Je
n'avais jusqu'à présent jamais entendu parler du Musée de la
Chasse et de la Nature et quand bien même on m'en aurait conseillé
la visite, je n'y aurais jamais mis les pieds : je déteste la
chasse (j'habite une région où il est impossible de mettre un pied
en forêt sans risquer de se prendre une volée de plombs et ce, quel
que soit le jour de la semaine - et je ne vous parle même pas de la
chasse à courre qui sévit encore…)
Quant
à la nature, autant aller l'admirer là où elle est.
Ça
a commencé par la lecture de Tiens ferme ta couronne de
Yannick Haenel: le narrateur retrouve, la nuit, la directrice de ce
musée et se livre à des plaisirs sensuels et sexuels qui donnent
lieu à quelques pages assez osées (226 à 232, pour être précise)
à ne pas mettre entre toutes les mains. Je m'imaginais un ancien
hôtel particulier transformé en musée, de petites pièces
décorées, coupées du monde par de lourds rideaux de velours, de
larges fauteuils Louis XV aux arabesques folles, de belles boiseries,
des vitrines remplies de curiosités, des murs recouverts de scènes
de chasse et de fabuleux animaux empaillés observant silencieusement
les ébats amoureux d'un narrateur ne sachant plus où donner de la
tête… bref, une ambiance un peu hors du temps et hors du monde, un
lieu qu'à l'époque de ma lecture je pensais ne jamais connaître.
Puis,
un article sur le blog « Sans
connivence »,
un autre sur l’Obs et un entrefilet sur France Inter ont fini
d'aiguiser ma curiosité : pourquoi un tel engouement pour ce
musée ? Eh bien, figurez-vous que l'on peut y voir les oeuvres
de Sophie Calle, artiste contemporaine qui fait de sa vie une œuvre
d'art (ah bon, vous aussi?). Elle a décidé de « vivre
sa vie pour faire œuvre et faire œuvre pour vivre sa vie »,
ce qui a fait dire à un critique d'art que son existence est une
« performance
continue »
- je dirais parfois la même chose pour ma propre vie mais pour des
raisons qui n'ont, hélas, rien à voir avec l'art… Passons, c'est
la fin de l'année, gardons le coeur léger !
Des
exemples de ses performances ? Elle suit quelqu'un dans la
rue - là, elle devient chasseuse - ou se fait suivre par un
détective privé - elle se transforme en proie -, l'expérience
donnant lieu à des photos, à des notes (Filatures
parisiennes) ;
dans la nuit du 5 au 6 octobre 2002, couchée au 4e
étage de la Tour Eiffel, elle propose à des inconnus de venir lui
raconter des histoires jusqu'au petit matin (Chambre
avec vue),
elle demande aussi à des inconnus de se relayer dans son lit pendant
huit jours (Les
Dormeurs) ;
passant la nuit dans une cabine de péage de St-Arnoult, elle demande
à chaque conducteur : « Où
pourriez-vous m'emmener ? »,
payant le trajet aux propositions les plus savoureuses ; en
1983, trouvant le carnet d'adresses d'un inconnu, Pierre D., elle
appelle tous les gens dont les noms sont inscrits afin de « découvrir
(l'homme qui a perdu le carnet) sans
jamais le rencontrer ».
Tous ses travaux ont un lien avec elle, sa vie, son intimité et se
situent entre autobiographie et fiction.
Alors,
me direz-vous, quels liens avec le Musée de la Chasse ?
Sophie
Calle, selon les besoins, se fait chasseuse, piste des gens, des
inconnus, part sur leurs traces, mène son enquête pour tenter de
les approcher, les piège même peut-être un peu finalement. Elle
n'hésite pas à se farder, à se travestir pour pénétrer dans un
milieu. Par ailleurs, le thème de la mort, de la séparation, de la
perte, occupe toute son œuvre.
Au
rez-de-chaussée, le visiteur est accueilli par la photographie de la
mascotte du musée : un ours blanc que Sophie Calle a recouvert
d'un drap blanc, invitant les familiers du musée à parler de celui
devant lequel ils passent tous les jours et qu'ils ne voient plus,
transformé qu'il est, pour l'occasion, en une espèce de fantôme.
Plus
loin, une vidéo explique comment à la mort de son père, Sophie
Calle s'est trouvée perdue, à court d'idées et ayant lu sur une
publicité que l'on pouvait « pêcher des idées chez son
poissonnier », elle décide d'interroger son poissonnier sur
l'art et la façon dont il envisagerait une œuvre créée à partir
de ce qu'il vend. Évidemment, c'est très drôle mais Sylvain ne
se démonte pas et explique qu'une œuvre faite de saumons morts
serait assez intéressante. Why not ? Sur le mur d'à côté,
voilà ce que l'on peut voir : une œuvre en cire de Serena
Carone, artiste céramiste invitée pour l'occasion par Sophie Calle.
L'artiste explique que certaines bêtes naturalisées
représentent des gens qu'elle aime : la girafe, c'est sa mère
qui la regarde de haut et qui veille sur elle. Elle possède chez
elle des têtes de taureaux et des chouettes naturalisées à qui
elle a donné le nom de certains de ses proches.
Un
magnifique tombeau (le sien, plus tard), créé par Serena Carone et
pour lequel Sophie Calle a posé, est constitué de mille petites
bêtes grouillantes. C'est très beau et il faut du temps pour en
apprécier tous les détails. Le thème dominant de cette première
salle est donc celui de la mort : la sienne, celle de son père,
celle de ses proches, celle de son chat Souris, celle des animaux.
Ensuite,
dans chaque pièce du musée, 38 petits cadres dans lesquels elle
raconte des épisodes de sa vie sont disséminés çà et là. Elle
parle de sa vie amoureuse entre autres. Il faut s'accroupir,
s'asseoir parfois pour les lire. J'ai vu des gens les photographier
et dire qu'ils les liraient chez eux « tranquillement ».
Moi, j'ai tout lu sur place. Je me suis lancée à la recherche de ces
petits bouts de vie et de ces objets incongrus placés soit dans une vitrine, soit sur une chaise ou une table basse et qui racontent
par bribes la vie de Sophie. Ce fut ma chasse à moi, comme on chasse
les œufs le jour de Pâques : une espèce de jeu de piste qui
m'a bien amusée !
Enfin,
et c'est à mon avis le plus drôle (ou le plus tragique!) :
elle s'est amusée à retrouver des petites annonces de rencontres
tirées, entre autres, du journal « Le
chasseur français »
datant de la fin du XIXe siècle à nos jours : alors, là,
franchement, le lien entre la chasse (aux bêtes) et la chasse (à la
femme) est nette. Les hommes - car se sont toujours des hommes qui
chassent - savent précisément ce qu'ils veulent. En voici
quelques exemples…
« J’aime
leur langage concis, économique. Dans les petites annonces, les mots
sont comptés et payants. Ce sont comme des haïkus, des petits
poèmes, explique
l'artiste,
j’ai voulu essayer de repérer quelles étaient pour chaque
décennie les qualités principales recherchées par les hommes chez
les femmes. »
« Ah,
si j'étais un homme, je serais romantique… » chantait Diane
Tell, eh bien, les gars, y' a du boulot !
Une
expo sympa, ludique, très touchante, pleine d'humanité…
J'oubliais
aussi de vous parler d'une faïence émaillée de Serena Carone :
Pleureuse
2012 qui m'a particulièrement touchée représentant une femme qui
pleure avec de vraies gouttes d'eau sortant de ses yeux, et ce, dans
un petit recoin du musée. Au-dessus d'elle, une chouette, je crois.
Ça peut paraître un peu kitsch, décrit comme ça, mais l'effet
rendu est saisissant.
Allez,
un dernier conseil pour survivre en terrain hostile : un petit
livre génialissime nommé Où
faire pipi à Paris ?
de Cécile Briand chez Le Tripode.
Si l'envie vous prend, comme
Sophie Calle,
d'aller pister des inconnus dans les rues de la capitale et si vous
ne voulez pas dépenser un centime pour vous soulager la vessie,
n'hésitez pas : limite si, avec ce petit livre, on n'a pas
envie de faire le tour de tous les magnifiques bâtiments publics qui
renferment des trésors d'architecture que l'on ne voit jamais !
Par exemple, qui aurait l'idée d'aller explorer la Bibliothèque
Chaptal dans le Xe, avec lustre en cristal, verrière, cheminée et
WC gratuits, et le 7e
étage des Galeries Lafayette avec vue sur tout Paris ? Un petit
arrêt pipi dans l'Hôpital Saint-Louis (belle cour carrée avec un
arbre majestueux), au Cimetière du Montparnasse ou à la Maison de
la Culture du Japon, c'est autant de découvertes de lieux, d'expos
et pourquoi pas de rencontres possibles. Transformons-nous donc
un peu en Sophie Calle, faisons de notre vie une œuvre d'art !
D'ailleurs, à la fin de ce petit ouvrage, des conseils pour visiter
Paris en vous sophiecallisant : par exemple, « faire
la promenade d'Orphée ». « Promenade à faire à deux en
marchant l'un derrière l'autre sans qu'à aucun moment le premier ne
se retourne pour vérifier que le second le suit toujours... »,
à faire avec ses enfants, par exemple, en
s'étant bien assuré au préalable qu'ils n'ont pas caché de petits
cailloux dans leurs poches...
Autre
idée amusante : ne rentrer chez soi que lorsque l'on a vu tout
ce qui figure sur une liste : un couple se tenant par la main,
une porte d'immeuble en bois et en métal, une table sur un balcon,
un grand-père à lunettes…
Et
s'il vous reste du temps, suivre le grand-père à lunettes :
s'il se rend au 62, rue des Archives, vous êtes bon pour commencer
l'écriture d'un roman…
Allez,
belle année à vous tous !