait rêvé un bel avenir… d'écrivain peut-être ? Qu'attend-il de Louis, marié maintenant et professeur d'université ou de Clément qui exerce un travail sans intérêt pour s'adonner librement à sa passion, la musique ?
Pourquoi Philippe s'autorise-t-il cette parenthèse de sept jours dans sa vie, ce retour dans le passé, vers des fantômes et des douleurs qui ne demandent qu'à refaire surface ? Que cherche-t-il qu'il semble avoir perdu et qui l'empêche soudain d'avancer ? Quels rêves évaporés et disparus tente-t-il désespérément de retrouver ?
Marchant dans cette ville labyrinthique dont il connaît toutes les impasses et les passages secrets, Philippe semble à la recherche d'une part de lui-même évanouie, de ce qu'il a été à une époque où tout était encore possible. Parce que la vie, parfois, vous fait dériver, vous égare, vous désoriente, vous mène sur des chemins qui ne sont pas les vôtres et sur lesquels, au lieu d'avancer, vous vous perdez.
Alors, dans un dernier soubresaut, Philippe comprend que la seule façon de se retrouver, c'est de reprendre son élan, de tenter un nouvel envol. Recommencer, placer ses pieds dans les empreintes d'autrefois. Revenir au point de départ. Ce n'est pas sans douleur, le passé est un monde peu fréquentable. C'est toujours un peu risqué de remettre le nez dedans. Risqué mais nécessaire parfois.
Philippe s'accordera sept jours, une semaine de déambulations en lui-même et dans les ruelles de ce Rouen devenu lieu de mémoire, une semaine de détours au risque de se perdre, seule façon de mieux se retrouver pour tenter de rallumer ce que la vie a doucement éteint et presque fait mourir.
Un très beau texte, teinté de mélancolie, sur ces années où, étudiant, on a la naïveté de croire que tout est possible, que les choses les plus belles nous attendent et qu'il n'y a qu'à se lancer dans la vie pour les atteindre.
Entre désillusion et espoir, regret et promesse de renouveau, le livre de Fabrice Chillet, plein de sensibilité et d'émotion contenue, nous conduit sur les chemins du passé à la recherche de ce qu'on y a laissé d'espoir et d'ambition. Un roman sur l'amitié, sur les rêves déçus et le temps qui passe…
Une nouvelle voix de la scène littéraire que j'ai hâte de retrouver…

Une belle réussite !



vendredi 14 septembre 2018

La guérilla des animaux de Camille Brunel


 Alma éditeur
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Impression de mots et de phrases trop longtemps retenus et qui soudain jaillissent, claquent et griffent. Pas de douceur, pas de nuances dans ce roman. On n'en est plus là, il y a urgence maintenant. « Le temps de la négociation était révolu. Il fallait militer comme on tue : sans ambages, industriellement. »
Militer pour quelle cause ?
La cause animale.
Encore hier matin, à la radio, j'entends que des activistes vont être jugés pour avoir vandalisé des boucheries. Ils passent à l'action. Sont prêts à tout ou presque.
Les vidéos, dans les abattoirs, on les a vues. Elles sont insoutenables. Le traitement que nous infligeons aux bêtes est monstrueux, innommable, inhumain. En un mot : indigne. Nous n'avons aucun respect pour des êtres sensibles et qui souffrent. Nous nous gavons de leur viande largement au-delà de nos besoins et au détriment de notre santé. Un comble.
Nous éradiquons des espèces sans aucun remords. Notre pollution se charge de faire disparaître ceux que nous ne tuons pas avec nos fusils ou nos filets de pêche. Des oiseaux, il n'y en aura bientôt plus. Merci les néonicotinoïdes. Un article du Monde daté du 20 mars 2018 commençait en ces termes : « Le printemps risque fort d'être silencieux ». Des abeilles, bientôt, nous ne parlerons plus. « J'm'en fous, j'n'aime pas le miel » m'avait rétorqué un gamin de treize ans l'an dernier. Il a l'excuse de sa jeunesse. Nous vivons dans une espèce d'inconscience volontaire, heureux de nos oeillères qui nous rendent la vie bien confortable. Après nous, le déluge.
Face à la catastrophe écologique dont on subit les retombées au quotidien, face à des modes de vie qui sont inacceptables, face à la souffrance animale, je peux comprendre que certains commencent à s'énerver, à perdre patience, à ne plus avoir envie de causer.
A quoi bon le bla-bla, les sommets de ci ou de ça ? La prise de conscience doit d'abord être individuelle et mise en pratique au quotidien. Nous en avons les moyens, notre arme est d'abord notre porte-monnaie. N'achetons pas ce qui empoisonne, ce qui détruit, ce qui fait souffrir. Renonçons à notre consommation effrénée. Elle ne nous rend pas heureux, bien au contraire.
Ceci est à notre mesure et en notre pouvoir.
Bref, passons à l'action.
Vous le voyez, je suis mal placée pour parler du livre de Camille Brunel. Parce que son urgence, son impatience, son exaspération sont miennes. Je les vis au quotidien, je n'en peux plus des atermoiements des uns, des autres, des grands discours suivis de renonciations. Ils m'insupportent. Je suis maintenant pour l'action, individuelle d'abord, collective après et quotidienne toujours.
Les mots de Camille Brunel, son roman et sa magnifique postface m'ont parlé, évidemment.
Parce qu'il y a beaucoup de choses que je ne supporte plus depuis longtemps, que ma patience finit par avoir des limites et que ces limites sont atteintes.
Alors ? Oui, j'ai aimé ce texte, son extrémisme, sa parole dure, violente et sans concession, son impatience. Ils lui seront reprochés, sans doute. Il répondra que c'est une fiction, un roman. L'autoportrait qu'il fait de lui vient nuancer après coup ce terme « roman » inscrit sur la couverture. « Je me sens très embarrassé pour l'espèce humaine. Elle est indigne de son barda cognitif et elle le sait bien. Ses sœurs, apparues à peu près en même temps qu'elle sur le dernier demi-million d'années, disparaissent les unes après les autres ; pourtant elle continue de les manger, s'imaginant être la plus grande. A la fois l'aînée et la cadette, comme si être la plus jeune signifiait être la plus parfaite. « La guérilla des animaux », c'est l'histoire de cela : de l'erreur mondiale de l'anthropocentrisme, et de la violence qui s'en suit. »
Ce bouquin, il le sort de ses tripes, il l'a tenu au chaud quelques années et sa colère est là, bouillonnante, brûlante, pleine de fureur et d'exaspération.
La guérilla des animaux est l'histoire d'un homme, Isaac Obermann, espèce de justicier des temps modernes - que d'aucuns trouveront idéaliste (ah bon…) -, qui va parcourir le monde pour tenter de protéger les animaux : « Mon animalisme est farouche et cruel» «... il est temps de riposter. Aussi violemment que nous avons été attaqués. C'est-à-dire très, très violemment. » C'est dit. Il y a urgence. Parfois, Isaac prendra le temps de convaincre par la parole. C'est important aussi.
« Les dauphins n'ont jamais été des animaux. D'ailleurs les animaux n'existent pas. Ce sont, dans d'autres corps, des intelligences similaires aux nôtres - exactement similaires… L'anatomie varie. Pas l'intelligence. »
Appelons cela l'antispécisme.
Le roman est engagé, sa dimension épique en fait un récit d'aventures qui se passe aux quatre coins du globe là où les animaux crèvent. Un peu partout donc. Le registre tragique n'est jamais loin non plus… comme si soudain les dieux en colère allaient s'abattre sur les hommes et les punir de leur trop grande hybris. Pour qui se prennent-ils ces hommes ? Les plus beaux, les plus forts, les plus intelligents ? Misère. Ils seront punis.
Ce roman a des défauts, c'est vrai. Mais franchement, on s'en fout. Et je n'ai pas envie d'en parler. Le propos prime, vous explose à la figure, vous tire de votre léthargie et l'écriture, puissante, serrée, mordante, saisit par sa force et sa détermination. Le message est clair : nous ne conserverons notre humanité et notre dignité que si et seulement si nous acceptons de respecter les animaux en les traitant comme des égaux.
« L'humain vit comme un rat et s'imagine plus digne que le rat. Il prive les animaux de leur bonheur pour en tirer le sien - et ça ne marche pas. Il cherche l'amour, le plaisir et le divertissement, se persuade qu'il les a obtenus. Il a remplacé Dieu par la certitude que le monde obéit à un ordre qui ne peut pas lui vouloir tant de mal que ça. Moi, je l'ai remplacé par les animaux. C'est un sacré aimable et fragile. Né près des villes,j'ai étudié les lettres, reçu une modeste éducation religieuse (protestante), regardé beaucoup de films, fréquenté beaucoup de gens pendant des années où j'étais critique de cinéma, mais rien ne m'a jamais apporté autant de bonheur que de voir des marsouins approcher mon zodiac en Écosse, de voir une baleine à bosse faire surface devant mon kayak en Colombie-Britannique. Que de sentir le museau de ma chatte, Padmé, venir renifler mes lèvres ; ou d'être survolé par des flamants roses ou des grues, en Camargue ou au Der. Ce bonheur, qui est le comble de l'existence, n'a rien à voir avec mon espèce, ni ma pensée conceptuelle. C'est la vie, sans la violence. C'est ce qu'il me faut. On a tendance à sacraliser la violence, au point de justifier les abattoirs. C'est vraiment surestimer la vertu des traumatismes. »

Un texte nécessaire et puissant.

(roman lu dans le cadre des 68 premières fois)


mardi 11 septembre 2018

Les bracassées de Marie-Sabine Roger


Édition du Rouergue
★★★★★ (J'adoooooore!)

Permettez-moi de ne pas être objective.
Parce que Marie-Sabine Roger et moi, depuis plus de quinze ans maintenant, nous vivons une belle histoire d'amour. (Elle va être surprise en l'apprenant…)
Oui, Marie-Sabine Roger est pour moi comme… Philippe Jaenada, Antoine Bello, Jean-Paul Dubois, Emmanuelle Bayamack-Tam, Marie-Hélène Lafon, Martin Winckler, Gaëlle Josse et quelques autres encore...
Ce sont mes petits chéris, on n'y touche pas. Je les défendrais bec et ongles contre la terre entière si la terre entière venait à les égratigner.
En trois mots : je les aime. J'aime leur langue, leurs mots, leurs phrases, leurs personnages, leurs histoires. J'aime quand ils me parlent d'eux et des autres. Je suis comme un vieux chien fidèle : je reconnais leurs textes à dix kilomètres à la ronde. Ils me font rire, ils m'impressionnent par leur incroyable imagination, leur folle invention. Et surtout, je sens chez chacun d'entre eux une telle humanité qu'il me semble que leurs livres vivent d'une vie autonome.
Il m'arrive de les croiser, lors de salons littéraires, jamais, au grand jamais, je ne m'approche pour leur parler. Je risquerais de m'évanouir. Oui, je suis comme ça. Au dernier Salon du Livre de Paris, j'ai admiré de loin mon grand nounours de Jaenada. J'enviais tous ceux avec qui il discutait. Je suis incapable d'adresser un mot aux gens que j'admire. Ou alors, rouge comme une tomate et vacillante, je bafouille péniblement trois banalités et je m'en veux pour le reste de la journée.
Voilà.
Donc, Marie-Sabine Roger, je l'aime.
Et j'aime son dernier roman, bien sûr.
Parce que c'est du Marie-Sabine Roger pur jus.
Que je vous raconte (pas tout, évidemment!)
C'est l'histoire d'une fille aux « bras pantins nerveux » et aux « mains polichinelles » qui a perdu son parapluie - un parapluie auquel elle tenait beaucoup parce qu'il lui rappelait sa mère. Je vous le dis tout de suite, elle ne le retrouvera pas. Sur le tableau des petites annonces, à l'épicerie, aucun mot n'a été laissé pour signaler qu'un parapluie aurait été retrouvé. Aucun. Vous voyez, ça, c'est typique des personnages de Marie-Sabine Roger : ils sont du genre à penser que si quelqu'un retrouve leur parapluie, il va nécessairement prendre la peine de rédiger une petite annonce pour retrouver le propriétaire... En revanche, Harmonie, tel est son nom, tombe sur une affichette rédigée par une certaine madame Suzain, qui habite la même rue qu'elle. Cette dernière recherche « quelqu'un pour deux heures de ménage une ou deux fois par semaine suivant le cas. » Étrange ce « suivant le cas... »
Harmonie appelle et tombe sur … Fleur.
Comment vous décrire Fleur ? Fleur et sa porte blindée neuf points ? On ne peut pas dire qu'elle soit épanouie... Non pas vraiment. Fleur est une vieille dame de soixante-seize ans, à moins qu'elle ne soit en réalité une petite fille qui écrit tous les soirs dans son journal intime, on ne sait pas au fond. « Admirez sa rondeur de planète la courbe de ce bras plus dodu qu'un jambon observez sur sa lèvre supérieure cette fine rosée de sueur la douceur dans ses yeux d'enfant intimidée qui ne sait pas comme elle devait être belle à trente ans »
Lorsque Harmonie l'appelle pour le travail, Fleur entend comme des aboiements. Pourvu que cette femme n'ait pas l'idée d'amener son chien !… Comment peut-on imaginer faire du ménage dans ces conditions? Les gens sont fous à notre époque !... Surtout, si c'était le cas, ça risquerait de déplaire à Mylord...
En réalité, Fleur n'a besoin de personne pour son ménage, sa maison est tenue plus qu'impeccablement. Non, elle veut juste qu'on lui garde Mylord, son amour de petit chien, le temps d'aller…
Si vous saviez à qui Fleur rend visite….
Mais... le sait-elle elle même ?
Allez, ce roman est délicieux, il se déguste comme une belle part de gâteau au chocolat recouvert de crème fouettée faite maison : on salive quand on l'a devant soi, on l'entame avec une émotion sans nom, on se régale de chaque bouchée, on ne veut pas en perdre une miette, on regarde avec envie l'assiette de son voisin et une fois fini, on en reprendrait bien encore un peu !
Et, bien entendu, on se lamente de l'avoir avalé si vite !
Comme toujours, les personnages sont de pures merveilles : jamais je n'oublierai Fleur et Harmonie, mes deux cabossées, mes deux bracassées. Et je ne vous ai pas parlé du merveilleux Monsieur Poussin. Lui, j'ose à peine l'évoquer tellement mes mots ne sauront jamais restituer ce qu'il est. Non, il faut la délicatesse, la sensibilité et la poésie de Marie-Sabine Roger pour dire qui il est. Et c'est magique.
Lisez doucement, régalez-vous, lecteur chanceux de n'avoir pas encore parcouru la première page de ce roman…

Comme je vous envie !



vendredi 7 septembre 2018

Arcadie d'Emmanuelle Bayamack-Tam


Éditions P.O.L
★★★★★ (IMMENSE COUP DE COEUR)


Il y a quatre ans, nous sommes partis en vacances avec une de mes grandes copines : Paula. À cette époque - parce que les choses ont un peu changé - Paula n'avait ni téléphone portable, ni ordinateur, ni voiture, ni montre à quartz. Elle refusait de mettre un pied dans un Mac Do, mangeait bio, luttait contre le nucléaire. Un de mes fils se souvient encore du jour où, tandis que nous attendions le train, il lui demanda de bien vouloir tenir quelques minutes son téléphone portable, le temps qu'il déballe un sandwich.
Elle refusa.
Tout net.
Il était hors de question que Paula tienne en main un appareil risquant de propager des ondes nocives.
Eh bien, je me dis maintenant, après avoir lu Arcadie, que Paula aurait presque pu rejoindre Liberty House, une sympathique petite communauté d'êtres sensibles allergiques aux ondes électromagnétiques, aux phtalates, au glyphosate, aux pesticides, aux sels d'aluminium, aux perturbateurs endocriniens, aux réseaux sociaux etc, etc… Une petite bande d'énergumènes antispécistes, amoureux de la nature, du grand air, prenant le temps de vivre, de raconter leurs rêves au petit déjeuner et de s'adonner aux plaisirs de l'amour libre.
Elle aurait rencontré toute une bande d'éclopés de la vie, d'adorables inadaptés au monde moderne, de semi-fous ou de semi-sages terrorisés par une époque dont certains aspects sont, avouons-le, pour le moins effrayants …
Une secte ?
Oui et non...
Bichette (allergique à tout) et Marqui (amoureux de Bichette), parents de la narratrice, ont littéralement fui leur maison pour se réfugier dans une bâtisse ancienne au coeur de la pinède, espèce de zone blanche, de société « idéale » et utopique coupée du monde et de ses fléaux.
Reçus à bras ouverts par une espèce de bon gourou généreux et consolateur, promettant paix, repos et bonheur sans WIFI, ils ne sont jamais repartis, heureux de cette vie protégée où l'on évolue nu, sans tabous et où l'on couche avec qui l'on veut du moment qu'il y a un minimum de réciprocité dans le désir !
Leur fille, Farah, la narratrice, a grandi à Liberty House, parmi les arbres et les écureuils, sans téléphone portable, ordinateur ou télévision. La pauvre ! Contrairement à beaucoup d'ados, il ne lui restait comme occupations que la lecture, l'observation de la nature et des hommes (les habitants de Liberty House!), la discussion et la réflexion. Évidemment, elle a échappé aux diktats de la mode : son corps a poussé sans qu'elle cherche à ressembler aux starlettes du web ni à qui que ce soit d'ailleurs.
À quinze ans, lucide, perspicace et d'une grande intelligence, elle analyse avec beaucoup d'humour, de dérision et de distance la situation hors du commun que ses parents lui ont imposée. Les portraits qu'elle fait des habitants de Liberty House sont hilarants : Arcady, le gourou, avec son blouson Sonia Rykiel en velours matelassé orange, Fiorentina, la cuisinière et « ses beignets de fleurs de courgettes, polenta aux cèpes, tourtes aux blettes et à la tomate sorrentine, flans de pleurotes, tagliatelles aux truffes, ravioles au pesto de roquette... », Kirsten, la grand-mère LGBT ; Dadah, son fauteuil roulant à sept mille euros et son maquillage outrancier ; Epifanio et son « baile sorpresa », sans oublier Victor, un brin obèse sous ses chemises à manches bouffantes et les autres, tous les autres : Nelly, Djilali, Malika, Daniel et Edo, le cochon truffier. Quelle équipe que tous ces extravagants à la fois ridicules et follement attachants !
Mais inévitablement, Farah finit par connaître les joies du collège et les chants tentateurs des sirènes du monde moderne. Elle s'interroge sur son corps (qui ne ressemble pas trop à celui de ses petites camarades) et sur son identité (qui suis-je… fille OU garçon? L'un ET l'autre ? Doit-on forcément choisir ? Difficile question du genre ...)
L'intrusion d'un migrant dans cet éden va avoir des conséquences inattendues sur Farah, l'amenant à remettre sérieusement en cause la philosophie profonde de son gourou adoré.
Bon, je le dis, depuis que j'ai achevé la lecture de ce livre, je le crie haut et fort sur tous les réseaux sociaux, pour moi, c'est le meilleur : il est d'une drôlerie irrésistible - j'ai ri, tellement ri -, il est cinglant et tendre, sarcastique et bienveillant, tendrement ironique, pénétré de l'air du temps, humain, tellement humain et, pour couronner le tout, si bien écrit qu'on se délecte de chaque ligne… Et puis, quelle sensualité, quelle poésie dans l'évocation de cette nature éblouissante, des corps qui s'y épanouissent dans une espèce d'osmose parfaite !
Quant à la fin, magnifique hymne à la liberté et à l'amour, elle est d'une telle beauté qu'elle vous tord le ventre et vous brouille les yeux.

Un grand texte !



mercredi 5 septembre 2018

Forêt obscure de Nicole Krauss


Éditions de l'Olivier
traduit de l'anglais (USA) par P. Guivarch
(J'ai beaucoup aimé)

C'est une œuvre exigeante que nous propose Nicole Krauss, un texte nourri de philosophie, de métaphysique, de théologie et qui s'intéresse aussi à la création littéraire. 

En effet, dans son dernier roman, elle met en scène deux personnages que l'on va suivre et qui ont comme point commun d'arriver à un tournant de leur vie, à un moment où ils ressentent la nécessité de tout remettre en cause. Dévorés par le doute et le sentiment de ne pas avoir suivi le bon chemin sur la route de l'existence, ils vont vivre chacun à leur manière une espèce de basculement, un nouveau départ qui revêt la forme d'une quête : quitter une petite vie bien ordonnée, bien organisée pour se lancer ailleurs dans une espèce de chaos dont ils sortiront, du moins l'espèrent-ils plus ou moins consciemment, peut-être autres, en tout cas réinventés. C'est risqué, très risqué même, mais les personnages de Nicole Krauss osent. C'est leur caractéristique et c'est aussi ce qui permet… le roman !
Pour Jules Epstein, un richissime avocat juif new-yorkais qui a brillé toute sa vie durant, la « transformation » (transfiguration?) va tout d'abord consister à donner une grande partie des ses biens et de son argent. S'alléger du poids des possessions matérielles pour se tourner vers plus de spiritualité. Pour ce retour en lui-même, il lui faut impérativement revenir vers les lieux qui l'ont vu naître en Israël.
Il va séjourner à l'hôtel Hilton de Tel-Aviv où Nicole, une écrivaine juive américaine à succès, va également résider. Elle aussi est en pleine crise : son couple va mal, elle n'a plus d'inspiration et s'ajoute à cela le sentiment étrange d'être double : une mère aimante mais engluée dans sa vie de famille et une écrivaine à la recherche de l'inspiration. Souhaitant écrire sur l'hôtel Hilton de Tel-Aviv où elle passait ses vacances, enfant, elle part en Israël, elle aussi. 
Le voyage des deux protagonistes ainsi que les rencontres qu'ils feront les conduiront à se remettre en question : Epstein s'interrogera par exemple sur les liens qu'il a créés avec sa femme et ses enfants, sur le sens de sa vie et sur Dieu. 
Quant à Nicole, il lui faut accomplir une mission qu'un universitaire lui a confiée : retravailler la biographie de Kafka.
Tous deux, contrairement à Joseph K. dans Le Procès - qui demeure assis devant la porte de la Loi sans jamais oser pénétrer dans la pièce alors qu'il se devait de le faire - , iront plus loin, franchiront les limites, accompliront leur destin, s'échapperont et pénétreront dans la forêt obscure de leur être et du monde afin d'y trouver une forme de liberté, de vérité et de repos (for rest...)

Peut-être  qu'Epstein et Nicole avaient « une prédisposition à l'espoir et au désir ardent » dont Joseph K. (Kafka) était dépourvu.
Forêt obscure est un roman complexe dans lequel les références aux textes et aux rites juifs, les analyses et interprétations des livres sacrés, les réflexions sur le sens de la vie, la notion de destin à accomplir sont autant d'interrogations qui invitent à de multiples interprétations. 

Une lecture passionnante et intellectuellement stimulante !