Éditions Stock
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
Dès
la première page, une voix vous interpelle : c'est la voix du
gêneur, de celui qui va placer discrètement un petit caillou dans
votre chaussure. Au début, vous ne sentirez rien ou pas grand-chose.
Et puis, au fil de la journée, vous vous mettrez à avoir mal puis à
boiter. Il vous faudra vous asseoir, prendre le temps de retirer le
caillou qui blesse et qui empêche d'avancer. Vous n'en avez pas
envie car vous avez d'autres affaires bien plus importantes en vue.
Mais le caillou roule, d'avant, il passe en arrière, abîmant
maintenant votre talon.
Enfin,
vous cédez, vous ne pouvez plus avancer…
Ce
caillou, c'est le livre de Philippe Claudel et c'est l'effet qu'il a
produit sur moi depuis que j'en ai achevé la lecture.
Laissez-moi
vous expliquer.
C'est
une histoire qui nous est contée, une parabole : il était une
fois une île sur laquelle on ne vivait pas trop mal. Un maire, un
docteur, un instituteur, un curé, une vieille femme, des pêcheurs,
des enfants s'y croisaient chaque jour. Ils étaient heureux, en
paix, entre soi.
Bien
sûr, on est un peu loin de tout mais n'est-ce pas là au fond le
prix de la tranquillité ? Et puis, les vignes donnent un vin
merveilleux, les oliveraies et les vergers de câpriers offrent des
récoltes généreuses. Bon, c'est vrai, ce n'est pas tout à fait le
paradis terrestre : il y fait un froid glacial l'hiver et une
chaleur écrasante l'été, un volcan menace chaque jour de cracher
du feu mais pour le moment, je veux dire, avant que la tragédie
commence, tout va bien, enfin, pas trop mal.
Or,
un jour, tandis que la vieille femme promène son chien sur la plage,
elle voit au loin trois formes qu'elle n'identifie pas. Du bois
flottant déposé là par la marée ? des bidons ?
Peut-être. Elle est vieille et n'y voit plus très bien. Elle
s'approche. Ce sont des corps. Morts. Des corps d'hommes noirs et
jeunes. Le maire est averti, le médecin arrive. L'instituteur qui
courait ce matin-là aussi est présent. Ils regardent les trois
corps morts.
Que
faire ?
Vous
feriez quoi, vous, de trois corps morts ?
Selon
votre fonction, vous ne feriez certainement pas la même chose. Et
c'est bien là le problème…
Dans
son dernier roman, Philippe Claudel se livre à une expérience :
dans son laboratoire, la cage a la forme d'une île et les rats
ressemblent à des hommes. La main de l'auteur-laborantin a introduit
quelque chose de nouveau dans la cage. Certains hommes-rats rongés
par le stress et la peur courent désespérément sur leur roue pour
s'étourdir tandis que d'autres, apparemment plus calmes, poursuivent
leur petite vie pépère, mangent de bon appétit, copulent puis
s'endorment. Seul leur sommeil agité laisserait penser qu'ils sont
un peu tendus eux aussi.
Comment
réagit-on face à l'impensable, l'inacceptable, l'intolérable ?
Êtes-vous
du genre « la tête dans le sable » ou bien gardez-vous
la tête haute pour regarder les choses bien en face ?
Si
vous appartenez à la première catégorie, L'Archipel du Chien
vous fera passer, que vous le vouliez ou non, dans la seconde.
En
effet, ce roman nous place devant nos responsabilités, nous tire de
notre silence.
Car
nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas. Parce que nous
savons.
Oui,
nous savons que plus de 16 000 migrants ont disparu en mer
Méditerranée depuis 2013 en cherchant à atteindre l'Europe.
« Comment les siècles futurs jugeront-ils notre temps ? »
accuse la voix du gêneur qui poursuit sa route : « Je
vais disparaître. Je vous avais promis de n'être que la voix. Rien
d'autre. Tout le reste est humain et vous concerne. Ce n'est pas mon
affaire. »
En
effet, c'est devenu la mienne, cela deviendra la vôtre,
inévitablement.
Vous
verrez, ce n'est pas facile de marcher longtemps avec un caillou dans
la chaussure, si petit soit-il, si patient ou si occupé soit-on. On
a beau vouloir l'oublier, il nous rappelle toujours à l'ordre.
Discrètement mais sûrement.
C'est
le fait des livres forts : ils vous condamnent à « une
éternelle lucidité ».
Je
ne sais pas si je dois vous remercier Monsieur Claudel. Si le bonheur
réside dans l'oubli, je peux dire que votre livre ne m'a pas rendue
heureuse.
Non,
il m'a ouvert définitivement les yeux que je faisais en sorte de ne
garder qu' entrouverts et il m'a forcée à rester éveillée.
Depuis,
je boite, j'ai mal à ma conscience.
Je
vais devoir enlever ma chaussure et balancer le caillou.
Je
ne sais pas quelle forme cela va prendre mais en recommandant ce
livre, je sais déjà que je suis sur la bonne voie.
Rencontre
avec l'auteur...
J'ai
eu la chance, ce samedi 19 mars, de participer à une rencontre avec
Philippe Claudel organisée par les éditions Stock et je vais vous
livrer ici quelques confidences que l'auteur nous a faites…
Tout
d'abord, Philippe Claudel a avoué aimer utiliser la structure du
roman policier, du thriller, pour la bonne raison qu'elle retient
l'attention du lecteur désireux de connaître la fin. Et souvent, ça
marche ! De toute façon, dit-il, il faut trouver un moyen de
faire passer le message : la presse fait un bon travail mais,
visiblement, le message ne passe pas ou pas suffisamment, il y a de
toute évidence un problème d'efficacité. Le roman peut toucher
davantage, permettre aux gens d'aborder les grandes questions, les
amener finalement à s'interroger, se poser la question fondamentale
et qui gêne toujours un peu aux entournures : « C'est
quoi être un homme ? » Son livre, comme je le dis plus
haut dans mon article, doit être le caillou dans la chaussure.
Par
ailleurs, Philippe Claudel a rappelé la fin de Candide de
Voltaire : « Il faut cultiver notre jardin »
conclut le personnage éponyme. Après avoir arpenté le vaste
théâtre du monde, la petite communauté revient à des ambitions
plus modestes qui consistent à être heureux loin de tout, à
trouver une forme d'épanouissement dans une activité à sa mesure.
C'est là que résiderait le bonheur. Oui, certainement, mais le rêve
voltairien est-il encore possible à notre époque alors que des gens
sont menacés dans leur propre pays par des guerres, des famines,
alors que l'on sait à tout moment ce qui se passe à l'autre bout de
la planète ?
Certains
le pensent encore, poursuit l'auteur, et disent qu'il faut fermer les
frontières...
Philippe
Claudel précise que dans son roman, les personnages sont des
archétypes, l'un représente le pouvoir politique (le Maire), un
autre l'autorité spirituelle (le Curé), un troisième le savoir
(l'Instituteur) et un dernier, le Docteur, la science ; quant à
la Vieille, comme dans beaucoup de civilisations, elle représente la
sagesse. Ce sont des forces contradictoires. Ils ont chacun leur
vision des choses, leur logique et, comme le dit Octave dans La Règle du jeu de Jean Renoir : « Le plus
terrible dans ce monde, c'est que chacun a ses raisons. »
Le
personnage très énigmatique du Commissaire (personnage que j'ai
trouvé particulièrement fascinant) est inspiré, entre autres, du
Revizor de Gogol, pièce dans laquelle arrive dans une petite
ville de province russe un homme que tout le monde prend pour un
inspecteur envoyé par le gouvernement… Énorme quiproquo qui va
permettre à l'auteur de dénoncer la corruption qui règne dans
l'administration russe ! Philippe Claudel a pensé aussi à des
films comme Un homme est passé de John Sturges, film
américain de 1955, dans lequel un étranger, John Mac Ready, arrive
dans une bourgade en plein désert d'Arizona : il cherche un
homme, Komoko, qui, en fait, a été assassiné par un petit groupe
de villageois. John Mac Ready sera donc accueilli avec beaucoup
d'agressivité et de haine par des habitants qui veulent cacher leur
crime.
L'auteur
aime beaucoup ce type de personnages autour desquels se pose la
question de l'identité : « Sommes nous uniquement ce que
nous montrons de nous-même... » ?
L'auteur
se dit fasciné par les contes, les légendes, les mythes qu'il
lisait quand il était enfant et qui l'ont beaucoup marqué. Il s'est
nourri de ces textes dans lesquels il puise maintenant.
Il
nous confie qu'il ne fait pas de plan à l'avance : il ne savait
pas au départ comment l'histoire allait se terminer, ce qui est
encore plus vrai pour les films sur lesquels il travaille. Il écrit
ses livres autour de leur titre.
Sa
femme est sa première lectrice. Lorsqu'il a mis un point final, il
lui confie son roman et part quelques jours. Au retour, il observe la
tête qu'elle fait et devine d'après son expression si son roman est
bon… ou pas…
Pour
celui-ci, il s'est, par exemple, laissé aller à décrire très
(trop) longuement les paysages (il adore décrire), il a fallu
raccourcir !
Au
départ, il avait construit le livre sur une double narration :
un « il » et un « je » mais ça ne marchait
pas. Il a donc choisi un « vous » pour les premières
pages du roman où l'on a l'impression, comme dans les tragédies
grecques, qu'un Chef de choeur, un Coryphée prend la parole. (J'ai
pensé aussi au personnage du Prologue dans Antigone
d'Anouilh)
Les
premiers flux migratoires importants dans les années 2000 ont eu
lieu sur les îles Canaries, or le nom de ces îles provient du latin
Canariae Insulae « Iles aux chiens » : il paraît
qu'autrefois l'île était peuplée de chiens sauvages… Le titre du
roman fait penser aussi à l'expression latine à
l'impératif : « Cave canem » : attention
au chien, inscription que des fouilles archéologiques ont permis de
retrouver sur des mosaïques à l'entrée des maisons pour dissuader
les intrus d'y pénétrer. Est-ce un avertissement lancé aux
étrangers qui s'aventureraient sur des territoires où ils ne sont
pas désirés ?… Peut-être bien… Quel accueil !
Un
très grand merci à Philippe Claudel et aux éditions Stock pour cet
échange très riche..