Éditions Gallimard
Quelle écriture magnifique,
ample, puissante, à la fois lyrique et crue, violente et sensuelle :
franchement, je n’en reviens pas ! Et pourtant, j’en lis des livres, qui
me plaisent d’ailleurs, souvent beaucoup même, qui sont correctement écrits
voire bien écrits mais qui en aucun cas n’atteignent cette perfection formelle.
Les premières pages m’ont soufflée : je les ai lues et relues. Ce sont des
tableaux d’une beauté indescriptible : que ce soit pour évoquer un banc
posé devant la maison ou un coin de table sur lequel se reflète la faible
lumière du jour ou encore un vol d’oiseau sur un champ nu. C’est superbe, on
lit les derniers mots du paragraphe en exultant, tellement on touche à la
perfection. La description minutieuse, le souci du détail font de ce roman un
travail d’orfèvre. Magique !
Je tenais à commencer par ce qui
pour moi définit une œuvre littéraire : l’écriture. Peu importe le sujet
finalement. Mais ne vous impatientez pas, nous y voilà !
Jean-Baptiste Del Amo retrace
l’histoire d’une exploitation agricole du Gers, de 1898 à 1981, et la
transformation au fil du temps de la ferme familiale en un élevage porcin
industriel.
Oui, ce qui nous est décrit dans
cette « fresque familiale et porcine » est dur, âpre, parfois
insoutenable, oui certaines scènes sont crues parce qu’elles disent le
quotidien épuisant, harassant des paysans, « vieillards en sursis à
quarante ans, corps abîmés, congénitaux, distendus par les couches, goitreux,
amputés par les lames, calcinés par le soleil. Aucun d’eux ne peut traverser la
vie sans y sacrifier un membre, un œil, un fils ou une épouse, un morceau de
chair », parce qu’elles décrivent le rapport ambigu des hommes et des animaux
à travers l’évocation d’un élevage industriel qui réduit la bête à un simple
produit de consommation, niant sa douleur et refusant à l’animal son statut
d’être vivant et sensible. Bien sûr, certaines scènes sont pénibles, source de
malaise mais à lire les critiques que j’ai parcourues, j’avoue que je
m’attendais à bien pire ! Car à mon avis, ne soyons pas naïfs, l’impensable
réalité, celle que l’on soustrait à notre vue, va bien au-delà de ce que l’on
imagine…
C’est un couple taiseux que nous
découvrons en 1898 : lui, c’est l’homme. La femme est nommée la génitrice,
c’est dire le rapport qu’elle entretient avec sa fille Éléonore. Lui s’assoit
le soir après le travail sur son banc de bois devant la maison et attend la
nuit. « Il estime que les choses doivent rester telles qu’il les a
connues, le plus longtemps possible, telles que d’autres avant lui ont estimé
bon qu’elles soient, ou telles que l’usage en a fait ce qu’elles sont. »
Il est usé par son travail aux
champs et à la ferme. Son corps rongé par la maladie est prêt pour le tombeau.
Il crache du sang. Elle, la bigote, prie, se nourrit d’hosties et élève sa fille
à la trique, regrettant qu’elle ne soit pas un garçon, c’eût été plus utile.
Alors la petite « bat le linge, baratte le beurre et puise de l’eau au
puits ». Ils élèvent deux porcs. Le père sentant sa mort prochaine va
chercher un neveu pour s’occuper de la ferme : Marcel accomplira le
travail sans relâche jusqu’à l’appel sous les drapeaux.
Certaines scènes extraordinaires
sont de véritables morceaux d’anthologie : l’enterrement du père par
exemple. Alors que l’on s’apprête à descendre le cercueil dans la fosse, on
s’aperçoit que dans le fond, s’est logé un crapaud. Il faut sortir de là
l’animal diabolique et donc quelqu’un doit descendre. Scène à la fois tragique
et drôle. La religion se mêle à la superstition et le tout mène parfois à la
folie.
Je repense à une autre scène
terrible, celle avec le colporteur vêtu d’un costume trois pièces qui profite
de l’éloignement de la mère pour sortir sa verge sous l’œil horrifié de la
gamine. Pauvre humanité incapable de maîtriser ses désirs.
Puis, il y aura la guerre de 14.
Les femmes vivront dans un monde sans hommes. Ne restent au village que
« les vieux, les adolescents, le bossu, l’aveugle de naissance,
l’idiot ». Elles devront accomplir le travail des hommes. « Leurs
rêves voient revenir les hommes de la guerre, mais rien n’est alors pareil et
avec eux semble s’en être allé un monde archaïque. »
Ces pages sur la guerre, absurde
boucherie, sont terribles, glaçantes : hommes et bêtes encore une fois
unis dans une souffrance sans nom.
Éléonore grandira et les
nouvelles générations suivront, toujours plus coupées du monde, esclaves de la ferme et des bêtes, soumises à
un travail sans relâche, souffrant un martyre quotidien, incapables de fuir ce
destin qui les lie au lieu où elles sont nées. Chaque jour, il leur faut laver
la porcherie : repousser inlassablement les déjections animales, tous les
matins, inlassablement, retrouver « la même abondance innommable qui se
jette à leurs pieds, englue leurs bottes, éclabousse leurs mains et leurs faces
nues, se déverse dans leurs rêves ; flots de merde qui les emportent, les
noient, jaillissent de leurs estomacs, de leurs culs ou de leurs sexes, se
vomissent ou s’extraient indifféremment par tous les orifices, comme animés
d’une vie propre, dont le seul but tend à se répandre sur eux et hors d’eux,
remplissant leurs nuits sous des coulées de boue, et les éveillent brusquement,
accrochés aux draps, se retenant de quelque chute dans une fosse à lisier sans
fond, le goût familier dans la gorge, le front trempé de sueur et le cri
fantôme des porcs à l’oreille. »
Tous les jours le même cauchemar,
la même merde, la même misère.
Règne animal est une œuvre à vif qui donne à voir, à sentir,
à toucher : on glisse dans le sang, les excréments, le sperme, la morve,
le crachat, on respire la sueur, l’urine, la pourriture et le purin. Les corps
sont matière : ils jouissent, suent, saignent, souffrent, pourrissent. Le
texte nous plonge dans cet univers hallucinant de noirceur et de vie. Terrible
expérience.
La ferme se développant, il faut
tenir des comptes, noter sur des carnets, calculer, prévoir, faire des
statistiques, des schémas. Pas de perte. Que du bénéfice. La productivité à
tout prix. Et c’est là que ça dérape. Parce que personne ne s’y retrouve :
ni les hommes, ni les bêtes qui vivent le même effroi, la même violence. Parce
qu’il faut du rendement, on triche, on cache, on commet des crimes. On entasse
les bêtes sur du plastique, on les sangle, on les engraisse. Elles meurent dans
des enclos exigus, bétonnés et sans lumière, les pattes dans leur merde. Et ce
que les bêtes vivent n’a pas de nom.
On ne tue pas que les bêtes, on tue aussi les
hommes nourris aux bêtes : « Car tout, dans le monde clos et
puant de la porcherie, n’est qu’une immense infection patiemment contenue et
contrôlée par les hommes, jusqu’aux carcasses que l’abattoir régurgite dans les
supermarchés, même lavées à l’eau de Javel et débitées en tranches roses puis
emballées avec du cellophane sur des barquettes
de polystyrène d’un blanc immaculé, et qui portent l’invisible souillure de la
porcherie, d’infimes traces de merde, les germes et bactéries contre lesquels
ils mènent un combat qu’ils savent pourtant perdu d’avance, avec leurs petites
armes de guerre : jet à haute pression, Cresyl, désinfectant pour les
truies, désinfectant pour les plaies, vermifuges, vaccin contre la grippe,
vaccin contre la parvovirose, vaccin contre le syndrome dysgénésique et
respiratoire porcin, vaccin contre le circovirus, injections de fer, injections
d’antibiotiques, injections de vitamines, injections de minéraux, injections
d’hormones de croissance, administration de compléments alimentaires, tout cela
pour pallier leurs carences et leurs déficiences volontairement créées de la
main de l’homme. »
Les hommes sont pris au piège,
les bêtes crèvent et les hommes crèvent à leur tour de voir le spectacle
terrible des bêtes crevées.
La porcherie devient le symbole
terrible, l’insoutenable métaphore de la barbarie humaine, de la violence qui
se perpétue de génération en génération, sans jamais être remise en cause, sauf
peut-être par le petit dernier, Jérôme.
Les fermiers très tôt préviennent
leurs gosses pour qu’ils ne se fassent aucune illusion : « Les
choses sont comme ça, petit. La vie est comme ça ; un immense tombereau de
merde qui n’en finit pas d’être déversé sur ta tête. Faudra bien t’y
faire. » C’est dit.
Mais il faudra bien arrêter cette
folie un jour, pour rester digne, pour que l’on puisse garder ne serait-ce
qu’un semblant d’humanité.
Une oeuvre majeure dont l’écriture
minutieuse, poétique, sensuelle et terriblement crue nous fait sentir dans
toutes ses nuances, dans toute sa complexité, le rapport de l’homme au monde
qui l’entoure : à la terre, à l’eau, aux plantes, aux bêtes, aux autres
hommes, un rapport de violence et d’amour, de haine et de fascination, de
terreur et de passion. Seule l’écriture d’un véritable écrivain pouvait
traduire par des mots un tel entrelacs de sentiments et d’émotions.
La prose de Jean-Baptiste Del Amo
a atteint son but de façon magistrale ! Bravo !