Éditions Actes Sud
★★★★★★ (MAGISTRAL !!!)
Ça
fait une bonne semaine que je saoule littéralement tous ceux que je
rencontre avec Leurs enfants après eux
de Nicolas Mathieu, comme tout le monde le sait, prix Goncourt 2018.
Ben oui, ça s'appelle une énorme gifle, un coup de coeur, de folie,
bref… je suis époustouflée par toutes les qualités de ce texte !
Nous
sommes donc dans les années 90, dans l'Est de la France, pas loin de
la frontière du Luxembourg, à Heillange (qui rappelle évidemment
Hayange en Moselle), ville complètement dévastée par la
désindustrialisation et où les quatre hauts-fourneaux ne servent
plus que de tristes décors. « Toute la vallée était en
soins palliatifs quelque part ... » En effet, le taux
de chômage est élevé, les trafics de drogue vont bon train,
l'alcoolisme aussi, et l'ennui s'empare de chacun tandis que l'été
s'étire mortellement et qu'il n'y a rien à faire, sinon glander en
écoutant Nirvana, attendre, attendre et espérer mieux pour un jour
prochain. C'est une France périurbaine qui est décrite et les
gamins se demandent toujours comment ils vont se rendre là où ils
veulent aller. Une France donc qui a besoin d'essence pour vivre et
qui n'a pas un sou pour remplir son réservoir. « Chaque
désir induisait une distance, chaque plaisir nécessitait du
carburant. » Un peu prémonitoire tout ça, non ?
On
suit essentiellement une poignée de personnages : Anthony et
ses parents, le cousin Hacine et son père, et deux gamines, Steph et
Clem. Certains s'en sortiront plus ou moins bien (grâce à l'école),
d'autres pas. Quant aux autres, ils vivoteront, auront des hauts et
beaucoup de bas.
Le
roman est divisé en quatre chapitres : 1992/1994/1996 et 1998,
la coupe du monde et le rêve d'une fraternité qui n'aura pas lieu.
Anthony a quatorze ans en 1992. On le quittera en 1998, il en aura
donc 20 et sera devenu un homme. Mais quel homme devient-on quand on
ne quitte pas ces lieux sinistrés qui n'offrent aucune perspective ?
On peut donc parler d'une certaine façon d'un roman
d'apprentissage : apprentissage de la vie, de la sexualité, de
la frustration surtout, de la galère, de la violence, de la haine et
de l'amour.
Le
regard de Nicolas Mathieu est aussi celui d'un sociologue ou d'un
historien sur une époque et une géographie précises, même si les
mots que j'ai lus m'ont semblé souvent prémonitoires : ils
contiennent en germe toutes les crises actuelles et l'on pourrait
facilement transposer toute cette histoire ici et maintenant. Les
choses ont-elles changé dans le fond ? Pas sûr !
Et
puis, ce roman, à mon sens, s'il s'intéresse aux gens de peu, aux
vies minuscules comme dirait Michon, parle surtout des gens, de TOUS
les gens, quels qu'ils soient, d'où qu'ils viennent, de la misère
de la vie, de l'absurdité de l'existence : « Ils ne
cherchaient pas à changer leur vie, se satisfaisaient
de salaires décents et d'augmentations raisonnables.
Ils occupaient leur place, favorables à l'état des
choses, modérément scandalisés par les forces qui en
abusaient, inquiets des périls télévisés, contents des bons
moments que leur offrait la vie. Un jour, un cancer mettrait à
l'épreuve cette immobile harmonie. En attendant, on était bien. On
faisait du feu en hiver, et des balades au printemps. » Ben
oui, c'est nous ! Nous tous, lui aussi, l'auteur, forcément.
C'est l'humaine condition. « Depuis le temps qu'elle se
donnait du mal pour que ça aille et que ça puisse, et rien
n'allait, et finalement on pouvait si peu. » À pleurer
tellement ces lignes sont belles…
Comme
je le disais pour commencer, cette lecture fut en effet pour moi un
vrai coup de coeur. J'ai trouvé dans ce roman tout ce qui m'enchante
en littérature : une écriture d'abord, à la fois crue,
sensuelle, poétique, capable de faire ressentir les premiers émois
de l'amour physique, le bonheur d'être bien au bord de l'eau ou de
rouler à fond la caisse sur une belle ligne droite en frôlant la
mort. Nicolas Mathieu décrit avec une telle minutie les sensations,
les émotions, qu'on les vit avec les personnages ! C'est une
écriture tellement juste que l'on se dit sans cesse : oui,
c'est exactement ça… Et l'on reste bluffé devant tant de
talent...
Et
puis, il y a ces grandes scènes très cinématographiques qui nous
marqueront à tout jamais parce qu'on a eu l'impression d'y être, de
sentir la chaleur écrasante, les pétarades de la moto qui passe ou
bien l'angoisse qui serre la gorge des personnages. Certaines scènes
sont ahurissantes de réalisme : on repense au cinéma des
frères Dardenne ou de Bruno Dumont (La vie de Jésus 1997).
Une certaine forme de violence est toujours là, latente, prête à
exploser comme si le monde était sous tension. Et malgré cela,
certains moments évoquent un bonheur intense, extrême, proche de la
jouissance. Oui, ce roman est sombre, il est difficile de dire le
contraire, mais en même temps, les personnages vivent aussi, malgré
leurs mille galères, une adolescence forte, fiévreuse, folle,
pleine de sensations, de sensualité. Ils vivent, se débattent pour
ne pas entrer dans les cases qu'on leur propose. Et leur vigueur est
belle à pleurer...
Ce
texte conjugue donc des analyses percutantes et justes sur les
retombées économiques de la désindustrialisation et toute
l'effervescence de la jeunesse. Le contraste est saisissant :
tandis qu'un monde agonise et meurt doucement, un autre, jeune,
vif, intense, bouillonnant, plein de fougue et d'impatience, tente de
se faire une place et c'est dur.
S'il
y a du Zola chez Nicolas Mathieu, j'y ai lu du Flaubert aussi. Un
Flaubert qui lors des comices agricoles décrit les mains usées par
«la poussière des granges, la potasse des lessives et le suint
des laines » d'une pauvre paysanne tandis que le
discours des politiques et « des bourgeois épanouis »
vient récompenser « ce demi-siècle de servitude ».
Ce regard ironique sur ceux qui dominent est présent dans Leurs
enfants après eux : je repense à la scène incroyable où ils
annoncent sous l'oeil dubitatif d'une foule incrédule qu'ils
envisagent d'organiser une régate pour l'année suivante sur le lac
d'Heillange. J'ai éclaté de rire à ce moment-là parce que la
scène est incroyablement bien décrite… saisissante de justesse et
de vérité. Nicolas Mathieu est un fin observateur et il a vraiment
le sens du détail. Oui, incontestablement, c'est un grand, un très
grand romancier… (bon, ça y est, ça me reprend….)
J'ai
aimé ce texte aussi pour ses personnages avec lesquels on vit, pour
lesquels on s'inquiète, on tremble… Combien de fois ai-je pensé
que c'en était fini pour Anthony, tellement jeune, tellement naïf
lorsqu'on le rencontre, alors qu'il est un pauvre gamin qui ne
connaît rien à la vie, lui et sa paupière tombante. On le sent
prêt à se jeter la tête la première dans toutes les galères,
tous les pièges. Et cette moto… (mais je n'en dis pas plus…)
L'empathie de l'auteur pour ses personnages est présente à chaque
ligne, dans chaque mot. Il les suit, caméra à l'épaule, les
observe de près, scrute leurs déplacements, leur façon de tourner
en rond, comme enfermés dans une géographie dont ils ne peuvent
s'extraire (sauf quelques-uns, mais rien ne dit qu'ils ne reviendront
pas …) Piégés en quelque sorte, comme l'ont été leurs parents,
leurs grands-parents et comme le seront certainement… leurs enfants
après eux... Il peint superbement ces gens perdus dans des paysages
dévastés et nus : « Tous deux ne représentaient rien
dans cet espace qui n'était déjà pas grand-chose. »
Parfois, on est dans du Beckett ou pas loin : « - On
bouge - On bouge où ? - On bouge, on verra bien. » Et
malgré tout, c'est dans ces lieux qu'ils trouveront des moments de
plaisir intense parce qu'ils sont chez eux et que la terre et l'air
seront à jamais ceux de leur enfance.
Allez,
je le répète encore une fois, Leurs enfants après eux, est un
livre magistral, poignant, terrible, juste, cru, politique, poétique,
réaliste, lucide, noir, beau, sensuel, sensible, fin, déchirant,
fort, violent, brutal, tragique, vrai, bref ... en tous points
REMARQUABLE.
En
toute objectivité, bien sûr...