En
effet, outre la Commission européenne (le chantier du Berlaymont)
que nous explorons lors d'une visite guidée de l'architecte Pierre
Detrez, frère du narrateur, nous découvrons le château d'Hartwell
House (belle demeure datant en partie du XIe siècle, située dans le
Buckinghamshire au nord-ouest de Londres) pour un séminaire autour
de la prospective (eh oui, certains sont payés pour lire dans une
boule de cristal afin d'élaborer des scénarios plus ou moins
plausibles…), nous déambulons aussi bien entendu dans les rues de
Bruxelles, rue de Belle-Vue, avenue Émile Duray, place du Châtelain…
(Tiens, finalement, il y aurait bien un petit côté modianesque dans
ce roman…) En tout cas, nous est donnée à explorer une véritable
géographie toussaintienne (?) tout à fait passionnante...
En
effet, ce qui peut sembler paradoxal, c'est que les émotions
naissent et s'épanouissent dans un espace public qui, par
définition, est organisé, structuré, codifié, et c'est notamment
en franchissant légèrement les limites de cet espace public que
surviennent lesdites émotions (notamment à travers des rencontres
amoureuses) : on court dans les sous-sols labyrinthiques de la
Commission européenne, on marche la nuit tombée dans les sous-bois
de Hartwell House, on se caresse la main sur un coin de table de la
cafétéria de l'Eurocontrole en pleine crise de volcan islandais en
furie.
En
revanche, l'espace privé est étroitement lié à la mort de l'amour
- c'est le lieu où l'on étouffe, où on ne supporte plus la
promiscuité des corps - mais aussi à la mort tout court, celle du
père, au coeur même du roman. On observe ainsi une espèce
d'inversion : le sentiment tire son origine et sa force dans un
espace où il n'a pas lieu d'être (l'espace public). Au contraire,
il s'affaiblit et finit par s'évanouir totalement dans un espace où
il aurait a priori tout pour se fortifier (l'espace privé). On a
l'impression que chez Toussaint l'espace public porte en lui des
promesses, un avenir possible contrairement à l'espace privé (la
chambre, la salle de bains) qui pousse vers la destruction, le néant.
En effet, l'appartement du couple subit une inondation… Tout prend
l'eau. Et d'ailleurs leur première union intime a lieu dans une
baignoire de salle de bains (ce qui n'est pas vraiment bon signe chez
Toussaint.) Tout se passe comme si l'espace confiné, retiré du
monde, l'espace pascalien s'autodétruisait de lui-même, comme s'il
lui manquait une ouverture pour respirer, de la place pour s'épanouir
et se développer...
En
tout cas, comme le fait remarquer le narrateur, englué dans ses
histoires de prospective ou de volcan islandais Eyjafjöll provoquant
un blocage de tout l'espace aérien européen qu'il faut choisir de
prolonger ou non, « si dans ma vie professionnelle, j'avais
une maîtrise incontestable de l'avenir, je me rendais compte que,
depuis quelques temps, je ne maîtrisais plus rien dans
ma vie privée. »
Il y
a donc un espace que l'on maîtrise (celui du travail) et un espace
qui nous échappe (celui du coeur). Et Toussaint joue des contrastes
entre ces deux espaces, notamment lorsqu'ils se télescopent lors
d'une rencontre intime dans le cadre du travail, d'un coup de fil
privé au bureau ou bien lorsque l'émotion privée s'empare d'un
haut fonctionnaire tandis qu'il fait un discours public.
Si
l'on peut (j'ose l'espérer) tirer quelques bénéfices de la
prospective publique, elle semble totalement inefficace lorsqu'elle
touche le domaine privé (même si la rencontre avec sa femme Diane a
commencé sur un « - Comment ? » qui
annonçait déjà une communication un peu compliquée...)
Encore
une fois, chez Toussaint, l'humain échappe aux codes, aux grilles de
contrôle, aux tableaux de prospective. Il est inattendu, surprenant,
souvent imprévisible, parfois indéchiffrable, n'obéit ni aux codes
ni à la raison encore moins à la logique. Et surtout, il est
capable de créer un espace de liberté précisément là où c'est
interdit. D'ailleurs les corps semblent parfois agir sans aucun sens
du rationnel, de la cohérence ou de la sagesse, ils ne se plient à
aucune loi, échappent à tout commandement, à la moindre prévision.
Ils sont le vacillement, le mouvement, le pas de côté (n'oublions
pas que la racine d'émotion est « movere » qui signifie
« mouvoir »).
Hors
du temps et hors de l'espace, ils sont un espace à eux tout seuls,
retranchement ultime où il est peut-être encore possible d'accéder
au bonheur... Une dernière forme de romantisme désespéré (comme
chez Houellebecq), espèce de bouée de sauvetage hélas, déjà
percée...
Par
ailleurs, au coeur même du roman, la mort du père, homme public,
européen convaincu, viscéralement humaniste, intervient précisément
au moment où les sphères publique, politique, sociale, religieuse
s'écroulent, se fracassent : 2016, le referendum du Brexit,
l'élection de Trump, la brutale montée des populismes, les
attentats. Les émotions publiques grossières, vulgaires et
« dangereuses » s'emparent de la raison : on crie,
on tweete, on s'insulte, on se frappe, on tue… Elles envahissent
l'espace public mais elles ne sont que la caricature des vraies
émotions qui « sont intimes et silencieuses », extrêmement
ténues, fugaces, si fragiles et si précieuses.
Le
père meurt parce qu'il n'a plus sa place dans un monde sans repères.
Juste
deux mots encore : Toussaint est bien le seul auteur avec
Carrère (on pourrait d'ailleurs les rapprocher sur bien des points)
à être capable de me passionner avec des histoires de blockchain,
de bitcoin ou de prospective… S'il y a du Carrère dans Toussaint,
on y respire aussi Proust parfois au détour d'une phrase sur le
temps… C'est vraiment un très grand conteur parce que, quand même,
(tenez bon, ce sont les derniers mots), quelle écriture, quelle
magnifique et incroyable fluidité …