Éditions P.O.L
★★★★★
Ah, « La Route des Estuaires »… joli titre qui donne à
rêver de grand large et de vent marin… On la prendrait bien,
tiens, cette route en ce mois d’août pour aller où va Julie
Wolkenstein : à Saint-Pair-sur-Mer dans la Manche (avec mes
enfants - petits encore pour qu’ils acceptent de se livrer aux jeux
puérils de leur mère -, nous avions arpenté la plage de Saint-Pair
avec à la main la photo de la maison, meilleure façon de la
trouver!) Le lecteur s’attendant donc à un peu d’évasion sera
certainement surpris par l’impression d’étouffement et de
claustrophobie qui émane des premières pages de ce texte
autobiographique.
« La
Route des Estuaires » est donc celle qui mène à cette maison,
omniprésente dans l’oeuvre de l’autrice. Le livre s’ouvre sur
une fuite de Paris lors du confinement de mars 2020 : ils sont
quatre ultra-serrés dans une Fiat 500 noire et le plus jeune fils
est assis « à la place du mort ».
La
route que Julie Wolkenstein nous invite à suivre semble être celle
du passé : la jeunesse, les copains, les week-ends chez les
uns, les autres. L’autrice restitue parfaitement les
caractéristiques d’une époque : les objets, les vêtements,
les mœurs, les mentalités… Je me régale à la lecture de
l’évocation de ces années. Mais je m’interroge : où
veut-elle me conduire ? N’est-on pas en train de faire fausse
route ? La narratrice parle de « prolepse-préparatoire »
au sujet de ce premier chapitre, ce qui signifierait que celui-ci
raconte à l’avance quelque chose qui va se passer plus tard. Ah
très bien, il s’agit donc d’un énième journal de confinement.
A vrai dire, ça m’est bien égal, je suis une inconditionnelle de
Julie Wolkenstein dont je bois la prose comme du petit-lait… Mais
en fait, me dit-on, cette prolepse est « pseudo-préparatoire ».
Ah, flûte alors, fausse piste. Est-ce que la narratrice s’amuse
avec son lecteur ? J’avais adoré son « escape-game »
dans « Et toujours en été » qui avait lieu précisément
dans la maison de Saint-Pair… Peut-être s’agit-il encore d’un
jeu ou bien…
Non,
l’autrice semble avoir du mal à
entrer dans le vif du
sujet tout simplement
parce qu’il est douloureux…
Alors, elle progresse
lentement, donne des coups de volant à droite, puis à gauche,
s’arrête longuement...
Voilà
maintenant qu’elle nous raconte le pré-générique de The Walking
Dead ! Elle n’y va
pas par quatre chemins ! Moi
qui ne suis pas une adepte des séries... (mais
comme elle rend tout passionnant, je cherche secrètement
à visionner quelques
extraits sur mon ordi...)
Nous sommes au chapitre 2, deux
ans après le début du
confinement, donc en
hiver 2022, l’autrice
jongle avec les dates : 85, 90, 96, retour dans le passé
(analepse ou
pseudo-analepse?), elle
raconte des fêtes
à Marolles près de
Houdan… Ok,
Houdan, ça ne vous dit rien mais pour moi ça veut dire beaucoup
parce que
la ligne Paris/Granville c’est MA ligne - je descends à Argentan
quand le
train ne s’arrête
pas (et ce n’est pas
rare - litote ou pseudo-litote?)
à Briouze. Donc
Houdan c’est
une heure de passée,
presque la moitié du chemin parcourue,
bref…
Revenons
à Marolles : certains
amis de cette époque (96) sont morts. Les fêtes à Marolles, c’est
loin.
Ciao la jeunesse, fin
d’une époque. Alors là,
je m’ interroge :
ce 2e
chapitre est-il lui aussi une « prolepse
pseudo-préparatoire » ?
Tout
à coup, une révélation :
ces deux premiers chapitres ne sont
en rien des « pseudo prolepses » :
ce sont des prolepses tout
court !
Ils sont pleins
de morts, de gens qui n’existent plus, de
revenants, de fantômes.
La narratrice suit les
routes de sa mémoire, les
méandres du passé qui la
conduisent petit à petit vers une
temporalité de plus en
plus ancienne.
Le cheminement se fait, progressivement, difficilement.
On y arrive, laissons-lui le temps. Chapitre
3 : autre pause
encore, la pause-cigarette à Caen près d’un cimetière…
C’est
le quatrième chapitre qui abordera la mort du petit frère de Julie
Wolkenstein :
Eric. En effet, l’enfant
est mort d’un traumatisme crânien dans des conditions qui sont
restées assez mystérieuses. Le
début du chapitre est assez direct : la narratrice se jette à
l’eau. Elle va mener
l’enquête sur ce qui a pu se passer ce soir-là, alors
que l’enfant était confié à une nurse.
Elle
passe tout au crible : l’album de photos de famille, les
lettres, les articles de son père, l’académicien
Bertrand Poirot-Delpech
chroniqueur au journal Le
Monde.
Elle
confronte les dates, observe
les photos, s’interroge,
interroge, jusqu’au jour
où elle reçoit un mail
qui va donner lieu à une rencontre inattendue...
« La
Route des Estuaires » est un texte magnifique
sur le temps qui passe, les gens aimés que l’on perd, le
frère qui a très peu vécu.
Il m’a touchée
par sa pudeur qui va ici, étonnamment peut-être, de pair avec une
volonté de tout dire, d’être
précis, exact comme si cette précision et cette exactitude allaient
inévitablement permettre d’accéder à l’élucidation du
mystère. Dans
le fond, c’est une quête
de la vérité qui
s’accompagne de l’intime
conviction qu’il est impossible
d’y accéder et
que c’est certainement mieux comme cela.
Encore
une fois, un grand texte !