Les Éditions de Minuit
★★★★☆ (explosif!)
Mon
premier Chevillard : L'Explosion de la tortue. Je
vous le dis tout de suite, je ne suis spécialiste ni de l'auteur, ni
de l'animal (j'ai bien eu chiens, chats, hamsters, lapins et poissons
rouges mais aucun n'a explosé, Dieu soit loué!)
Donc,
j'avance en terre inconnue. Les cinquante premières pages me
régalent : humour absurde, langue inventive, poétique, jeux
de mots audacieux, phrases ciselées. Avec, en plus, un petit air de
ne pas y toucher…
De
petits paragraphes relatent une histoire qui aurait pu (dû, même)
ne pas être un sujet de roman. Une micro-histoire. Une absence
d'histoire. Le personnage principal n'est rien, c'est-à-dire une
tortue de Floride achetée quai de la Mégisserie par un narrateur
dorénavant désemparé qui ne sait à qui confier sa bestiole avant
de partir en vacances. « C'est à cela qu'on reconnaît que
l'on n'a pas de vrais amis. » Remarque très juste s'il en
est. « Nous partions sur les routes, nous voulions voyager
léger. Phoebe nous aurait ralentis. Nous ne sommes déjà pas des
lièvres. Phoebe et ses courtes pattes torves. Phoebe et son rocher.
Phoebe et ses deux litres d'eau. » Qu'aurait écrit La
Fontaine là-dessus ? On s'interroge.
Pourquoi
ce pauvre garçon, sensible à la cause animale, s'est-il lancé dans
cet achat incongru ? « Ce serait un petit spectacle
permanent, reposant, totalement dépourvu d'enjeux contemporains…
Un élément de décoration, une présence infime, silencieuse, un
détail du vaste monde qui, par métonymie, l'évoquerait tout entier
sans nous encombrer de ses collines. »
Mais
l'on se lasse du néant.
Il
pouvait encore la ramener dans son milieu d'origine : les marais
de Floride. C'est ce que des gens bien auraient fait. Mais pas lui. (Sans mettre en doute l'intégrité du narrateur.)
Une
autre idée lui vient : « La rendre sans exiger de
remboursement. Nous n'en voulons plus. Reprenez-la. Elle n'est pas
propre. Elle ne parle pas. Elle a mordu le facteur. »
C'est
malhonnête. Elle n'avait rien fait la pauvre bête, et bientôt,
c'est précisément ce qu'on allait lui reprocher ! Quelle
mauvaise foi !
Il
faut trouver une solution pour cet être accroché à son
rocher :« on aurait dit une moule », « elle
nageait sans grâce, comme un sabot… On aurait dit le dernier des
cornichons. »
Se
casser la tête pour un animal qui n'y met pas un peu du sien, c'est
pénible : « Phoebe ne semblait exister que pour passer
le temps. Il ne lui arrivait rien. Elle ne prenait aucune initiative.
On ne lui supposait aucune pensée, aucune imagination. Elle se
contentait d'être, pétrifiée dans l'infinitif, ignorant toute
conjugaison. » Les gens qui ne font pas d'effort, zut
alors ! Pourquoi on en ferait pour eux, hein ?
Et
pourtant, notre généreux et dévoué narrateur a l'idée assez
géniale de placer l'aquarium dans une baignoire pleine d'eau :
moins de risque d'évaporation (il fait très chaud maintenant
l'été…) Il ajoute (quel altruisme!) un canard en plastique rose,
de la poudre de crevette et ne ferme pas totalement les volets, pour
le jour... et au risque de se faire cambrioler (mais quand on aime…)
ET
CRAC : au retour, tandis qu'il s'empare de l'animal du bout
des doigts (presque une caresse), la carapace craque sous son doigt
(l'allitération laisse supposer qu'une carapace est faite pour
craquer...) « Il y avait eu un petit bruit de promenade en
forêt. Un bruit léger de fuite. Un bruit bref. Une courte
promenade. » La carapace déshydratée, décalcifiée A
CÉDÉ (misère!) La tortue n'est pas encore morte mais le sera
bientôt.
Voilà
l'histoire : 53 pages sur la tortue.
J'ai
souri (sans mauvais jeu de mots, ah, ah) souvent. J'ai beaucoup
admiré cette prose poétique, un brin précieuse et comme détachée, de celui qui dit des choses essentielles, existentielles même en
passant. Bon, c'est bien, tu t'es bien amusée mais il te faut
redescendre sur terre ma cocotte, et te creuser un peu les méninges !
Et
j'ai effectivement commencé à m'interroger.
Sympathique
et bien vue cette petite histoire de reptile, pas plus courant que ça
dans la littérature... Mais de quoi me cause-t-il au fond
Chevillard ? On sait bien que qui dit "tortue" dit "fable", et qui dit "fable" dit "sens" : que pouvait-il bien se cacher derrière
ce petit divertissement aux allures absurdes ? Et se cachait-il
même quelque chose ? Fallait-il y voir seulement une leçon de
morale écologique, une dénonciation de la désinvolture avec
laquelle les hommes traitent la nature ?
Terminé l'amusement,
il allait falloir que je pense un peu. Et là, franchement, je n'en
menais pas large.
Et,
pour tout vous dire, ça n'allait pas vraiment s'arranger. Mais le
moral était bon, je vous rassure.
Je
poursuis donc ma lecture...
Page
54 donc, commence une nouvelle petite histoire au sujet d'un pauvre
gamin de collège harcelé par d'autres - dont le narrateur - et
surnommé « petit Bab », comprenez petit babouin.
Nous
passons ensuite et sans crier gare à l'évocation d'Anton, vendeur à
l'Arche de Noé, (lieu où a été achetée Phoebe) où les trafics
d'animaux, paraît-il, sont courants...
Encore
apparemment plus incongru, page 75, le narrateur se plaint de s'être
fait voler la vedette au sujet d'un écrivain du XIXe siècle, oublié
de tous : un certain Louis-Constantin Novat. En effet, un érudit
du nom d'Yves Malatesta lui a piqué un travail dont il était chargé
sur l'édition des œuvres posthumes de ce L-C Novat. Zut ! Et,
CLAC. Le beau projet s'écroule. Ça fait mal. La tortue
aussi a dû avoir mal, très mal même. Notre narrateur ne va
cependant pas renoncer complètement à un projet qui lui tient à
coeur : « moderniser » quelques œuvres
qu'il détient dudit Novat et signer cette « nouvelle »
production de son propre nom. Et nous voilà plongés dans le détail
des écrits de L-C Novat, dont voici quelques titres : « Trois
oeufs », « L'Anguille sous roche »,
« Queue coupée »… Je suis sur mes gardes…
C'est quoi cet enfumage ? Je n'y vois plus rien...
Je
fais la fière, je poursuis ma lecture mais je suis larguée. Tête
haute, hors de l'eau. Mais sur la pointe des pieds. C'est QUOI le
rapport ??? B…..L !
Des
leurres, ces digressions à la c .. ? Des fausses pistes ?
Il se fout de ma g….. ce Chevillard. Il faut que je reste
vigilante, il me trimbale, c'est sûr. Je relis, fais demi-tour,
compare, confronte, entoure, barre, surligne en jaune, en rose, en
vert, jette le livre - qui ressemble à un perroquet des îles -
rageusement, le reprends hâtivement...
Deux
nuits d'insomnie et trois jours foutus plus tard…
J'Y
SUIS !!! Enfin, je crois y être...
(Ma
grand-mère disait, de moi et d'autres aussi j'espère: elle comprend
vite mais faut lui expliquer longtemps !)
De
quoi me parle Chevillard depuis le début sinon... de LITTÉRATURE ?
Bah oui ! Évidemment bien sûr, grosse neuneu que je suis !
Je n'y ai vu que DU FEU. La métaphore de la tortue était là, sous
mon nez ! Il fallait la réhydrater cette tortue, lui injecter
un petit quelque chose pour qu'elle renaisse, modifier l'allure
régulière de sa carapace pour qu'elle ne soit plus tout à fait la
même…
N'est-ce
pas ce que font les auteurs, TOUS ? Ils « réhydratent »
les textes anciens, dont ils sont nourris, au point de ne même plus
être conscients qu'ils ne sont pas tout à fait à l'origine de « Ce fut comme une apparition... » ou
de « Longtemps... » Oui, écrire, c'est insuffler
du nouveau, de la modernité, ramener à la vie, varier le motif,
changer l'aspect… Un sang neuf, une énergie nouvelle, une
explosion qui décoiffe (pour parler d'une tortue, il y a mieux!)
Il
faut savoir tuer le père, (C'est toujours la même chose!), sortir
de l'état de pierre, de l'immobilité, de la paralysie, de
l'inertie, du convenu, de la platitude, du lieu commun. Agir. Réagir.
Combattre même. Être violent. Donner un coup de pied dans la
fourmilière. CRAC. Pour repartir vers du vivant, du
mouvement, de l'air vif.
Il
fallait tordre le cou de la tortue (d'aucuns l'avaient fait avec
l'alexandrin, non?), la faire péter. L'exploser. PAN !
Et
m'apparaissait clairement toute une série de réécritures du même
motif, toute une série de mises en abyme de ma tortue de Floride
qu'il fallait réanimer (ou faire crever) au plus vite pour passer à
autre chose... Et je vis tous les jeux d'échos et de correspondances
dont le texte fourmille (une illumination, ça arrive !)
TOUS ?
J'avais tout compris ? Non, loin de là, évidemment. Mais
c'était déjà ça. (Il fallait que je dorme un peu maintenant!)
J'étais bluffée.
Le
propos de Chevillard était PERFORMATIF : quand dire, c'est
faire ! Ah, il m'avait bernée l'animal ! Il l'avait fait
devant moi et je n'avais RIEN VU ! Bien joué !
Il
n'a pas tort Chevillard, rien ne se perd, tout se transforme…
Finalement,
cette tortue, elle est immortelle !