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samedi 31 mars 2018

La Disparition de Stéphanie Mailer de Joël Dicker


Éditions de Fallois
entre ★★ et ★★★☆☆ (J'ai moyennement aimé)

Vacances de Pâques 2013 : j'avais loué pour une semaine un gîte dans les Vosges. Au programme : randonnées et visites. J'emporte dans mes valises La Vérité sur l'affaire Harry Quebert. Quelle erreur ! Impossible de décoller de mon bouquin! Je n'ai qu'une hâte : rentrer pour lire. Rien d'autre ne m'intéresse… (déjà qu'en temps normal, les randos...) Maintenant, je suis prudente : quand je pars découvrir une région, je veille à n'emporter que des livres pas trop prenants, autrement, autant que je reste chez moi !
Alors quand j'ai su que Joël Dicker venait de publier La Disparition… je me suis ruée dessus…
Autant le dire tout de suite : je suis très déçue et ce, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, je trouve que les personnages (inutilement nombreux à mon sens) sont vraiment caricaturaux : on a l'impression d'esquisses insuffisamment travaillées et manquant cruellement de profondeur psychologique, de fantoches stéréotypés ! Certains d'entre eux touchent même parfois franchement au burlesque tellement ils sont outrés ! Du coup, impossible de s'attacher à eux ou de ressentir la moindre émotion à leur égard. Ils sont vivants, tant mieux pour eux, ils meurent, bof, on s'en moque un peu !
Par ailleurs, trop souvent, les situations, archi-convenues, relèvent du cliché. Les dialogues sont plats « comme des trottoirs de rue » (c'en est drôle parfois!)
Et l'on ne croit pas une seconde à cette histoire boursouflée de partout et complètement invraisemblable ! L'auteur dit dans certaines interviews que ce n'est pas un polar… Ça se discute, mais ce qui est vrai, c'est que parfois on a plutôt l'impression d'être dans un vaudeville, voire dans une farce ! On passe finalement du plat à l'outrancier… Étrange comme impression...
Et puis, il y des « trucs » franchement insupportables, notamment les scènes racontées par un personnage et, chapitre suivant, inutile flash-back, on assiste à ladite scène qui a eu lieu vingt ans plus tôt. Bon, une fois, ça va, on a compris…
Quant aux répétitions, d'adjectifs notamment, elles sont légion ! Il m'aurait demandé, le gars Joël, que je les lui aurais soulignées, moi, avec mon stylo rouge de prof !
Et cependant, je reste bien persuadée que le scénario de base n'était pas mauvais et qu'il eût été possible d'en faire un roman intéressant, peut-être en le dégraissant, en approfondissant la dimension psychologique des personnages ou en travaillant davantage l'écriture des dialogues, notamment...
C'est trop long, on sent parfois un côté « remplissage ». (C'est encore la prof qui suppose que l'élève n'avait plus rien à dire, mais comme il fallait atteindre un certain nombre de pages pour avoir la moyenne….)
Je suis sans doute sévère, mais c'est à la hauteur de ma déception.
Cela dit, même si j'ai eu un petit coup de mou au bout de la centième page, j'ai poursuivi ma lecture et j'avoue que, malgré tout, l'intrigue m'a portée jusqu'au bout ! Donc, malgré les réserves énoncées plus haut, La Disparition reste tout de même un page-turner efficace...
Les seuls personnages qui m'ont fait rire et dont j'ai aimé la description sont les grands-parents de Jesse Rosenberg (souvenez-vous, ceux qui disent tout le temps : « Bande de petits cons » ou « C'est de la merde » ; là, j'avoue que le comique de répétition m'a fait marrer) - c'est un chapitre d'ailleurs complètement délirant et qui n'est pas tout à fait dans le même registre que le reste de l'oeuvre, peut-être parce qu'il y a de l'humour... (p 489 à 499)
Bon, mais je me connais... tout cela ne m'empêchera certainement pas de me jeter sur le prochain roman de Dicker…

(Avec tout ça, j'ai complètement oublié de vous dire de quoi ça cause ! Tant pis, au moins, on ne pourra pas m'accuser d'avoir divulgâché l'intrigue...)


mercredi 28 mars 2018

L'ancêtre de Juan José Saer


Éditions Le Tripode
traduit de l'espagnol (Argentine) par Laure Bataillon
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

J'ai reçu ce petit livre par la Poste, envoyé par Geoffrey des éditions Le Tripode, accompagné d'un petit mot : « L'un des plus grands auteurs à mes yeux.»
Waouh ! Inutile de vous dire que ce genre de petite phrase ne peut qu'aiguiser au plus haut point ma curiosité… C'est ainsi que j'ai découvert un texte étonnant, très différent de ce qu'on peut lire actuellement : en effet, il se présente comme le récit d'un homme âgé qui, au début du 16e siècle, alors qu'il était encore un jeune orphelin sans expérience, s'embarqua sur un navire en direction de l'Amérique du Sud. 
A peine arrivés sur place, tous les hommes de l'équipage furent massacrés par des Indiens et le narrateur fut le seul survivant. Prisonnier, il vécut pendant dix ans auprès de cette tribu dont il tenta de percer les mystères.
Sachez que tout ceci est une histoire vraie : en effet, en 1516, trois navires, sous le commandement du capitaine Juan Diaz de Solis, quittent l'Espagne et abordent aux rives du Río de la Plata, vaste estuaire entre l'Argentine et l'Uruguay. Le mousse qui échappe à la mort se nomme Francisco del Puerto, il a 17 ans. C'est ce point de départ historique que Juan José Saer a voulu poursuivre à sa façon en imaginant que, de retour en Espagne, le narrateur âgé décide de raconter et d'analyser les souvenirs de ces dix années passées auprès des Indiens.
J'ai trouvé ce court roman fascinant, oui, le terme est fort et je vais tenter de préciser pourquoi je l'emploie : tout d'abord, j'ai été bluffée, comme on dit. J'ai en effet eu vraiment l'impression de lire un de ces fabuleux récits de grands voyageurs, je pense par exemple au Livre des merveilles du monde de Marco Polo (1298), au Journal de bord (1492) ou aux lettres de Christophe Colomb ou aux Histoires d'un voyage fait en la terre du Brésil (1578) de Jean de Léry. 
En effet, dans L'Ancêtre, les descriptions à la fois des hommes, de leur mode de vie, de leurs mœurs, de leur langue même sont très précises : on y croit !
En même temps, le narrateur, plein de sagesse, exprime clairement son incapacité à déchiffrer ce qui fondamentalement est autre, à comprendre tout ce qu'il a vu, à tel point qu'on a vraiment l'impression de lire un témoignage très subjectif. J'ai beaucoup aimé cette idée que, finalement, aucune certitude, aucune vérité n'est possible : l'autre demeure inéluctablement un étranger...
On découvre en effet un peuple anthropophage : le narrateur raconte comment il a observé, sidéré, la façon dont ses compagnons de route étaient coupés en morceaux puis rôtis lors d'une espèce de barbecue géant avant d'être dégustés ! Mais, plus on avance dans l'oeuvre - et c'est une expérience d'ailleurs étonnante qu'il nous est donné de vivre -, plus on se dit que, finalement, ces Indiens n'ont rien d'effrayant, bien au contraire. Leur façon d'être, de concevoir le monde, leur rapport au temps, à la notion de réel, le sentiment qu'ils ont de la place qu'ils occupent sur cette terre sont tellement différents des nôtres que dans un premier temps, on les observe avec une certaine stupeur. Mais les analyses que le narrateur fait, alors qu'il est à la fin de sa vie, nous éclairent, nous font réfléchir et nous amènent à reconsidérer la première approche que nous avons eue de ces hommes et par là même, notre propre conception de nous-mêmes et du monde.
En effet, dans la dernière partie, assez philosophique, le narrateur, avec moult précautions, tente de comprendre ce peuple, cette expérience fondamentale qu'il lui a été donné de vivre. Et j'ai trouvé cela extraordinaire parce qu'on a vraiment l'impression de lire les propos d'un anthropologue alors que tout est fiction. Je vous donne un exemple : le narrateur explique que dans l'esprit de ces Indiens, ce ne sont pas eux qui dépendent du monde mais le monde qui dépend d'eux. Lourde responsabilité, n'est ce pas ? « Dans les deux ou trois lieues à la ronde qu'ils occupaient, sous un ciel indifférent, tous les actes humains étaient destinés à préserver, à tout moment, la constance improbable du monde que guettait, tenace, l'anéantissement. Même les jours les plus limpides et les plus paisibles étaient contaminés par cette menace. Chaque geste constituait un étai pour le monde prêt à la débandade ; chaque action, une forme imposée aux choses pour qu'elles ne se défassent point ; chaque regard, une façon, vigilante et soucieuse, de s'assurer que l'ordre précaire du tout avait condescendu, pour un moment encore, à persister.», « C'est pour cela qu'ils étaient, sans s'accorder aucune trêve, si efficaces et si anxieux : efficaces parce que le vaste jour et ce qui le peuplait dépendaient d'eux, et anxieux parce qu'ils n'étaient jamais sûrs que ce qu'ils édifiaient n'allait pas à tout moment s'écrouler.» 
Peut-on parler d'une pensée écologique avant l'heure ? Oui, peut-être… Se juger responsable de l'ordre du monde… l'homme peut-il s'investir d'une plus noble mission ? Or, n'est-ce pas précisément cette mission que nous oublions chaque jour, persuadés que nous sommes d'être le centre et d'avoir l'univers à nos pieds… « Ce monde-là, ils le soignaient, le protégeaient, en essayant d'augmenter ou plutôt de maintenir sa réalité» , « on ne peut appeler sauvages des hommes qui assumaient une telle responsabilité...»
C'est un peuple qui réunit en un tout l'être, le lieu, le temps, ils sont à la fois eux-mêmes et le lieu où ils sont dans un présent qu'on n'imagine même plus à notre époque, plongés que nous sommes toujours dans l'avenir. Eux parviennent à être là, là dans le monde, à être le monde, dans une espèce de nécessaire réciprocité. « L'arbre était là et eux ils étaient l'arbre. Sans eux, il n'y avait pas d'arbre, mais sans arbre, eux n'étaient plus rien.», « Ils étaient eux-mêmes ce lieu
Fascinant, non ?
Comme je l'ai dit plus haut, il n'est pas facile pour le narrateur de comprendre le sens des événements dont il a été témoin, d'accéder à leur vérité : je repense, par exemple, à cette scène incroyable de cannibalisme où chaque Indien a un rôle très précis (et si manger le corps de l'autre revenait à l'honorer, ça doit bien pouvoir se concevoir, ça, non?), scène d'orgie et de beuverie où tout est excès (pour ensuite vivre en paix?) ou, quelques pages plus loin, à une scène de jeu où les enfants semblent se fondre en un seul corps (pour n'être qu'un?) Qui sont ces hommes pour qui « être» signifie « paraître» : « Dans cette langue, il n'y a aucun mot qui équivaille à être. Le plus proche veut dire sembler ou paraître», « pour les Indiens, tout semble et rien n'est», (est-ce une façon d'envisager l'existence comme un rêve, une illusion dans ce grand théâtre du monde…) ?
Nombreuses sont les questions passionnantes soulevées par ce texte…
L'Ancêtre fascine aussi par son écriture : les phrases, pleines de poésie, s'étendent souvent sur plusieurs lignes comme si elles cherchaient à saisir la quintessence de ces êtres et des paysages qui sont les leurs. Elles ont un je ne sais quoi de proustien dans leur recherche d'une forme de vérité. L'auteur semble vouloir décrire une espèce de beauté presque indicible, de pureté originelle perdue à jamais. Je préfère le dire, ce n'est pas une lecture facile, c'est un texte qui se mérite, qui se prête volontiers à l'analyse, à la réflexion, à la contemplation même et donc, bien sûr, et comme tous les textes riches, à la relecture...
Oui, Geoffrey, vous avez raison, ce texte que vous avez eu la gentillesse de m'envoyer est un très grand texte et, croyez-moi, j'ai le sentiment profond d'être loin, très loin d'en avoir fait le tour. Il me faudra y replonger pour tenter d'en explorer tous les mystères.

De tout coeur, merci !



mardi 27 mars 2018

C'est moi de Marion Guillot


Éditions de Minuit
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Dès les premières pages, on sent qu'entre elle et lui, ça tire un peu.
Lui, c'est Tristan, elle, elle n'a pas de nom. Ils n'ont pas grand-chose à se dire, lui est au chômage, dort quand elle part bosser le matin ou boit son café ; quand elle rentre le soir, la vaisselle sale encombre encore l'évier tandis qu'il est penché sur un puzzle.
Le plus souvent, il y a Charlin. Non, ce n'est pas le nom de leur chat mais de son pote de collège, à lui, pas à elle. Ils boivent des bières, se balancent deux, trois vannes de potaches, parlent de tout, de rien. Ça lui fait du bien, à lui. Elle, elle préférerait aller se coucher.
Le problème, c'est que Charlin est souvent là, le soir.
« Tristan et moi, à l'époque, on traversait une période un peu délicate, peut-être même un peu difficile, une période où, vivant côte à côte plus qu'ensemble, on battait tendrement de l'aile, laissant facilement couler les jours, s'installer la situation sans que Tristan s'inquiète de tout ça, de cette légère torpeur dans le couple, de cette forme de lenteur dans son rythme, de cette distance (à laquelle, évidemment, la présence de Charlin ne pouvait rien arranger), sans doute d'autant plus sournoise qu'elle n'avait rien de dramatique et qu'avec un petit effort commun, un tant soit peu de volonté ou trois gouttes de philtre magique, on était capable de la réduire.»
Rien de grave donc, un peu de tension, mais bon, on y croit, ça va passer.
Et puis, il y a la goutte d'eau, vous savez, celle qui fait déborder le vase : cette goutte d'eau prendra la forme d'un tableau, enfin plus exactement d'une photo, une très très grande photo encadrée, accrochée sur tout un pan de mur, dans la salle à manger, unique pièce du studio : elle, en gros plan, les seins nus.
Charlin a aidé Tristan à transporter le cadre, à l'accrocher même. Tristan l'a payé pour ça.
Et maintenant, elle est là, enfin la photo, pas vraiment elle qui aurait plutôt envie de se cacher tellement la honte la gagne, à moins que ce ne soit de la colère, une forme de « trop c'est trop », de saturation. Les limites sont atteintes.
J'ai beaucoup aimé ce court roman de Marion Guillot qui met en scène la dérive de ce couple à vau-l'eau, plus tout à fait sur la même longueur d'onde, cette espèce d'écart qui se creuse progressivement jusqu'à l'incident provoquant la chute, l'incompréhension.
Ce que réalise la femme soudain, c'est que si elle ne réagit pas, tout est perdu : Tristan ne semble déjà plus vraiment être sensible à sa présence ni être à l'écoute de ses attentes. A-t-il besoin de la voir (l'avoir) en photo pour penser à elle ? Est-elle devenue si vide, si transparente qu'il faille la remplacer par une image ? A-t-on besoin d'une image pour ne pas l'oublier ? Et ce Charlin qui encombre constamment leur appartement, partagera-t-il leur intimité en contemplant la photo géante, cette photo d'elle mise à nu ?
« … alors déjà j'avais senti que tout ça ne pouvait pas durer : que tôt ou tard, ce serait à moi de prendre la situation en main.»
Peut- être pour se prouver qu'elle existe encore un peu...
C'est moi, par son titre léger, trompe un peu son lecteur : oui, certaines situations sont franchement cocasses, notamment, tous les passages autour de ce portrait géant sont vraiment très drôles, mais au fond, le propos n'a rien de léger, le tragique est là, un pied dans la porte, et ne demande qu'à entrer.

Une écriture blanche qui dit de la façon la plus neutre possible où peut mener le sentiment d'effacement…




dimanche 25 mars 2018

Printemps amers de Françoise Grard


Éditions Maurice Nadeau
★★★★★ (J'ai adoré)

Je vous préviens tout de suite, je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous persuader de découvrir ce roman de Françoise Grard, texte que j'ai trouvé admirable à la fois par son écriture (ah, si tous les écrivains dont on entend parler tous les jours dans les médias avaient une prose aussi subtile et délectable !) et par les magnifiques portraits de femmes qu'elle fait de sa grand-mère Marthe, de sa mère Geneviève et de sa belle-mère Janine.
Un texte donc certainement très autobiographique, qui retrace la période de l'enfance jusqu'à l'âge adulte d'un être qui a cherché tant bien que mal à se construire en s'identifiant aux femmes qui l'entouraient, en tentant de se faire aimer d'elles ou en finissant par renoncer tellement elle se sentait écartée, voire abandonnée.
Difficile pour l'auteur donc de trouver des repères dans cette enfance assez tourmentée : la mère, Geneviève, divorcée, n'assume pas son rôle de mère : « - Quand vous pleuriez, raconte-t-elle, je vous installais dans la pièce la plus éloignée de ma chambre. » Tout est dit. J'en frémis, moi qui ai eu tant de mal à laisser mes enfants dormir seuls dans leur chambre... Elle peut confier ses trois filles à Marthe, la grand-mère, et revenir les chercher... un an après. Elle s'autorise même à les laisser vivre seules (à 8, 10 et 14 ans) dans l'appartement parisien tandis qu'elle part en Italie chez une amie pour quelques semaines… (Ne serait-ce pas considéré aujourd'hui comme un cas de maltraitance et puni par la loi?) Elle oublie parfois d'aller les chercher à l'école, de préparer les repas, de ranger la maison. Les filles s'en chargent, gagnent assez tôt une autonomie forcée, se réfugient dans leurs jeux ou leurs livres. « Pour ma mère, les enfants parfaits sont donc les enfants morts. Et je rêve souvent de lui procurer ce bonheur. » Les mots sont crus et reflètent toute la violence subie par celle qui fait tout pour plaire à sa génitrice « … si Geneviève s'émerveille de se retrouver en moi, c'est qu'elle ignore l'imposture que je m'impose pour la satisfaire. La question, « qu'est-ce qu'on attend de moi », en se posant à chaque instant, m'impose une vigilance épuisante. » Pas vraiment d'attention ou de gestes tendres de la part de celle dont on attend tout. Geneviève est accaparée par un seul être : elle-même.
Qui est Geneviève au fond, qui est cette femme étrange, touchée par une forme d'originalité à moins que ce ne soit de la folie, de quelle espèce d'enfance sort-elle, elle-même, où va-t-elle quand elle rentre si tard le soir tandis que les petites l'attendent sur le palier depuis des heures, comment en vient-on à abandonner comme elle le fait les êtres auxquels normalement on tient le plus au monde ? Mystère…
En tout cas, heureusement, Marthe est là, dans sa maison d'Albi, rue de Ciron « oasis de liberté et d'amour ». Toujours prête à récupérer les petites « comme des chatons perdus attrapés par la peau du cou et jetés dans un carton », les filles d'un fils diplomate, qui court le monde et qu'elle ne voit jamais. C'est un bonheur de vivre rue Ciron, dans cette maison pleine de recoins mystérieux, source de vives sensations, et dans ce jardin aux frontières mal définies tant la végétation est dense.
Il y a du Sido dans Marthe, du « où sont les enfants ? » dans les appels qu'elle lance pour signaler l'heure du goûter aux filles cachées dans les arbres...
Marthe est là, qui soigne et qui protège, qui aime et qui surveille, qui peut être dure parfois avec les gens et les animaux. Une femme dans la vie de laquelle les hommes furent de grands absents: « la cohorte des M, Marcel, l'époux, Michel le fils, Maurice le frère, formait un front d'ombre menaçant dont les torts, voire les crimes, restés innommés m'intriguaient.» Marthe qui garde au fond d'elle ses secrets et ses souffrances.
« De ce parfait amour, tu ne m'as pas seulement laissé le souvenir consolateur, mais aussi le modèle. » avoue la narratrice dès l'introduction.
Il y aura enfin Janine, la seconde épouse du père, la belle-mère. Belle femme, élégante, pas plus intéressée que ça par les trois filles dont elle a parfois la garde, pour ne pas dire embarrassée... Janine est moderne : elle aime le sport, fait de la moto, conduit. « De loin, je la contemple, de près je la redoute.» Elle force l'admiration mais elle fait peur. La narratrice partage la vie de son père lors de séjours de vacances : Budapest, Lisbonne, Hanoï. Elle les observe, son père et sa belle-mère, plus qu'elle ne les rencontre vraiment, et l'on sent toujours une distance entre elle et eux. Qui est Janine ? Encore un autre mystère.
« Ainsi j'ai connu la bonté avec Marthe, la folie ordinaire avec Geneviève, la méchanceté avec Janine. La bonté m'a sauvée, la folie m'a aguerrie, la méchanceté m'a pétrifiée.»
Trois portraits de femmes que l'auteur a aimées ou haïes, qui ont servi de modèles ou de repoussoirs et qui, dans tous les cas, lui ont permis de se construire. Des femmes qui, quels qu'aient été leur vie et leur rapport à la narratrice, sont restées, toutes, des mystères dont les racines se cachent du côté de l'enfance dans laquelle on aurait pu trouver, sans doute, l'origine de ce qu'elles sont devenues.
Je n'oublierai jamais Printemps amers, je n'oublierai jamais l'évocation de ces femmes que ces portraits rendent si vivantes : je me suis attachée à Marthe qui m'a rappelé ma grand-mère, j'ai eu bien du mal à comprendre Geneviève et à percer son mystère, souvent, je l'ai plainte, d'ailleurs, car j'ai eu le sentiment que le poids de son enfance l'empêchait d'être heureuse et d'aimer à son tour. J'ai admiré Janine, comme on contemple un portrait de Coco Chanel sur un magazine aux pages glacées.
Sous la plume si délicate et si sensible de Françoise Grard, ces femmes sont incarnées. Elles fascinent ou rebutent, attirent ou choquent mais elles existent, se débattent à leur façon dans un monde qui n'a pas été toujours tendre pour elles.
Je ne cherche surtout pas à les juger, seulement à tenter de les comprendre, même si, parfois, c'est difficile.
Et puis, il y a cette voix, celle de l'auteur, si tendre, si dure parfois, sachant aussi manier l'humour et l'ironie, cette voix qui exprime avec mille nuances et des analyses si justes et si intelligentes toutes les souffrances, mais aussi les immenses bonheurs d'une enfance assez particulière dont il a fallu sortir pour devenir adulte et parent à son tour.
Pas facile de se construire...
Un roman admirable, tant sur le plan de l'écriture ciselée et savoureuse que de l'évocation vive et intense de personnages impossibles à oublier... Une voix que j'espère pouvoir retrouver dans un prochain texte tellement elle m'a émue.

A découvrir absolument !






mercredi 21 mars 2018

Sauf d'Hervé Commère


 Fleuve Éditions
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Quel acrobate, cet Hervé Commère, quel virtuose ! Franchement, il m'épate ! Quelle intrigue ! J'imagine à quel point il a dû bosser son plan, dans les moindres détails. Parce que je ne vous cache pas que tout est admirablement ficelé et tandis que j'ai passé mon temps à me demander comment il allait démêler tout ça, lui, l'acrobate de haut vol, retombait gentiment sur ses pieds, le sourire aux lèvres !
Alors, l'histoire : à l'âge de six ans, Mat a perdu ses parents dans l'incendie du manoir breton qu'ils habitaient. Il a donc été élevé par son oncle et sa tante dans la région parisienne. Il a grandi entouré d'une famille attentive qui l'aimait. Plus tard, il a fait quelques bêtises puis a fini par se calmer, trouver un travail de brocanteur qui lui plaît et une femme dont il est fou amoureux. Maintenant, il a plus de quarante ans et il mène une vie tranquille dans le Val de Marne, sur l'île Sainte Catherine, dans la maison qu'il a retapée avec son oncle. Bref, tout va bien, jusqu'au jour où une femme inconnue apporte un album photo avec une belle couverture de velours au dépôt-vente où il travaille. Rien de bien extraordinaire, sauf que cet album photo a appartenu à ses parents et que ce sont SES photos d'enfance qui sont à l'intérieur. Pourquoi cet album n'a-il pas brûlé dans l'incendie qui a coûté la vie à ses parents ? QUI l'a apporté et surtout, POURQUOI ?
Tout d'abord, je voudrais remercier Hervé Commère de n'avoir pas sombré dans ce qui semble être la grande mode en matière de roman policier : un chapitre haletant suivi d'un autre chapitre nettement moins intéressant et qui a juste pour fonction de retarder le moment de retrouver ENFIN l'intrigue principale. Ras-le-bol de ces récits croisés qui m' insupportent. Non, Commère n'a pas besoin de ce stratagème éculé pour tenir en haleine son lecteur. D'un chapitre à l'autre, les rebondissements sont nombreux, la tension permanente, le suspense à son comble.
Bon, c'est vrai que tout n'est pas crédible, loin de là, mais on s'en moque un peu : il nous trimbale, le Commère, et on court, on ne peut pas reposer le bouquin, encore un petit chapitre, puis j'arrête. Les livres de Commère, c'est comme le chocolat, encore un carré-chapitre, puis encore un…et avant de dire ouf, le roman-tablette est avalé !
Allez, je vous laisse à votre dégustation, c'est du bon, croyez-moi !

PS : en me baladant sur Internet en quête de photos d'urbex (exploration urbaine), je suis tombée par hasard sur celle de la couverture du livre. Il s'agit visiblement d'un petit château abandonné situé dans la région parisienne.
Pour une visite complète, vous avez des vidéos sur YouTube, tapez « Château Verdure ».

J'avoue que je ne m'y risquerais pas mais… quel univers fascinant !

mardi 20 mars 2018

L'Archipel du Chien de Philippe Claudel


 Éditions Stock
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Dès la première page, une voix vous interpelle : c'est la voix du gêneur, de celui qui va placer discrètement un petit caillou dans votre chaussure. Au début, vous ne sentirez rien ou pas grand-chose. Et puis, au fil de la journée, vous vous mettrez à avoir mal puis à boiter. Il vous faudra vous asseoir, prendre le temps de retirer le caillou qui blesse et qui empêche d'avancer. Vous n'en avez pas envie car vous avez d'autres affaires bien plus importantes en vue. Mais le caillou roule, d'avant, il passe en arrière, abîmant maintenant votre talon.
Enfin, vous cédez, vous ne pouvez plus avancer…
Ce caillou, c'est le livre de Philippe Claudel et c'est l'effet qu'il a produit sur moi depuis que j'en ai achevé la lecture.
Laissez-moi vous expliquer.
C'est une histoire qui nous est contée, une parabole : il était une fois une île sur laquelle on ne vivait pas trop mal. Un maire, un docteur, un instituteur, un curé, une vieille femme, des pêcheurs, des enfants s'y croisaient chaque jour. Ils étaient heureux, en paix, entre soi.
Bien sûr, on est un peu loin de tout mais n'est-ce pas là au fond le prix de la tranquillité ? Et puis, les vignes donnent un vin merveilleux, les oliveraies et les vergers de câpriers offrent des récoltes généreuses. Bon, c'est vrai, ce n'est pas tout à fait le paradis terrestre : il y fait un froid glacial l'hiver et une chaleur écrasante l'été, un volcan menace chaque jour de cracher du feu mais pour le moment, je veux dire, avant que la tragédie commence, tout va bien, enfin, pas trop mal.
Or, un jour, tandis que la vieille femme promène son chien sur la plage, elle voit au loin trois formes qu'elle n'identifie pas. Du bois flottant déposé là par la marée ? des bidons ? Peut-être. Elle est vieille et n'y voit plus très bien. Elle s'approche. Ce sont des corps. Morts. Des corps d'hommes noirs et jeunes. Le maire est averti, le médecin arrive. L'instituteur qui courait ce matin-là aussi est présent. Ils regardent les trois corps morts.
Que faire ?
Vous feriez quoi, vous, de trois corps morts ?
Selon votre fonction, vous ne feriez certainement pas la même chose. Et c'est bien là le problème…
Dans son dernier roman, Philippe Claudel se livre à une expérience : dans son laboratoire, la cage a la forme d'une île et les rats ressemblent à des hommes. La main de l'auteur-laborantin a introduit quelque chose de nouveau dans la cage. Certains hommes-rats rongés par le stress et la peur courent désespérément sur leur roue pour s'étourdir tandis que d'autres, apparemment plus calmes, poursuivent leur petite vie pépère, mangent de bon appétit, copulent puis s'endorment. Seul leur sommeil agité laisserait penser qu'ils sont un peu tendus eux aussi.
Comment réagit-on face à l'impensable, l'inacceptable, l'intolérable ?
Êtes-vous du genre « la tête dans le sable » ou bien gardez-vous la tête haute pour regarder les choses bien en face ?
Si vous appartenez à la première catégorie, L'Archipel du Chien vous fera passer, que vous le vouliez ou non, dans la seconde.
En effet, ce roman nous place devant nos responsabilités, nous tire de notre silence. 
Car nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas. Parce que nous savons.
Oui, nous savons que plus de 16 000 migrants ont disparu en mer Méditerranée depuis 2013 en cherchant à atteindre l'Europe. « Comment les siècles futurs jugeront-ils notre temps ? » accuse la voix du gêneur qui poursuit sa route : « Je vais disparaître. Je vous avais promis de n'être que la voix. Rien d'autre. Tout le reste est humain et vous concerne. Ce n'est pas mon affaire. »
En effet, c'est devenu la mienne, cela deviendra la vôtre, inévitablement.
Vous verrez, ce n'est pas facile de marcher longtemps avec un caillou dans la chaussure, si petit soit-il, si patient ou si occupé soit-on. On a beau vouloir l'oublier, il nous rappelle toujours à l'ordre. Discrètement mais sûrement.
C'est le fait des livres forts : ils vous condamnent à « une éternelle lucidité ».
Je ne sais pas si je dois vous remercier Monsieur Claudel. Si le bonheur réside dans l'oubli, je peux dire que votre livre ne m'a pas rendue heureuse.
Non, il m'a ouvert définitivement les yeux que je faisais en sorte de ne garder qu' entrouverts et il m'a forcée à rester éveillée.
Depuis, je boite, j'ai mal à ma conscience.
Je vais devoir enlever ma chaussure et balancer le caillou.
Je ne sais pas quelle forme cela va prendre mais en recommandant ce livre, je sais déjà que je suis sur la bonne voie.

Rencontre avec l'auteur...
J'ai eu la chance, ce samedi 19 mars, de participer à une rencontre avec Philippe Claudel organisée par les éditions Stock et je vais vous livrer ici quelques confidences que l'auteur nous a faites…

Tout d'abord, Philippe Claudel a avoué aimer utiliser la structure du roman policier, du thriller, pour la bonne raison qu'elle retient l'attention du lecteur désireux de connaître la fin. Et souvent, ça marche ! De toute façon, dit-il, il faut trouver un moyen de faire passer le message : la presse fait un bon travail mais, visiblement, le message ne passe pas ou pas suffisamment, il y a de toute évidence un problème d'efficacité. Le roman peut toucher davantage, permettre aux gens d'aborder les grandes questions, les amener finalement à s'interroger, se poser la question fondamentale et qui gêne toujours un peu aux entournures : « C'est quoi être un homme ? » Son livre, comme je le dis plus haut dans mon article, doit être le caillou dans la chaussure.
Par ailleurs, Philippe Claudel a rappelé la fin de Candide de Voltaire : « Il faut cultiver notre jardin » conclut le personnage éponyme. Après avoir arpenté le vaste théâtre du monde, la petite communauté revient à des ambitions plus modestes qui consistent à être heureux loin de tout, à trouver une forme d'épanouissement dans une activité à sa mesure. C'est là que résiderait le bonheur. Oui, certainement, mais le rêve voltairien est-il encore possible à notre époque alors que des gens sont menacés dans leur propre pays par des guerres, des famines, alors que l'on sait à tout moment ce qui se passe à l'autre bout de la planète ?
Certains le pensent encore, poursuit l'auteur, et disent qu'il faut fermer les frontières...

Philippe Claudel précise que dans son roman, les personnages sont des archétypes, l'un représente le pouvoir politique (le Maire), un autre l'autorité spirituelle (le Curé), un troisième le savoir (l'Instituteur) et un dernier, le Docteur, la science ; quant à la Vieille, comme dans beaucoup de civilisations, elle représente la sagesse. Ce sont des forces contradictoires. Ils ont chacun leur vision des choses, leur logique et, comme le dit Octave dans La Règle du jeu de Jean Renoir : « Le plus terrible dans ce monde, c'est que chacun a ses raisons. »

Le personnage très énigmatique du Commissaire (personnage que j'ai trouvé particulièrement fascinant) est inspiré, entre autres, du Revizor de Gogol, pièce dans laquelle arrive dans une petite ville de province russe un homme que tout le monde prend pour un inspecteur envoyé par le gouvernement… Énorme quiproquo qui va permettre à l'auteur de dénoncer la corruption qui règne dans l'administration russe ! Philippe Claudel a pensé aussi à des films comme Un homme est passé de John Sturges, film américain de 1955, dans lequel un étranger, John Mac Ready, arrive dans une bourgade en plein désert d'Arizona : il cherche un homme, Komoko, qui, en fait, a été assassiné par un petit groupe de villageois. John Mac Ready sera donc accueilli avec beaucoup d'agressivité et de haine par des habitants qui veulent cacher leur crime.
L'auteur aime beaucoup ce type de personnages autour desquels se pose la question de l'identité : « Sommes nous uniquement ce que nous montrons de nous-même... » ?

L'auteur se dit fasciné par les contes, les légendes, les mythes qu'il lisait quand il était enfant et qui l'ont beaucoup marqué. Il s'est nourri de ces textes dans lesquels il puise maintenant.
Il nous confie qu'il ne fait pas de plan à l'avance : il ne savait pas au départ comment l'histoire allait se terminer, ce qui est encore plus vrai pour les films sur lesquels il travaille. Il écrit ses livres autour de leur titre.

Sa femme est sa première lectrice. Lorsqu'il a mis un point final, il lui confie son roman et part quelques jours. Au retour, il observe la tête qu'elle fait et devine d'après son expression si son roman est bon… ou pas…
Pour celui-ci, il s'est, par exemple, laissé aller à décrire très (trop) longuement les paysages (il adore décrire), il a fallu raccourcir !

Au départ, il avait construit le livre sur une double narration : un « il » et un « je » mais ça ne marchait pas. Il a donc choisi un « vous » pour les premières pages du roman où l'on a l'impression, comme dans les tragédies grecques, qu'un Chef de choeur, un Coryphée prend la parole. (J'ai pensé aussi au personnage du Prologue dans Antigone d'Anouilh)

Les premiers flux migratoires importants dans les années 2000 ont eu lieu sur les îles Canaries, or le nom de ces îles provient du latin Canariae Insulae « Iles aux chiens » : il paraît qu'autrefois l'île était peuplée de chiens sauvages… Le titre du roman fait penser aussi à l'expression latine à l'impératif : « Cave canem » : attention au chien, inscription que des fouilles archéologiques ont permis de retrouver sur des mosaïques à l'entrée des maisons pour dissuader les intrus d'y pénétrer. Est-ce un avertissement lancé aux étrangers qui s'aventureraient sur des territoires où ils ne sont pas désirés ?… Peut-être bien… Quel accueil !

Un très grand merci à Philippe Claudel et aux éditions Stock pour cet échange très riche.. 

 



dimanche 18 mars 2018

Maria d'Angélique Villeneuve


Éditions Grasset
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

J'ai été très touchée par le personnage de Maria, grand-mère complètement folle de son petit-fils Marcus, nouant avec lui des liens très forts : ensemble ils jouent, se font mille câlins, observent les oiseaux, collectionnent les plumes, respirent l'odeur des plantes et admirent les couleurs des arbres et du ciel… Tout est bonheur de vivre, explosion de joie, de tendresse, d'amour.
Pourtant, une ombre vient mettre un bémol à ce tableau idyllique : Marcus arrive parfois chez ses grands-parents les cheveux un peu longs, les ongles vernis, une robe roulée dans son petit sac à dos. Maria observe sans rien dire mais William, le grand-père (compagnon de Maria depuis qu'elle est veuve) supporte mal. Il ne comprend pas pourquoi, dorénavant, Marcus a le droit de s 'appeler Pomme s'il le désire ni pourquoi Céline et Thomas, les parents de Marcus-Pomme, à la naissance de leur deuxième enfant, refusent de révéler au monde le sexe du petit frère ou de la petite sœur. Un bébé est né, point barre. Il s'appelle Noun. Les grands-parents, Maria et William, n'en sauront pas davantage.
Pourquoi me direz-vous ? Parce que Céline et Thomas refusent d'enfermer leurs enfants dans un genre, dans une « éducation fille » ou une « éducation garçon ». Mais ça va plus loin : c'est l'enfant qui décidera plus tard de son sexe, s'il se sent plutôt fille ou plutôt garçon. Il ne sera pas contraint, la société ne lui imposera aucun schéma. Il sera libre.
« On est autorisé à dire le bébé, comme au premier soir, mais à aucun moment ne seront risqués ni accord ni pronom. Le pronom ne se prononce pas, fanfaronne Thomas. Vers cinq, six ans ou plus tard encore, Noun choisira le plus adapté. Il ou elle. Celui qui lui plaira. Il sera même envisageable que Noun en change de temps en temps. Elle ou il. Marcus suivra le pas s'il le souhaite. On verra bien. L'aventure s'annonce passionnante, prévoit Céline… Un enfant, une enfant, le mot lui-même n'est pas genré, poursuit Thomas. Les gens ont tendance à l'oublier. Noun est libre et attendra le plus longtemps possible avant d'être genré(e). Genré. Maria n'arrive pas à se faire à cet adjectif.»
Pour William, le grand-père, toute cette histoire est difficile à avaler. Quant à Maria, ce qu'elle comprend tout de suite, c'est qu'elle ne gardera jamais le bébé. Le garder reviendrait à connaître la vérité, avoir la possibilité de découvrir le sexe de l'enfant. Les parents refusent. Maria devra donc s'éloigner de ses petits-enfants. A peine pensable pour elle...
J'ai beaucoup aimé la façon dont l'auteur s'empare de ce sujet d'actualité : le genre. Sujet épineux à ne pas aborder lors d'un repas de famille transgénérationnel...
Le couple évoqué dans Maria est assez radical dans ses choix puisqu'il va jusqu'à refuser de révéler le sexe de l'enfant. Le roman d'Angélique Villeneuve nous pousse à nous interroger, à nous poser des questions essentielles auxquelles il est bien difficile de répondre…
Dans tous les cas, son roman n'impose aucun point de vue mais plutôt apparaît comme une invitation à considérer l'autre quelles que soient nos convictions de départ et notre sensibilité, à tenter de comprendre sa façon de concevoir la vie, la liberté, le bonheur… On échappe ici à toute vision manichéenne qui serait très réductrice : il n'y a pas, dans cette histoire, ceux qui ont tort ou ceux qui ont raison ou alors, ceux qui ont tort sont les êtres qui se ferment comme des huîtres et se révèlent incapables de s'ouvrir à l'autre (risque encouru aussi bien par les enfants que par les parents.)
L'écriture poétique et sensuelle d'Angélique Villeneuve exprime magnifiquement la relation fascinante entre Maria et ses petits-enfants, relation qui a quelque chose d'animal. Elle les sent, les caresse, les cajole, les étreint, les couvre, les nourrit, se donne complètement à eux et cette complicité est vraiment très touchante et m'a beaucoup émue. Maria est une vraie grand-mère poule et l'on imagine aisément son désarroi lorsqu'elle se sent coupée, écartée de ses petits…
Un texte magnifique tout en délicatesse et en retenue, un superbe portrait d'une femme qui, malgré l'hostilité de son ami, la raideur de sa fille et de son gendre et les critiques de la société, poursuit coûte que coûte son chemin vers ceux qu'elle aime, quels que soient leur sexe, leur genre, leur nom et leur tenue vestimentaire, comprenant qu'au fond, tout cela est loin d'être l'essentiel...

Parce qu'au fond, ce qui compte, c'est bien l'amour, n'est-ce pas ?


jeudi 15 mars 2018

L'année de l'Éducation sentimentale de Dominique Barbéris


Éditions Gallimard
★★★★★ (J'ai adoré)

Elles ont cinquante ans, elles étaient à la fac ensemble et elles se retrouvent une journée d'été chez l'une d'entre elles pour parler du passé…
Moi, je lis ce petit résumé, je me jette littéralement sur le livre.
1. Parce que j'adore les romans où il ne se passe rien ou pas grand-chose, où les personnages sont autour d'une table et discutent. Rohmer n'est plus, c'est dommage, c'eût été un bon scénario de film pour lui.
2. J'aime la dimension théâtrale de ce roman qui a un petit air tchékhovien…
3. Les personnages me ressemblent - c'est un peu nombriliste mais tant pis, j'assume - je m'imagine très bien passer un été sous un arbre à discuter de tout et de rien avec les copines de toujours. Si vous ajoutez lectures et baignades, vous m'offrez le paradis…
En plus, la fac qu'elles ont fréquentée est la mienne, les cours qu'elles ont suivis ont été les miens à peu de chose près, les livres qu'elles ont lus et qui demeureront à tout jamais leurs références sont aussi ceux sur lesquels je m'appuie pour juger les autres (Flaubert, eh oui, toujours Flaubert…), elles sont enseignantes, comme moi (que faire d'autre après des études de lettres modernes???) Bref, j'ai lu ce roman comme on se regarde dans un miroir. C'est confortable, on a l'impression d'être précisément sur la même longueur d'onde que l'auteur, d'avoir le même vécu. De piger le plus petit sous-entendu. Pas besoin de notes en bas de page. Et surtout… on a...
4. le même humour ! Car, oui, c'est très drôle ! Imaginez le personnage de Florence qui débarque de Paris, scrute la campagne avec un léger dégoût, déteste les mouches qui piquent et les maisons qu'on ne ferme pas à clef la nuit, déplore l'absence de piscine (il fait très très chaud, l'orage se prépare), s'inquiète de la trajectoire des avions au-dessus de sa tête « Muriel, tu dois être sur le tracé d'une route aérienne. Ce n'est pas gênant ? C'est embêtant quand même d'être sur le tracé d'une route aérienne. Vous y avez pensé quand vous avez acheté votre maison ? Moi, ça m'aurait fait réfléchir. », repense aux soirées en Italie avec son mari « Pourquoi manges-tu tant de pain ? Il y a des pâtes. Tu n'as pas besoin de pain avec tes pâtes », déplore les tatouages sur le corps de son beau-fils...
Je vous promets, mes copines ne sont pas aussi chiantes ! Quoique... (je plaisante...)
Et puis, il y a Muriel, celle qui reçoit, qui a fait la salade ananas-crevettes-avocat (hum, faudra que j'essaie…), elle ne va pas fort… « Mais quelquefois, je reconnais, j'ai envie de marcher ailleurs. Ouvrir le portillon et partir, juste partir, il y a des tas de petites routes dans le coin que je ne connais pas et qui sont près d'ici, des routes que je n'ai pas prises. C'est drôle. On vit quelque part des années, et on ne sait pas vraiment où on vit. »
Pauvre Muriel, on a juste envie de la prendre dans ses bras et de la réconforter…
Enfin, il y a Anne, la discrète, celle qui a réussi sur le plan professionnel, est devenue prof de fac. Bon, sentimentalement, il y a des hauts et des bas…
Autrefois, (c'est bien le mot qu'on emploie, non, pour parler du passé quand on a 50 ans?), donc autrefois, elles avaient suivi le cours de Boulis sur l'Éducation sentimentale…, l'amphi n'était pas chauffé mais qu'est-ce qu'elles n'auraient pas fait pour assister au cours de Boulis (d'ailleurs, Anne était amoureuse de lui...)
Autrefois, en 81…, 1900…, elles étaient allées en Italie ensemble… Les souvenirs sont là… La nostalgie à fleur de peau…
Depuis, « elles avaient des milliers de fois mis la table, débarrassé la table, secoué les miettes, mis la vaisselle dans la machine, fait cuire du bifteck, acheté du Sopalin. »
Comme c'est étrange, ça me dit quelque chose tout ça, une impression de déjà vécu… Ah, vous aussi ?
Depuis, elles avaient pris conscience que « ces hommes grisonnants qui calculaient leurs points de retraite et qui ressemblaient à leurs oncles étaient leurs maris. »
Depuis, elles ressemblaient de plus en plus à leurs mères (enfin, c'est ce que disaient leurs maris pour être méchants). Mais c'était vrai.
C'est le fils de Muriel qui aura le dernier mot de l'histoire : il appelle par Skype sa petite copine qui est à l'autre bout du monde et lui dit : « J'ai passé la soirée avec des amies de maman, deux vioques plutôt sympas. »
Bon, si on reste sympa même en étant « vioque », c'est déjà pas mal, hein ?

Faut bien se consoler comme on peut...




mercredi 14 mars 2018

Une longue impatience de Gaëlle Josse


Éditions Noir sur Blanc, Notabilia
★★★★★ (Magnifique!!!)

Je viens de finir Une longue impatience, le dernier roman de Gaëlle Josse, et mon émotion est telle que, c'est bien simple, je me sens tout à fait incapable d'en parler.
Je suis sans voix.
Tout à l'heure, alors que je déjeunais avec une amie, j'ai tenté de lui dire quel était le sujet du roman. Le sujet, pas plus. Juste quelques mots. J'en fus incapable. Immédiatement, des images me sont venues à l'esprit et elles furent immédiatement accompagnées de larmes.
J'ai dû renoncer.
Je ne peux pas parler de ce livre, de cette histoire, de ces personnages sans pleurer.
Je ne sais pas si c'est le thème qui m'a touchée (une femme qui attend le retour de son fils), je ne sais pas si c'est l'écriture : des mots simples, justes, sensibles qui filent droit au coeur, je ne sais pas si ce sont les descriptions à la fois poétiques et sobres ou bien le portrait fin et nuancé des personnages ou encore cette pudeur, cette grâce, cette délicatesse qui enveloppe chaque ligne de ce récit.
Je ne sais pas pourquoi les mots de Gaëlle Josse me bouleversent tant.
Ce que je sais par contre, c'est que j'ai du mal à parler de son roman.
Peut-être aurais-je dû attendre un peu avant d'écrire ma chronique mais à mon avis, les images de ce récit sont tellement ancrées en moi que rien n'y fera, l'émotion sera toujours aussi intense.
Ce que je sais aussi, c'est que moi qui prête volontiers mes livres, celui-là, je ne le prêterai pas. Jamais. J'aurais l'impression de donner un bout de moi-même. Non, il restera près de moi, dans ma bibliothèque, à portée de main, toujours.
Je sais aussi que si un jour je rencontre l'auteur, je ne pourrai pas aller lui parler de son roman. L'émotion m'en rendra tout simplement incapable.
Drôle de billet que celui-ci, me direz-vous.
Un peu en vrac, comme ce roman m'a laissée.
« Ne me secouez pas, je suis pleine de larmes. »
Je cite juste deux extraits, ce ne sont pas forcément les plus beaux, tout le texte est une splendeur. Deux passages pour que vous puissiez lire les mots de Gaëlle Josse.
« Je suis envahie, pénétrée, toute résistance devenue inutile, par les coups sourds, aveugles, insistants d'une souffrance qui ne me laisse aucun repos. Je vis avec une absence enfouie en moi, une absence qui me vide et me remplit à la fois. Parfois, je me dis que le chemin qui me happe chaque jour est comme une ligne de vie, un fil sinueux sur lequel je marche et tente d'avancer, de toutes les forces qui me restent. De résister au vent, aux tempêtes, au Trou du diable, aux larmes, à tout ce qui menace de céder en moi. Il me faudrait chercher des arrangements pour enjamber chaque jour sans dommage, mais je ne sais rien des arrangements. »
« J'attends un signe, un courrier, quelque chose sur lequel m'appuyer. Tout ce que je veux, c'est que Louis rentre. Je voudrais retrouver notre unité première, rompue à la naissance, l'oeuf primordial, à nouveau. Réparé, retrouvé, intact, le temps obscur et doux de l'inséparé. J'attends que mon fils me redonne vie, qu'il me fasse renaître, me réveille, me ressuscite. Alors nous serons quittes. »


Merci, Gaëlle Josse, pour ces mots...




lundi 12 mars 2018

Les soeurs de Fall River de Sarah Schmidt


 Éditions Rivages
 ★★★★☆(J'ai beaucoup aimé)

« Lizzie Borden prit une hache
Et en donna quarante coups à sa mère
Et quand elle vit ce qu'elle avait fait,
Elle en donna quarante et un à son père. »
Charmant, n'est-ce pas ? C'est la petite comptine que criaient les marchands de journaux le jour du procès de Lizzie Borden...
Une histoire incroyable et ...vraie, en plus ! Je vous en dis deux mots :
Nous sommes le 4 août 1892, à Fall River (Massachusetts) au 92 Second Street. En cette fin de matinée, il fait une chaleur étouffante. Dans la famille Borden, tout le monde est malade et passe son temps à vomir … Enfin, quand je dis tout le monde, ce n'est pas tout à fait exact : Lizzie (la fille), 32 ans, semble avoir échappé à l'intoxication alimentaire ou à… l'empoisonnement…
Le père, Andrew Borden, est rentré du travail plus tôt tellement il se sentait mal, la belle-mère Abby se plaint de maux de ventre et la bonne Bridget a du mal à accomplir le travail harassant qu'on lui a demandé : laver les vitres.
Seule, Lizzie traînasse d'une pièce à l'autre, désoeuvrée, cueille une poire dans le jardin, la mange et poursuit son errance... Elle en veut à son aînée, Emma, d'être partie chez son amie Helen à Fairhaven. Lizzie trouve le temps long. Heureusement John, son oncle, a rendu visite à la famille et introduit un peu de mouvement dans cette maison où chacun semble dans un sale état. La journée avance lentement. L'air est irrespirable. Le silence est tel qu'on entendrait une mouche voler. Lizzie entre soudain dans la pièce où se repose son père. C'est le choc. Elle découvre horrifiée un cadavre atrocement mutilé. Le crâne a été fendu par plusieurs coups de hache, la pièce baigne dans le sang. Lizzie hurle : « Quelqu'un est entré et l'a découpé ». La bonne accourt, crie, fonce chercher le docteur Bowen puis arrivent Mme Churchill, la voisine et la police.
Tous demeurent incrédules : qui a pu commettre un crime d'une telle violence à Fall River ? Peu de temps après, montant chercher un drap pour envelopper le corps d'Andrew Borden, les voisines découvrent un deuxième cadavre : celui de la belle-mère qui a été assassinée elle aussi !
Panique à bord !
La maison était fermée à clef. Ni Lizzie ni Bridget n'ont entendu le moindre bruit. Ni l'une ni l'autre n'ont la moindre tache de sang sur leurs vêtements…
Je ne peux m'empêcher de penser au crime dont parle Philippe Jaenada dans La Serpe : père, tante et bonne assassinés, portes du château verrouillées de l'intérieur, aucune tache de sang sur les vêtements du suspect, Henri Girard…Et le mystère demeure...
Je suis allée fouiller sur Internet : les faits décrits dans Les sœurs de Fall River, dans l'ensemble, sont exacts (à un élément près que je tais pour des raisons de suspense), Sarah Schmidt livre d'ailleurs au lecteur une chronologie très précise à la fin du roman.
Ce qui fait, à mon avis, l'intérêt de ce texte, outre l'évocation de cette histoire absolument incroyable qui est devenue un mythe et a donné lieu aux États-Unis à un nombre incroyable de romans, BD, films, pièces de théâtre, musiques, ballets….. , c'est cette atmosphère étouffante, voire parfois franchement écoeurante, qu'a réussi à créer l'auteur (âmes sensibles s'abstenir) : on sent un terrible malaise et l'on a l'impression que les liens entre les personnages, s'ils contiennent de l'amour, sont loin d'être dépourvus de haine, ce qui laisse supposer que chacun d'entre eux aurait très bien pu commettre un tel crime.
En effet, dans ce roman choral, les personnages prennent la parole tour à tour, exprimant leur point de vue sur les autres membres de la famille, les événements.
Le portrait de Lizzie, femme-enfant assez fantasque, sensible, un peu folle, est particulièrement fascinant : qui est-elle au fond ? est-elle aussi fragile qu'elle en a l'air ? cache-t-elle quelque chose ? C'est vraiment un personnage étrange, difficile à cerner : elle dit une chose, puis son contraire, répond souvent à côté ou en usant de formules assez étranges, rit et pleure presque en même temps, à tel point qu'on se demande quels sont ses sentiments profonds.
De son côté, Bridget, la bonne, rêve de retourner dans son Irlande natale mais sa patronne la retient contre son gré : jusqu'où serait capable d'aller la jeune fille pour se libérer de cette prison qu'est devenue pour elle la maison des Bowen ?
Et Emma, la sœur aînée ? Était-elle vraiment chez son amie, aurait-elle eu le temps de faire un aller-retour ? Comment supporte-elle cette sœur un peu loufoque à laquelle on passe tous les caprices, cette sœur dont elle doit s'occuper et qui l'empêche de vivre sa propre vie ?
Et l'oncle John, pourquoi est-il revenu ? Que cherche-il ? Quelle haine porte-t-il en lui ?
Un monstre se cache-t-il à l'intérieur de l'un de ces personnages? Ou bien, quelqu'un est-il venu de l'extérieur régler ses comptes avec Andrew Borden ?
Plus l'on avance dans l'oeuvre, plus nous sont dévoilés des éléments du passé ou de la personnalité de chacun des protagonistes. Tous semblent avoir leurs secrets, leurs mystères, leur part d'ombre.
On ressort de ce roman avec l'impression d'avoir baigné dans une atmosphère oppressante au possible, à la limite je trouve, parfois, du fantastique : en effet, Lizzie semble percevoir le monde de manière déformée et la maison elle-même, les meubles, la pendule donnent l'impression de participer à ce sentiment d'étouffement, de suffocation. Tout semble collant, sale, poisseux et même, disons-le, puant (ah les odeurs de ragoût de mouton...)
Le lecteur semble lui aussi comme retenu prisonnier dans ce terrible huis clos macabre.
Quelle atmosphère effrayante !
Un thriller psychologique envoûtant...

Une vraie réussite !


                                  Lizzie Borden

vendredi 9 mars 2018

BettieBook de Frédéric Ciriez


Éditions Verticales
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)

Bon, commençons par le commencement : ce livre est né d'une résidence d'écrivain qui a eu lieu en 2015 à l'Université Paris Nanterre auprès d'étudiants en master 2 Métiers du livre. Le sujet portait sur « la question de la critique littéraire envisagée comme une écriture de création à part entière ». (Oh, comme ça m'aurait intéressée… j'aimerais parfois retourner sur les bancs de l'école...)
Que ce sujet ne vous effraie pas : ce roman, plein d'humour, pose un regard acéré et satirique sur l'état de la critique littéraire et les difficultés de la presse écrite qui se voit un peu délaissée, notamment par les jeunes ultraconnectés qui, s'ils ont l'idée d'acheter un livre, consulteront plus facilement Internet (les blogs - très bonne idée, je ne peux que les encourager…- , les sites de lecteurs ou les vidéos de booktubers.)
Les chiffres sont là, la critique maintenant passe moins par les professionnels que par n'importe quel quidam qui poste son avis pour inviter les lecteurs à partager son coup de coeur ou bien, au contraire, leur permettre de faire une économie substantielle d'une vingtaine d'euros. Est-ce à dire que la critique s'est démocratisée ? Il y a certainement un peu de ça, c'est évident...
« BettieBook » est justement le nom du site d'une jeune et jolie lectrice booktubeuse, Bettie Leroy, passionnée par les livres, notamment les dystopies et dont les critiques sont lues par un nombre incalculable de followers. (Ah, il va falloir vous habituer à une langue branchée! Moi, j'interroge régulièrement mes propres gamins sur le sens de certains termes et une fois que j'ai compris à quoi ça renvoie, il faut qu'on m'explique... à quoi ça sert !)
L'autre personnage se nomme Stéphane Sorge : il est critique littéraire « papier et TV » (quel ringard!): il écrit dans Le Monde des livres, Books, Paris Première, Livres Hebdo, les Échos week-end, Télé 2 semaines et Lovely Lady (pour ces deux derniers, sous pseudo), il est invité à droite à gauche à des dîners mondains et littéraires dans des lieux prestigieux, fréquente les Salons du livre, participe, en tant que juré, à des prix littéraires, rencontre des auteurs, des attachées de presse avec lesquelles il couche, reçoit des services de presse en pagaille qu'il n'ouvre pas, les revend chez Gibert dès qu'il peut et lit parfois un peu vite les livres dont il parle…
Il fait aussi un peu de télé...
Il gagne 2700 euros net par mois « toutes piges confondues ».
Quand il a le temps et besoin d'arrondir encore un peu ses fins de mois, il devient nègre.
Portrait peu flatteur s'il en est...
Un jour, sa chef de service du Monde des livres lui demande de faire un reportage sur « les booktubeurs et les influenceurs littéraires du web. »
Un monde totalement inconnu pour lui.
C'est là qu'il découvre BettieBook. C'est une booktubeuse influente.
« Plus on la voit, plus elle vit. Plus on s'abonne à sa chaîne, plus elle existe. Elle est un média, l'actualisation sans fin d'un corps et d'un discours. Elle est BettieBook. »
Il la rencontre lors du Salon du livre de Noël. Elle répond en toute simplicité à ses questions : non, elle ne le connaît pas, n'a jamais entendu parler de lui. Elle aime partager sa passion avec ses abonnés qui sont un peu ses amis, elle travaille dans un salon de bronzage parce que ses vidéos ne lui rapportent rien. Quand il lui demande :« Qu'est-ce qui te rend heureuse ? », elle répond: lire. Il lui pose la question qui le hante : « Tu lis Le Monde des livres ? » Elle dit: « Non, je l'habite, lol. » Il dit : « Pardon ? » Elle dit : « Ben oui, j'habite le nouveau monde des livres. Pas l'ancien où tu travailles. » Il pense : «  Tu vas le payer. » Il dit : « Tu manques pas d'humour! » Elle dit : « Ben les auteures d'aujourd'hui, c'est nous. La preuve, t'es là pour moi. »
Oh, que c'est dur, oh, que ça fait mal… C'est la chute. Il faut redescendre sur terre, quitter le piédestal : les temps ont changé.
Notre critique dort mal, « il pense à la fille qui lui a rappelé sa condition de vieux exerçant un métier de vieux sur un support de vieux. » Il finit par s'abonner à sa chaîne Youtube.
Alors qu'il se voit sombrer petit à petit, elle grimpe dans l'audience, il descend, elle monte, plus haut, toujours plus haut : « Ses revenus à lui ont baissé de 27 % en une année. Sa notoriété à elle a crû de 200 % en six mois. Il se sent en bout de course. Elle réfléchit à de nouvelles opportunités professionnelles, aimerait être repérée par un YouTube-manager qui lui trouverait des plans. Il se demande comment il va joindre les deux bouts pour les fêtes de fin d'année, songe à un crédit conso chez Cetelem. Elle se fixe l'objectif des 60 000 abonnés pour Noël. Ses cheveux à lui sont ternes. Jamais elle ne s'est sentie aussi belle, aussi Bettie, autant BettieBook. Son avis a moins de poids dans les prix littéraires où il tapine. Elle envisage de postuler au jury du prix Orange de la Nouvelle numérique. Il a envie de vomir alors qu'il passe le portique de sécurité de la télé. Elle sait au plus profond d'elle- même qu'elle ne restera pas longtemps végéter à Melun chez So'leil. Ses vidéos le fascinent. Elle pense que les vieux médias doivent mourir. »
Stéphane, notre pauvre critique déchu en voie de fossilisation, rumine. Un sombre désir de vengeance s'empare soudain de lui : que va-t-il pouvoir faire pour ralentir la folle ascension de Bettie ? Quel beau croche-pied inventer pour qu'elle se vautre ?
Attention, le pire est possible quand on n'a plus grand-chose à perdre...
Frédéric Ciriez à la fois auteur et critique pose le problème des mutations de la critique littéraire dans un roman où la rencontre, que dis-je, la collision fracassante et explosive de deux mondes, deux milieux complètement opposés produit un décalage vraiment très drôle. Par exemple, l'univers actuel des youtubeurs est rendu de façon extrêmement réaliste, notamment à travers l'emploi de leur jargon que notre critique Stéphane ne connaît absolument pas : une initiation s'impose ! Choc générationnel hilarant !
Mais ce roman peut aussi être lu aussi comme un roman noir à suspense, une sorte de thriller où l'on s'interroge jusqu'à la fin (et encore après - cela devient assez vertigineux même) sur le jeu du vrai et du faux, des apparences et de la réalité, de la superficialité et des profondeurs. On bascule lentement mais sûrement dans la pire des dystopies. Belle mise en abyme !
Cela dit, derrière le côté fantaisiste et cocasse, le propos est étourdissant de lucidité, de justesse et pose des questions essentielles : « la critique est-elle dans un état critique ? » pour reprendre les mots mêmes du roman, y a-t-il vraiment une ancienne et nouvelle critique ? comment les définir l'une et l'autre ? s'opposent-elles vraiment ou bien se complètent-elles ? y a-t-il un lien entre le fond (la critique elle-même) et la forme (le support employé) ? à qui s'adressent-t-elles ? parlent-elles des mêmes livres ? l'une est-elle plus « honnête » que l'autre ? cette mutation de la critique est-elle le reflet même d'une mutation de la littérature ?
Allez, je vous laisse réfléchir à tout cela !

Un bon moment de lecture en tout cas !