Rechercher dans ce blog

samedi 23 novembre 2024

L'effondrement d'Édouard Louis

Éditions du Seuil
★★★★★

 Me reviennent les paroles du choeur dans l’« Antigone » d’Anouilh : « Dans la tragédie, on est tranquille. D’abord, on est entre soi. On est tous innocents en somme !… Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on n’a plus qu’à crier, … , à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit... » J’ai repensé à ces mots en lisant ce portrait du frère, alcoolique, mort à 38 ans.

Lui aussi pris comme un rat.

Ce texte m’a bouleversée.

J’ai entendu la voix de l’auteur, ses mots justes, précis, posés, exacts, à la recherche de la vérité, une vérité dont il a pensé un jour qu’il la connaissait, lui, peut-être même qu’au début du livre, il y croyait encore à cette vérité qui explique tout. Jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il s’était trompé sur pas mal de choses. Jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il ne savait pas.

Parler d’un frère mort, un frère qu’on n’a pas aimé, raconter comment il ne s’en est pas sorti, comment avec toute la violence qu’il subissait depuis l’enfance, l’indifférence, les rires moqueurs, l’absence d’amour, de reconnaissance, d’encouragement, il ne pouvait pas s’en sortir. Une tragédie. Terrible. Une tragédie des temps modernes. « Mon frère vivait dans la terreur que ma vie ne ressemble à la sienne. » Une famille où la mère se tait et où le père rabaisse constamment le gamin. On lui dit qu’il ne vaut rien. Qu’il se suicide, c’est son problème ! « La violence circulait entre nos corps, comme un flux, comme un courant électrique. » Un gamin qui se débat, qui cherche une porte de sortie, qui revient régulièrement chez ses parents pour dire qu’il a peut-être trouvé un boulot. Mais personne n’y croit. On lui ricane au nez. Alors il tente autre chose. Mais toutes ses tentatives échouent. Parce que, dans une tragédie, on a beau se débattre, on ne s’en sort pas. Cela s’appelle l’Injustice. Et les mots de l’auteur, comme un choeur qui se lamente : « et je suis tellement triste, tellement triste » me font pleurer.

« L’effondrement » est un livre somptueux, comme peut être somptueuse une tragédie dans sa pureté, sa force, le désastre qu’elle porte en elle dès les premières lignes. Le déterminisme social comme une malédiction, une infortune, une calamité qui ne lâche jamais prise, toujours rattrape, plane au-dessus de la tête comme les Érinyes, riant de voir que l’abîme se rapproche. Pas la peine d’essayer de fuir. Comme dans les sables mouvants, plus l’on bouge, plus l’on s’enfonce. Alors, il faut se taire et rester à sa place. Mais le frère avait des rêves plus grands que lui.

Et la prise de conscience de l’auteur qu’il n’y a peut-être pas qu’une seule explication. Que la sociologie n’est pas suffisante, qu’il y a peut-être d’autres réponses, ailleurs. Et ces mots qui concluent l’oeuvre : « Encore une chose que je ne savais pas » et qui résonnent en nous comme les mots d’un enfant.

« L’effondrement » est un livre terrible et sublime.


 

samedi 12 octobre 2024

Bien-être de Nathan Hill

Éditions Gallimard
traduction: Nathalie Bru
★★★★★
coup de coeur


 Si je laisse de côté une belle tendinite à l’épaule qui s’est rappelée à moi lors de la lecture de ce pavé (pas loin de 700 pages quand même), j’ai vraiment adoré ce roman. Un VRAI roman, j’allais dire comme on ne sait plus en faire, bien épais avec des personnages aux portraits extrêmement fouillés et une construction astucieuse qui dévoile petit à petit tout un tas d’informations permettant de mieux comprendre l’origine de leur comportement… C’est là qu’on voit que Nathan Hill est vraiment un conteur virtuose qui nous fait vivre pleinement l’enfance de ses deux personnages principaux, un peu à la manière des récits du XIXe : là, on est complètement embarqué, impossible de lâcher prise. Je ne parlerai pas non plus (belle prétérition) de la recherche documentaire vertigineuse qui a précédé l’écriture de ce texte, le rendant vraiment passionnant. Les thèmes abordés, dans une perspective scientifique et sociologique, sont multiples et riches : éducation, relations amoureuses, couple, effet placebo, fiction, algorithmes... Les analyses se mêlent subtilement à la fiction sans jamais peser et les grands mythes passent à la moulinette de la déconstruction...

J’ai aimé aussi l’humour omniprésent … Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas autant ri en lisant un livre ! Cette satire de notre monde moderne est vraiment jubilatoire... (pour celles et ceux qui l’ont lu, je pense, entre autres, aux pages évoquant la façon dont le père de Jack découvre Facebook et le monde d’Internet… HILARANT !!!)

Et enfin, l’humanité et la poésie de ce roman m’ont beaucoup touchée.

Bref, lire ce roman, c’est être porté par une histoire qui nous tend un miroir : on rit de nous-même et des autres, des fictions qui nous font vivre et qui nous aident à supporter notre pauvre humanité. Mais l’on apprend aussi à accepter d’être ce que l’on est …

Je vous laisse faire connaissance avec Jack Baker et Elizabeth Augustine… Nous sommes dans les années 90 à Chicago. Leurs appartements se font face. Ils s’épient, ont follement envie de se rencontrer et de s’aimer…

Un roman brillant et un pur bonheur de lecture.

Gros coup de coeur !

 

lundi 16 septembre 2024

Alors c'est bien de Clémentine Mélois

Éditions l'arbalète Gallimard
★★★★★

 J’adore Clémentine Mélois. J’avais beaucoup aimé ses « Cent livres », parodies assez géniales de couvertures des grands chefs-d’oeuvre littéraires. Ses « Six fonctions du langage » m’avaient fait hurler de rire, quant à ses listes de « Sinon j’oublie » : elles m’ont transformée en fan absolue. Qu’est-ce qu’elle me fait rire avec toutes ses inventions, ses détournements, sa fantaisie, sa façon de voir le monde et de s’en moquer joyeusement. Parce qu’il vaut mieux rire, toujours, tout est tellement triste parfois. Ah, c’est vraiment une fille que j’aurais aimé avoir comme copine !

Elle nous parle ici de la mort de son père… Eh bien figurez-vous que l’on rit presque à chaque page (même si on pleure un peu aussi…) et l’on découvre toute la famille. J’adore la famille Mélois à la folie. Je demande le père, un sculpteur drôle, tellement drôle, poète aussi, inventeur, chanteur, philosophe… grand amoureux de sa femme et un papa fou de ses filles Mathilde, Barbara et Clémentine… La mère est prof de français, le plus beau métier du monde, mais elle sait tout faire, elle aussi ! Puis, il y a des bêtes aussi chez les Mélois. Et des amis qui passent.

Bernard travaille à ses sculptures (tellement incroyables) en sifflotant « Petite fleur». Il meule des heures entières, perdu derrière un feu d’artifice d’étincelles. Il en a usé des meuleuses Eco+ à 19 euros 90 ! Entrer dans son atelier, c’est magique… (je suis allée voir sur Internet)… C’est la caverne d’Ali Baba. Les Mélois sont des glaneurs. Ils ramassent ici et là tout ce qui peut servir ! Et comme tout peut servir, ils en ramassent des choses ! Une forge par exemple. Pour quand ils auront besoin de forger quelque chose…

Et puis, dans cet atelier, on peut tomber sur un Monet, un Miró, un Klein, certes signé d’une écriture qui ressemble étrangement à celle de Bernard, mais on s’en fiche ! Il y a même un Camille Corot dédicacé à Bernard : « À Mélois dont je pressens la grande œuvre. » Le rire est partout chez les Mélois même sur la tondeuse automatique sur laquelle ils ont scotché le buste du pape… Jolie la papamobile !!!

Donc dans ce livre, il s’agit de la mort du père, disais-je, mais c’est tellement la vie dans cette famille que la mort du père c’est toujours la vie, l’amour, la tendresse, le rire, l’imagination. Ils veulent lui rendre un hommage de folie, à la hauteur de ce qu’il a toujours été, un être exceptionnel. Ils bossent comme des fous pour que tout soit beau, avec des lumières, de la jolie peinture bleue sur le cercueil, des poèmes, de la musique. Un véritable show !

Bernard a choisi son cimetière, un cimetière marin à Saint-Quentin-sur-Allan dans l’Aisne, au beau milieu d’un champ de blé et de forêts. Il a installé un carillon sur le muret qui monte au cimetière, une rampe musicale faite de tubes en alu (on a toujours plein d’inventions chez les Mélois) et l’on salue les morts ou on les prévient que l’on arrive.

Tiens, d’ailleurs, ça serait une bonne idée de se faire enterrer avec des choses qu’on aime… des galettes bretonnes par exemple !

Ce texte de Clémentine Mélois est un magnifique hommage à son père. Bien sûr, il est question de la mort mais l’on sourit à chaque page tellement cette famille est attachante. Et puis, comme l’écrit l’autrice : « Ceux qu’on aime souffrent et meurent, et on se surprend à rire encore. Le chocolat est délicieux. Le champ de lin n’a rien perdu de sa beauté, la clématite sauvage croule sous les fleurs. Ça sent le maquis corse et la lande bretonne, les ronces larges comme des tuyaux d’arrosage promettent des mûres aussi grosses que des noix, on se dit qu’on pourra en faire des tonnes de confiture. Malgré tout. »

Un bonheur absolu de lecture !




 

jeudi 5 septembre 2024

Jour de ressac de Maylis de Kerangal

Éditions Verticales
★★★☆☆

 Ah, l’écriture de Maylis de Kérangal, ces phrases qui s’enroulent sur elles-mêmes, se tordent, se déploient … Et ces mots pleins de minéralité, de matière, de substance. Du brut, de l’organique, du primitif. Lire un texte de Maylis de Kérangal, c’est vivre une espèce de corps à corps sensuel avec le monde. Tu te prends de la poussière, du vent, du béton. Bonne idée, Le Havre, pour ça ! (Tiens, un jour il faudra que je vous raconte ma visite du Havre sous la pluie avec ma fille… hein, tu t’en souviens Pauline comme tu m’avais bousillé ma journée, mon appartement Perret, moi qui rentrais dans tous les halls d’immeubles pour en admirer les boîtes aux lettres…) Elle sait rendre les lieux, Maylis, les dire, en extraire la substantifique moelle. Elle est douée aussi, pour vous balancer dans un monde inconnu : celui des transplantations cardiaques, des décors en trompe-l’oeil, des fabrications de ponts. Tu n’y connais absolument rien et tout d’un coup, ça devient ta plus grande passion. T’as juste envie de prendre tes pinceaux ou de t’inscrire au conservatoire d’art dramatique pour apprendre les techniques du doublage... Et elle t’offre tous les mots qui vont avec et qu’elle est allée chercher un par un, du plus simple au plus tordu... et tout cela nous régale et on en redemande ! Je raffole de tout ça, de tous les trucs estampillés « Kérangal », toujours les mêmes, dans chaque livre, toujours aussi délicieux...

Pourtant là, j’ai mis du temps à comprendre ce qui ne passait pas. Il y avait un truc qui coinçait et qui faisait que non, cette fois-ci, ça ne prenait pas vraiment. Je lisais le texte « de loin » sans vraiment rentrer dedans. Il m’a fallu deux lectures pour comprendre. En fait, j’ai eu l’impression de lire une espèce de patchwork mal cousu, des textes conçus séparément et mal lissés, mal ficelés. Des morceaux disparates, un peu trop dans l’air du temps et dont à vrai dire je n’ai pas toujours bien vu l’intérêt ... Et pire que ça, j’ai senti parfois que l’on frôlait le cliché… Horreur… Ah, le départ dans la nuit de la narratrice et de son mari roulant en vélo électrique sur la piste cyclable le long du canal de la Villette… Je ne suis pas foncièrement allergique aux vélos électriques (en tout cas, nettement moins qu’aux trottinettes) mais franchement cette fin un peu bobo-parisien-les-cheveux-dans-le-vent…

« Jour de ressac » ne m’a pas séduite. J’ai trouvé ce texte convenu et pas très original dans le fond.

Elle tenait pourtant l’incroyable thème du doublage. Ahhhh, elle l’avait son truc ! Il aurait fallu sans aucun doute creuser de ce côté là.

Le Havre ok, le vent, la mer, le passé, la guerre, l’amoureux oui oui…

Mais le doublage quand même ç’aurait été tellement mieux !


 

jeudi 25 juillet 2024

Canada de Richard Ford

Éditions Points
traduit par Josée Kamoun
coup de coeur ❤❤❤


 Dans l’émission radiophonique de France Culture « La bibliothèque de... » consacrée à Josée Kamoun, celle-ci se dit « hantée » par une œuvre qui l’a beaucoup marquée : « Canada » de Richard Ford, texte publié en juin 2012 aux États-Unis. Josée Kamoun explique qu’elle relit régulièrement ce roman (qu’elle a traduit) sans jamais en épuiser totalement le sens.

« Canada » est en effet une œuvre étrange, énigmatique et qui donne l’impression qu’un mystère se cache dans ce qui est dit, dans ce qui est là devant nos yeux mais que nous ne parvenons pas à saisir. Comme le dit la traductrice qui l’a relu plus d’une fois : à la fin, le mystère reste complet. À moins qu’il n’y ait pas de mystère. Seulement du vide et du silence.

Le narrateur, Dell Parsons, professeur à la veille de la retraite, raconte comment, alors qu’il avait quinze ans, ses parents, des gens banals et sans histoires, des gens ordinaires et tout à fait respectables, ont été amenés à dévaliser une banque, eux qui n’étaient absolument pas prédisposés à accomplir ce genre d’acte. Il évoque donc son enfance, interrompue brutalement par le hold-up et ses terribles conséquences à savoir l’éclatement de la structure familiale au moment même où il était un adolescent en train de se construire.

Il tente de cerner la personnalité de ses parents et de sa sœur jumelle. Le regard distancié du jeune homme devenu adulte donne l’impression qu’un destin terrible s’est abattu sur lui sans qu’il ait pu faire quoi que ce soit, le privant de toute liberté. Il ne fut en effet que le témoin en retrait d’événements qui se sont imposés à lui sans qu’il puisse avoir la moindre prise sur eux.

Qui est coupable ? Comment ses parents ont-ils pu en arriver là ? N’ont-ils pas, eux aussi, été piégés par la vie ? Comment survit-on, adolescent, balancé seul dans le monde, comme abandonné ? Le narrateur est sans cesse à la recherche d’un sens à donner à tout ce qu’il vit, à la terrible violence qu’il a subie. Il est extrêmement touchant dans sa volonté de comprendre, d’analyser le réel, de « reconstituer sa vie », lui qui, adolescent, voulut croire le plus longtemps possible qu’il allait pouvoir vivre normalement au sein de sa famille, aller au lycée comme les autres et se vouer à ses passions : les échecs (où l’on se déplace avec méthode et calcul) et l’apiculture (il est fasciné par l’organisation parfaite d’une ruche.) Mais le destin en a décidé autrement. Quel a été le sens de tout ce qui lui est arrivé ? Y avait-il, au moins, un sens à tout cela ?

Ford est un romancier brillant : ses personnages, incarnés grâce à des portraits extrêmement fouillés et ses descriptions de paysages, remarquables de précision et de nuance, créent un univers à la Hopper. Tout est là, sous nos yeux et pourtant, l’inconnu demeure. Josée Kamoun ajoute que « Canada » est un roman de l’espace, dans lequel les personnages se déplacent constamment, et de la frontière, du passage. Les descriptions des grandes étendues de blé sous un ciel immense sont fabuleuses de beauté et de mystère. Mais pour autant, aller ailleurs ne signifie pas « aller mieux ». Partir ne veut pas toujours dire « se reconstruire » ou « revenir ».

Par ailleurs, la capacité d’invention de Ford est étonnante : il surprend constamment son lecteur en plaçant ses personnages dans des situations inattendues, les rendant par là-même étrangers à ce qu’ils vivent et peut-être aussi à eux-mêmes.

« Canada » est un fabuleux roman d’apprentissage qui montre comment l’on se construit quand tout se détruit autour de nous. Il dit ce qu’est la vie. Brutale, cruelle, sans pitié. Absurde aussi. Absurde surtout. Et qu’il est inutile de chercher un sens caché. Il faut faire avec et essayer. Tant bien que mal.

Incontestablement, « Canada » est un très grand roman.




 

mercredi 5 juin 2024

Yellowface de Rebecca F.Kuang

Éditions Ellipsis
★★☆☆☆

 Comment diable ce livre a-t-il pu se retrouver sur la table des thrillers pour adultes ?

Comment Laurent Chalumeau du « Masque et la plume » a-t-il pu dire que c’était hyper-prenant au point d’abandonner toute activité pendant trois jours ?

Comment Stephen King a-t-il pu écrire «Impossible à lâcher. Difficile de s’en remettre. »  comme on peut le lire sur la jaquette ? Je m’interroge… Que de mystères...

Attention, je ne dis pas que les problématiques abordées dans ce roman sur l’écriture et le milieu de l’édition ne sont pas intéressantes. Il est en effet question des fameux « démineurs éditoriaux » ou « lecteurs de sensibilité », d’appropriation culturelle, de la question de la légitimité, de racisme etc... mais le traitement qui en est fait est très clairement destiné à des adolescents ou de jeunes adultes…

Le sujet : une jeune écrivaine, June Hayward, peine à se faire publier. Lors d’une soirée qu’elle passe avec Athena Liu, une de ses anciennes copines de fac - belle, intelligente, cultivée-, cette dernière meurt accidentellement. Or, il se trouve qu’Athena Liu est une étoile montante de la littérature. Imaginez : son compte Insta déborde de likes, elle a reçu tous les prix du monde et participé aux plus belles soirées littéraires de l’univers avec des étoiles qui brillent et des admirateurs partout. Bref « elle est incroyable. » (c’est une citation hein…), a « des milliers de dollars sur son compte en banque » (autre citation) et je ne vous parle même pas de son trois-pièces au neuvième étage avec « un humidificateur qui siffle sous les calathéas ». Z’avez pas ça vous, hein...

En deux temps, trois mouvements, June va en profiter pour lui piquer ses brouillons, les retravailler et publier un livre. Seulement, elle n’est pas d’origine chinoise comme l’était la première et l’on va lui reprocher non seulement de n’être pas « autorisée » à raconter une histoire qui concerne des Chinois mais aussi la soupçonner de ne pas être l’autrice du livre….

Le roman met bien en évidence ce qu’est devenue l’industrie du livre à travers une satire assez vive du milieu littéraire : on y voit le rôle primordial des réseaux sociaux, des prix, la course aux best-sellers… Il n’est d’ailleurs question que d’agents, de directeurs littéraires, de négociations de contrats, de box livres (les éditeurs envoient le livre accompagné d’une pochette, d’un porte-clef, d’un sachet de thé parfumé  …) On voit bien la nécessité d’être « une voix marginalisée » pour être plus facilement publiée : « une asiatique queer ? Vous cochez toutes les cases. » (En vrai, quelle misère !) Encore une fois, cette dimension est plutôt bien décrite dans le roman…

Mais les gamins passent leur temps à poster des messages sur Insta, Twitter, Tik Tok ou à les lire (et donc, nous lecteurs, nous devons aussi subir un certain nombre de messages sans aucun intérêt) tandis que la pauvre June Hayward pleurniche sur son lit en jetant son téléphone à l’autre bout de la pièce.

Par ailleurs, que de répétitions, de clichés, de scènes complètement improbables. On sent que l’autrice (la vraie) tire à la ligne. Que de platitudes dans les dialogues… Et la traduction n’est pas bien folichonne non plus...

Encore une fois, c’est un livre qui peut trouver son public mais il faut que ce soit le bon ! J’arrête là ma chronique, la littérature pour ados, ce n’est pas pour moi et j’ai même horreur de ça.

Mesdames, Messieurs les libraires, bibliothécaires, placez ce livre au bon endroit et tout ira bien !

PS : j’ai quand même adoré cette phrase dans le livre « Personne (aucun auteur) ne se vend bien en France. Si les Français t’apprécient, tu sais que tu fais carrément fausse route. »

(Tenez bon, les gars !)

PS 2 : à la fin du livre, vous disposez de l’adresse du site Internet de l’autrice, de son compte Instagram et X.

Et de sa photo, bien sûr...


 

vendredi 31 mai 2024

La contrevie de Philip Roth

Éditions Folio
★★★★★

 Quel livre époustouflant ! Comment chroniquer un roman aussi dément, aussi protéiforme, aussi profond ? Par quoi commencer ? L’histoire peut-être ? Ou bien LES histoires car le dispositif narratif est tel que l’auteur trompe sans cesse le lecteur, s’amuse à le perdre, le balade constamment, le sort de sa zone de confort, l’amène à se poser mille questions sur les personnages et leur trajectoire de vie, la frontière entre le réel et la fiction, ce qu’est la littérature et de quoi elle se nourrit…

En effet, la construction surprend par son originalité : mises en abyme (nous lisons un roman dans lequel se trouvent d’autres romans), trompe-l’oeil, jeux de miroirs, imbrications d’éléments qui se recoupent, s’enchâssent, se font écho, se complètent, se contredisent comme pour signifier toutes les possibilités qui s’offrent aux personnages de suivre un chemin ou l’autre, d’infléchir leur histoire, de vivre ou de mourir… Tout est possible car l’invention d’un écrivain est sans limites. Il fait ce qu’il veut de ses personnages. À l’infini ... Il lui suffit régulièrement de rebattre les cartes et de les redistribuer… Et une nouvelle partie est lancée …

Et pour nous, lecteurs, la question est la suivante: dans tel ou tel chapitre, à quel degré de fiction sommes-nous ? Je veux dire : dans la fiction que nous lisons, où est le « réel fictionnel » ? Nulle part, nous répondrait Roth. Et il aurait raison !

Le sujet : Nathan et Henry Zuckerman, deux frères juifs originaires de Newark, ont suivi des voies très différentes : l’un, double de l’auteur, écrivain, célibataire, passe sa vie à observer le monde pour nourrir sa prose. En effet, il puise sa matière romanesque dans sa vie familiale, son enfance : « Tu pourrais pas, du moins en dehors de tes livres, te trouver un cadre de référence un tout petit peu plus vaste que la table de cuisine à Newark ? » lui reproche son frère, Henry, dentiste et père de famille, qui supporte mal l’ironie cruelle avec laquelle Nathan le défigure constamment. « Les gens sont le plus souvent parfaitement dénués d’originalité; le travail du romancier consiste donc à les faire paraître autres. Ce n’est pas une mince affaire. Pour rendre Henry intéressant, il faudrait que j’y mette du mien. » explique Nathan de façon cinglante, et il ajoute : « malgré sa détermination à devenir un homme nouveau, je trouvais Henry aussi naïf et inintéressant qu’il l’avait toujours été. »

Sa famille juive lui a reproché de l’avoir ridiculisée (fait autobiographique en lien avec l’écriture de « Portnoy et son complexe ») : « les Juifs n’étaient pas venus au monde pour distraire mes lecteurs, ni pour mon bon plaisir, et encore moins pour le leur. Il fallait donc mesurer la gravité de la situation avant de lâcher la bride à ma veine comique et d’attirer l’attention sur les Juifs de manière négative. » Henry a toujours eu le sentiment d’être dominé par son frère qu’il accuse d’être un odieux personnage prêt à tout pour alimenter sa fiction : « Dans sa tête, elle n’a jamais compté, la vérité des faits, la vérité des êtres : au contraire, tout ce qui est important se retrouvait déformé, travesti, poussé à la caricature, déterminé par ces tours de passe-passe sans fin, calculés, mijotés sournoisement dans sa terrible solitude ; tout n’était que calculs avantageux pour lui, manipulation délibérée ; en permanence et sans relâche cette effroyable dénaturation des faits. » Lui, le dentiste, est au contraire du côté de la précision, de « la justesse et de l’exactitude mécanique. »

Pour l’écrivain, les événements de la vie apparaissent comme des « textes à venir » Un autre personnage dira à Nathan : « La vérité, c’est que tu aimes que les choses t’affectent. Tu n’arrives pas à tisser tes histoires autrement… La quiétude t’inquiète, elle nuit à la littérature. »

Deux frères qui s’opposent en tous points.

Que va-t-il leur arriver ? Je ne peux vous donner plus d’informations sur ce sujet sans dévoiler ce qui fait à mon avis l’intérêt du livre.

Sachez quand même que « La Contrevie » est un livre bavard (et ce n’est pas un défaut, hein...) : tout le monde prend la parole dans ce roman, sous des formes différentes : éloge funèbre, lettre, coup de fil, dialogue théâtral ou long monologue. Les « je » sont nombreux, complexes, multiples, torturés, prolixes… La parole, omniprésente, envahissante, fouille, questionne, cherche à comprendre, se justifie, interroge. Le lecteur peut complètement adhérer à la pensée d’un personnage et à la page suivante se laisser convaincre par le discours adverse. Roth est partout, dans chacun des personnages. Insaisissable parce que les êtres sont ainsi, composites, doubles, mouvants, ambigus.

Qu’est-ce que le « Moi » d’ailleurs ? Qu’est-ce que l’identité ? C’est une question centrale du roman : « La seule chose que je puisse avancer sans hésiter, c’est que moi je n’ai pas de « moi » et que je refuse de faire les frais de cette farce - car pour moi ce serait une vaste blague. M’en tient lieu tout un éventail de rôles que je peux jouer, et pas seulement le mien; j’ai intériorisé toute une troupe, une compagnie permanente … un stock de scènes et de rôles qui forment mon répertoire. Mais je n’ai certes aucun « moi » indépendant de mes efforts - autant de postures artistiques - pour en avoir un. Du reste je n’en veux pas . Je suis un théâtre et rien d’autre qu’un théâtre. » dira Nathan, le double de Roth.

Évidemment, au coeur des problématiques posées, se trouve la question de la judéité. Qu’est ce qu’être juif ? C’est l’obsession de Roth par excellence, sa névrose. Est-ce la même chose que d’être un Juif à Newark, à Londres ou à Jérusalem ? Les pages génialissimes sur ce thème et notamment l’extraordinaire chapitre 2 intitulé « La Judée » sont à la fois extrêmement drôles, satiriques, pleines d’autodérision : « Si on abattait toutes les églises et toutes les synagogues pour les remplacer par des parcours de golf, tout le monde irait beaucoup mieux! », et en même temps, pour l’homme agnostique qu’était Roth, cette judéité n’est pas simple à assumer. On naît en effet avec le poids d’une histoire. Et l’on vit avec, qu’on le veuille ou non. Personne n’y échappe. Chacun supporte.

On retrouve aussi d’autres thèmes chers à l’auteur et très importants dans l’oeuvre: la sexualité, la déchéance du corps, la mort. Le tout traité avec une immense humanité...

« La Contrevie » est un chef d’oeuvre.