Editions P.O.L
✦✦✦✦✧ (J'ai beaucoup aimé)
Le
père du narrateur est mort : lors d'une balade en forêt de
Revigny dans le Jura, il a glissé sur une vingtaine de mètres et ne
s'est jamais relevé. Peut-être est-il mort sur le coup, son fils
n'en aura jamais la certitude, de même qu'il ne saura jamais si
c'est vraiment un accident comme tout le porte à croire.
« …
Il est mort là où il vivait, tout simplement. A la façon de
ces paysans qui n'ont jamais quitté leur ferme et qui s'éteignent
dans la chambre où ils ont vu le jour. »
Alors,
le fils retourne sur les lieux à la recherche de quelque chose qui
lui dise ce qui s'est passé. Il a besoin de réponse, d'être sûr,
de comprendre. Choqué par cette fin de vie trop bête, il se saisit
des petits bouts de fictions qu'on lui tend, les recherche, s'en
nourrit : « Pour ne pas me laisser dévaster par
le doute et l'émotion, je me raccrochais aux branches de la
narration. Je tissais une toile romanesque pour me retenir à ses
fils. Je n'avais guère à me forcer, j'avais même l'impression que
la toile se tissait à mon insu. La toile, ou plutôt les multiples
amorces. C'était en fait comme une myriade de petits fils fragiles
qui se balançaient sous mes yeux et que je tentais d'attraper à la
volée pour me stabiliser un minimum. » Ce peut être une
femme qui lui dit qu'elle a rencontré un homme dérangé dans la
forêt (peut-être son père ou un fou qui l'aurait poussé ?) ou la
carte postale d'une amie demandant pardon à son père pour un
rendez-vous manqué le jour où il est mort (la raison du
suicide?)... Des pistes, des bribes de vies, des débuts de romans,
mille histoires possibles pour compléter ce qui est resté en
pointillés, en blanc...
Il
arpente ces lieux du haut Jura qu'il connaît bien et que son père
aimait . D'une certaine façon, aller vers ces paysages, c'est
tenter de retrouver celui qui n'est plus. Il prend d'ailleurs la
voiture de son père, la Seat Ibiza immatriculée 39, pour parcourir
les lieux, ces paysages de « sapins, scieries, grumiers ».
Une
famille originaire de Lons-le-Saunier et de Clairvaux-les-Lacs :
un grand-père ouvrier dans des usines de bois ou de plastique qui a
fabriqué pendant trente ans des queues de casseroles en bakélite.
Les petits-enfants ont tous quitté la région pour aller au bout du
monde.
« Mon
père a commencé à travailler à dix-sept ans, il est mort à
soixante et un an », si près de la retraite diront les
gens qui le connaissaient. Ouvrier, il fabriquait des couvercles de
poêles. Ensuite, il s'est formé pour travailler le bois et devenir
ébéniste puis tourneur sur bois avant de s'inscrire à l'école
d'infirmières de Lons et travailler finalement dans un centre de
soins aux toxicomanes, aidant les autres chaque jour, donnant de lui,
se rendant disponible aux autres, aux « types ravagés, aux
éclopés de la vie, aux fous, aux paumés, aux rebuts de la
société ». Un homme ordinaire qui, dans son petit
appartement d'un immeuble HLM, a laissé des traces de son passé :
des tonnes de « cahiers, carnets, pochettes, chemises, dessins,
classeurs, prospectus, revues, articles de journaux, comptes rendus
de conférences, cours par correspondance » sans compter les
quantités d'objets, créations personnelles, souvenirs du passé,
bricoles de récup'. Un homme très engagé dans la vie associative
et politique qui s'intéressait un peu à tout : « Trente
ans de célibat, ça laisse le temps d'essayer un paquet de trucs. »
Et,
c'est ce qu'il avait fait : du théâtre, de la musique, du dessin,
des mandalas, de l'anglais, de l'arabe, du japonais, des romans, de
la poésie, de la lecture, du yoga - qu'il enseigne plusieurs
années !- (et j'en oublie les trois quarts) : il suivait
des stages, il notait, recopiait, apprenait, archivait, oubliait,
curieux de tout, se cherchant encore quelque passion pour devenir un
jour peut-être spécialiste de ci ou de ça, peu importait . Et
puis, lassé, il passait à autre chose. « Ce n'était pas
un idéologue, pas un théoricien. Ce n'était pas un littéraire ni
un cinéphile, même s'il aimait lire et aller au cinéma. Il n'avait
pas fait d'études. Il n'avait pas le bac. Il ne
s'était pas construit de cette façon-là » (N'empêche,
quand on y pense, c'est fabuleux tout ce que cet homme a fait dans sa
vie. Il faudra lui dire, à Pierric Bailly, que son père, je le
trouve juste incroyable, comme disent les jeunes maintenant, dans ce
goût qu'il avait pour les choses de la vie, papillonnant d'un sujet
à l'autre sans jamais s'arrêter, butinant ici ou là, se
construisant, s'échafaudant, s'inventant, s'imaginant sans cesse
autrement, nouveau, différent. Les passionnés sont des gens qui
vivent longtemps. C'est un peu déplacé ce que je vais dire, mais
je doute fort qu'un homme comme lui ait pu penser se suicider. Je
l'imagine plutôt allant chercher des champignons, juste quelques-uns
pour le repas du soir, pas la peine de changer de chaussures, trois
quatre champignons pas plus: un beau un peu plus bas, un peu plus
loin, les belles choses sont toujours hors d'atteinte, c'est bien
connu. On tend le bras, on cale son pied comme on peut, on s'agrippe
à une racine. Qui craque. Et c'est le déséquilibre. Terrible
déséquilibre. Car à mon avis, il avait déjà prévu, après son
repas, d'aller voir un film ou de lire une nouvelle revue sur le
réchauffement de la planète ou le programme du prochain festival de
jazz. Peut-être y a-t-il pensé en tombant, peut-être s'est-il dit
« dommage » mais c'était trop tard. Ne m'en
voulez pas de réécrire l'histoire mais c'est ainsi que je vois
cela.)
Un
homme qui avait aimé Ferré, Brel, Reiser, « les
chansonniers, l'anarchisme, la non-violence ». (Nouvelle
parenthèse : quelque chose me dit que les gens de cette
génération, et j'en compte plusieurs parmi mes amis, vont
terriblement nous manquer quand ils disparaîtront : ils portent
encore en eux les idéaux de mai 68, ne sont pas bouffés par la
société de consommation, résistent aux Facebook, Twitter et
compagnie, ont échappé à bien des formatages et résistent
encore ; des dinosaures presque quand j'y pense! Mais quelle
bouffée d'air frais ils nous apportent avec leur anticonformisme,
leur refus de la course au fric, c'est impressionnant! Je ferme la
parenthèse.) « Au début je me disais que j'allais
faire une ou deux découvertes, un petit trésor, quelques secrets,
mais plus j'avance dans ma tâche et plus je suis frappé par la
cohérence de son personnage. Tout va dans le sens de ce que je sais
de lui, de l'image que j'ai de lui. Tout est en accord avec les
convictions qu'il affichait. Tout lui ressemble… Le petit monde de
mon père semblait avoir été envisagé précisément pour se
protéger du grand monde, peut-être pas pour le combattre, disons
pour s'affranchir du mieux possible des valeurs dominantes de
l'époque, celle de la consommation et du capitalisme. »
L'histoire
d'un homme humble,
ordinaire que le narrateur ne cherche pas à transformer en héros,
en surhomme, en
personnage hors du commun,
non, il parle de
lui
avec retenue, avec
sobriété.
Et c'est précisément cette
pudeur qui m'a
touchée et
qui donne une telle force à son récit.
Des
mots simples, des phrases brèves pour évoquer la
vie d'un
homme,
ses amours,
ses colères, ses engagements, ses
occupations, ses convictions, un
homme intègre
qui a fait des
choses à sa mesure, « à
son petit niveau »,
qui
s'en est contenté (et je ne mets rien de péjoratif derrière ce
terme) et a trouvé une forme de bonheur dans ce que d'aucuns
auraient peut-être
jugé
médiocre, insignifiant.
Un
homme qui appartient à une terre, à une époque, certainement
un des derniers hommes de ce XXe siècle révolu.
Et
puis, il y a ce fils dont la peine affleure à chaque ligne, se tisse
à chaque mot, se mêle à chaque virgule et c'est aussi de son
histoire qu'il s'agit, celle d'un jeune homme à la recherche d'un
père parti trop tôt qu'il interroge en contemplant les paysages du
Jura et en écoutant ses musiques, un père qu'il n'a pas tout à
fait l'impression de connaître ( mais connaît-on les gens que l'on
aime?) et à qui, peut-être, il n'a pas eu la possibilité d'en dire
un peu plus parce que l'on croit toujours que l'on a le temps, que
nos proches vont vivre jusqu'à cent ans et que nous-mêmes sommes
éternels...
Il
me vient soudain un air et quelques paroles qui me font penser à ce
très beau portrait d'homme, les voici, comme elles me viennent :
Quelqu'un
de bien
Le
coeur à portée de main
Juste
quelqu'un de bien
Sans
grand destin
Un
ami à qui l'on tient
Juste
quelqu'un de bien
Quelqu'un
de bien …