« J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement » C’est sur ce quasi alexandrin que J.P Toussaint commence ce que l’on pourrait nommer son « journal de confinement.» En effet, comme l’explique l’auteur hanté par la vision du désoeuvrement, dans la mesure où tout ce qui était prévu fut soudain annulé, il fallut trouver d’autres occupations. Ses projets partent alors dans trois directions : une traduction du « Joueur d’échecs » de S. Zweig (roman dans lequel un personnage central est confiné lui aussi!), un essai sur la traduction (qui va très vite être abandonné) et un livre autobiographique qui prendra la forme d’une plongée en soi-même, d’un va-et-vient constant entre les lieux d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, un texte qui sera en somme une espèce d’« échiquier de la mémoire ».
Jamais me semble-t-il le ton de J.P Toussaint n’a été aussi personnel ni aussi intime.
Ce confinement le ramène dans un premier temps vers les lieux du passé : l’école de la rue Américaine, le quartier de l’enfance : les rues Jules Lejeune et Washington, la place Leemans à Bruxelles, le collège de l’Ermitage... À vrai dire, j’avais l’impression de lire un texte de Modiano : les mêmes évocations un peu troubles, la même opacité qui donne un caractère étrange et mystérieux aux souvenirs. Des noms et des prénoms reviennent mais pas forcément des visages. L’auteur raconte le destin incroyable d’amis qui sont morts, très jeunes souvent. Il semble surpris par le peu de choses dont on se souvient des gens qu’on a croisés. Toussaint nous transporte dans un passé lointain et gris duquel émergent des êtres aux contours flous tandis que d’autres visages se font plus précis.
Évidemment l’auteur s’interroge : « L’heure de l’autobiographie, pour moi, aurait-elle sonné ? » La mort rôde… Difficile de ne pas se sentir concerné par le temps qui passe. Le ton devient mélancolique.
Les souvenirs d’enfance conduisent l’écrivain à évoquer le jeu d’échecs auquel il jouait régulièrement avec son père, grand journaliste et directeur du Soir. Se dessine alors la relation au père et le souhait de ce dernier que son fils devienne écrivain. « Je n’ai pas eu la vocation, j’ai eu la permission.» Et de préciser : « Le livre que je suis en train d’écrire est un livre d’origine. C’est l’histoire d’une vocation, non pas comment je suis devenu joueur d’échecs - non, je ne suis pas devenu joueur d’échecs-, mais comment je suis devenu écrivain. »
J.P Toussaint propose aussi des analyses, des réflexions théoriques au sujet de la littérature. Il dit ce qu’elle est ou n’est pas. Il dit de quel ordre est son travail sur la langue et les mots.
À cela s’ajoutent des passages vraiment très drôles : certaines scènes sont franchement irrésistibles comme celle où il essaie des masques dans une pharmacie, celle du rendez-vous chez l’ophtalmologiste, le docteur Praggnanandhaa ou bien la scène où il avoue à Madeleine, sa femme, que cette crise sanitaire « finalement, ça l’arrange » (en effet, visiblement, il a plutôt très très bien vécu son confinement!) Nous assistons là à de véritables scènes d’anthologie ! Ses réflexions sur ses problèmes de traduction sont aussi très amusantes. Cela crée des ruptures de ton étonnantes où l’on surprend l’auteur dans sa vie quotidienne..
Toussaint nous propose ainsi un récit autobiographique fragmenté en 64 chapitres (comme les 64 cases du jeu d’échecs.) Le propos semble moins structuré qu’à l’ordinaire et donne l’impression d’épouser le flux de la mémoire : on passe d’un souvenir à l’autre, d’une anecdote à une réflexion sur l’écriture ou la vie. Tout est mouvement et l’on se déplace librement sur l’échiquier de l’existence : « Tout au plus me contenterai-je de promener négligemment mon Cavalier de case en case au gré de mes souvenirs, en tâchant de redonner vie à quelques fragiles silhouettes furtives et émouvantes qui ont traversé ma vie. »
« L’échiquier » est un texte très intime dans lequel on a l’impression de découvrir un auteur qui dit souhaiter que ce livre soit « un rempart contre le monde extérieur, un talisman, une égide. Je voulais que ce livre soit une réflexion plus ample sur la littérature, je voulais que ce livre dise l’origine de ce livre, qu’il en dise la genèse, qu’il en dise la maturation et le cours, et qu’il le dise en temps réel. Je voulais que ce livre soit sensible, concret, malicieux, humain, ombrageux, généreux, je voulais que ce livre soit tout à la fois un journal intime et la chronique d’une pandémie, je voulais que ce livre ouvre la voie à la tentation autobiographique, qu’il soit une conjonction de hasards et de destinée, de contingences et de nécessité... »
Oui, le livre est tout cela. Il m’a beaucoup touchée.