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samedi 30 mars 2019

Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu


Éditions Actes Sud
★★★★★★ (MAGISTRAL !!!)


Ça fait une bonne semaine que je saoule littéralement tous ceux que je rencontre avec Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, comme tout le monde le sait, prix Goncourt 2018. Ben oui, ça s'appelle une énorme gifle, un coup de coeur, de folie, bref… je suis époustouflée par toutes les qualités de ce texte !
Nous sommes donc dans les années 90, dans l'Est de la France, pas loin de la frontière du Luxembourg, à Heillange (qui rappelle évidemment Hayange en Moselle), ville complètement dévastée par la désindustrialisation et où les quatre hauts-fourneaux ne servent plus que de tristes décors. « Toute la vallée était en soins palliatifs quelque part ... » En effet, le taux de chômage est élevé, les trafics de drogue vont bon train, l'alcoolisme aussi, et l'ennui s'empare de chacun tandis que l'été s'étire mortellement et qu'il n'y a rien à faire, sinon glander en écoutant Nirvana, attendre, attendre et espérer mieux pour un jour prochain. C'est une France périurbaine qui est décrite et les gamins se demandent toujours comment ils vont se rendre là où ils veulent aller. Une France donc qui a besoin d'essence pour vivre et qui n'a pas un sou pour remplir son réservoir. « Chaque désir induisait une distance, chaque plaisir nécessitait du carburant. » Un peu prémonitoire tout ça, non ? 
On suit essentiellement une poignée de personnages : Anthony et ses parents, le cousin Hacine et son père, et deux gamines, Steph et Clem. Certains s'en sortiront plus ou moins bien (grâce à l'école), d'autres pas. Quant aux autres, ils vivoteront, auront des hauts et beaucoup de bas.
Le roman est divisé en quatre chapitres : 1992/1994/1996 et 1998, la coupe du monde et le rêve d'une fraternité qui n'aura pas lieu. Anthony a quatorze ans en 1992. On le quittera en 1998, il en aura donc 20 et sera devenu un homme. Mais quel homme devient-on quand on ne quitte pas ces lieux sinistrés qui n'offrent aucune perspective ? On peut donc parler d'une certaine façon d'un roman d'apprentissage : apprentissage de la vie, de la sexualité, de la frustration surtout, de la galère, de la violence, de la haine et de l'amour.
Le regard de Nicolas Mathieu est aussi celui d'un sociologue ou d'un historien sur une époque et une géographie précises, même si les mots que j'ai lus m'ont semblé souvent prémonitoires : ils contiennent en germe toutes les crises actuelles et l'on pourrait facilement transposer toute cette histoire ici et maintenant. Les choses ont-elles changé dans le fond ? Pas sûr !
Et puis, ce roman, à mon sens, s'il s'intéresse aux gens de peu, aux vies minuscules comme dirait Michon, parle surtout des gens, de TOUS les gens, quels qu'ils soient, d'où qu'ils viennent, de la misère de la vie, de l'absurdité de l'existence : « Ils ne cherchaient pas à changer leur vie, se satisfaisaient de salaires décents et d'augmentations raisonnables. Ils occupaient leur place, favorables à l'état des choses, modérément scandalisés par les forces qui en abusaient, inquiets des périls télévisés, contents des bons moments que leur offrait la vie. Un jour, un cancer mettrait à l'épreuve cette immobile harmonie. En attendant, on était bien. On faisait du feu en hiver, et des balades au printemps. » Ben oui, c'est nous ! Nous tous, lui aussi, l'auteur, forcément. C'est l'humaine condition. « Depuis le temps qu'elle se donnait du mal pour que ça aille et que ça puisse, et rien n'allait, et finalement on pouvait si peu. » À pleurer tellement ces lignes sont belles…
Comme je le disais pour commencer, cette lecture fut en effet pour moi un vrai coup de coeur. J'ai trouvé dans ce roman tout ce qui m'enchante en littérature : une écriture d'abord, à la fois crue, sensuelle, poétique, capable de faire ressentir les premiers émois de l'amour physique, le bonheur d'être bien au bord de l'eau ou de rouler à fond la caisse sur une belle ligne droite en frôlant la mort. Nicolas Mathieu décrit avec une telle minutie les sensations, les émotions, qu'on les vit avec les personnages ! C'est une écriture tellement juste que l'on se dit sans cesse : oui, c'est exactement ça… Et l'on reste bluffé devant tant de talent...
Et puis, il y a ces grandes scènes très cinématographiques qui nous marqueront à tout jamais parce qu'on a eu l'impression d'y être, de sentir la chaleur écrasante, les pétarades de la moto qui passe ou bien l'angoisse qui serre la gorge des personnages. Certaines scènes sont ahurissantes de réalisme : on repense au cinéma des frères Dardenne ou de Bruno Dumont (La vie de Jésus 1997). Une certaine forme de violence est toujours là, latente, prête à exploser comme si le monde était sous tension. Et malgré cela, certains moments évoquent un bonheur intense, extrême, proche de la jouissance. Oui, ce roman est sombre, il est difficile de dire le contraire, mais en même temps, les personnages vivent aussi, malgré leurs mille galères, une adolescence forte, fiévreuse, folle, pleine de sensations, de sensualité. Ils vivent, se débattent pour ne pas entrer dans les cases qu'on leur propose. Et leur vigueur est belle à pleurer...
Ce texte conjugue donc des analyses percutantes et justes sur les retombées économiques de la désindustrialisation et toute l'effervescence de la jeunesse. Le contraste est saisissant : tandis qu'un monde agonise et meurt doucement, un autre, jeune, vif, intense, bouillonnant, plein de fougue et d'impatience, tente de se faire une place et c'est dur.
S'il y a du Zola chez Nicolas Mathieu, j'y ai lu du Flaubert aussi. Un Flaubert qui lors des comices agricoles décrit les mains usées par «la poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines »  d'une pauvre paysanne tandis que le discours des politiques et « des bourgeois épanouis » vient récompenser « ce demi-siècle de servitude ». Ce regard ironique sur ceux qui dominent est présent dans Leurs enfants après eux : je repense à la scène incroyable où ils annoncent sous l'oeil dubitatif d'une foule incrédule qu'ils envisagent d'organiser une régate pour l'année suivante sur le lac d'Heillange. J'ai éclaté de rire à ce moment-là parce que la scène est incroyablement bien décrite… saisissante de justesse et de vérité. Nicolas Mathieu est un fin observateur et il a vraiment le sens du détail. Oui, incontestablement, c'est un grand, un très grand romancier… (bon, ça y est, ça me reprend….)
J'ai aimé ce texte aussi pour ses personnages avec lesquels on vit, pour lesquels on s'inquiète, on tremble… Combien de fois ai-je pensé que c'en était fini pour Anthony, tellement jeune, tellement naïf lorsqu'on le rencontre, alors qu'il est un pauvre gamin qui ne connaît rien à la vie, lui et sa paupière tombante. On le sent prêt à se jeter la tête la première dans toutes les galères, tous les pièges. Et cette moto… (mais je n'en dis pas plus…) L'empathie de l'auteur pour ses personnages est présente à chaque ligne, dans chaque mot. Il les suit, caméra à l'épaule, les observe de près, scrute leurs déplacements, leur façon de tourner en rond, comme enfermés dans une géographie dont ils ne peuvent s'extraire (sauf quelques-uns, mais rien ne dit qu'ils ne reviendront pas …) Piégés en quelque sorte, comme l'ont été leurs parents, leurs grands-parents et comme le seront certainement… leurs enfants après eux... Il peint superbement ces gens perdus dans des paysages dévastés et nus : « Tous deux ne représentaient rien dans cet espace qui n'était déjà pas grand-chose. » Parfois, on est dans du Beckett ou pas loin : « - On bouge - On bouge où ? - On bouge, on verra bien. » Et malgré tout, c'est dans ces lieux qu'ils trouveront des moments de plaisir intense parce qu'ils sont chez eux et que la terre et l'air seront à jamais ceux de leur enfance.
Allez, je le répète encore une fois, Leurs enfants après eux, est un livre magistral, poignant, terrible, juste, cru, politique, poétique, réaliste, lucide, noir, beau, sensuel, sensible, fin, déchirant, fort, violent, brutal, tragique, vrai, bref ... en tous points REMARQUABLE.
En toute objectivité, bien sûr...

lundi 25 mars 2019

Écorces vives d'Alexandre Lenot


Éditions Actes Sud
★★★★☆☆


Me voici bien embêtée. Embêtée mais pas surprise. En effet, j'ai terminé ce roman il y a une petite semaine et je me rends compte qu'il me reste essentiellement une atmosphère : l'évocation de terres gelées, de montagnes enneigées, d'arbres et de ronces, de lumières et de vent. Quelques burons, des éoliennes, au milieu de nulle part, au coeur du Massif Central. Des personnages qui souffrent aussi. En silence. Le tout plongé dans une semi-obscurité. Écorces vives est assurément un beau texte, bien écrit, travaillé, très travaillé même. Un texte serré et dense qui relève presque de la poésie et qui exige une lecture lente. La nature, sauvage et belle, semble ici tenir le premier rôle.
Du coup, je crains que le lecteur, amateur de romans noirs, soit un peu déçu et ne s'y retrouve pas vraiment. Car finalement, d'intrigue, il n'y en a guère, de suspense non plus d'ailleurs.
Et j'avoue que, victime moi-même des lois conventionnelles du genre, j'ai attendu assez longtemps que ça démarre, je me suis même ennuyée un peu. C'est dommage parce que la prose est belle. J'ai beaucoup aimé le personnage du capitaine Laurentin qui m'a fait penser à Langlois dans Un roi sans divertissement de Giono : son côté mystérieux, taiseux, en retrait, subissant la vie plutôt que la vivant pleinement. Les autres personnages, notamment Éli et Louise, deux amochés eux aussi, m'ont semblé plus convenus, plus dans l'air du temps. Pas loin du cliché, donc.
Tout commence avec un homme, Éli, qui arrive sur les terres du Cantal et met le feu à la maison (vide) de son amie Siskiyou, là où il avait rêvé de construire sa vie, d'élever ses enfants, d'être heureux. Il sera trouvé sur le côté de la route par une jeune femme, Louise, qui, après avoir subi un viol, a tout quitté et a trouvé refuge chez un couple de retraités américains qui vivent dans une ferme. Elle s'occupe des chevaux et dort dans un four à pain rénové. Elle aide aussi au potager.
Laurentin doit enquêter : y a-t-il un pyromane dans le coin ? Tout le monde a une idée sur la personne qui a commis cet acte, un voisin à dénoncer, un parent à accuser… Les rancoeurs, les jalousies, les haines ancestrales remontent à la surface… Certains semblent prêts à tout pour régler leurs comptes. Tous sont à vif, aucune plaie n'est refermée et le sang risque de couler encore…
Un premier roman très prometteur et un auteur à suivre donc...

dimanche 24 mars 2019

COUP DE GUEULE




J'ai fait un rêve...
J'ai rêvé d'un pays où les éditeurs publieraient peu. Et ce ne serait pas parce qu'ils recevraient moins de manuscrits. Non, ils en recevraient toujours autant, toujours plus. Mais ils ne publieraient que ce qu'ils trouveraient très bon.
Oui, ils ne publieraient que des œuvres dont l'écriture serait le reflet d'une vision personnelle, originale, du monde et de la vie. Ils feraient un tri, une sélection sévère et juste pour que le lecteur ne soit pas déçu, pour que ne se rompe pas ce lien de confiance entre l'éditeur et son lecteur, pour ne pas donner l'illusion aux uns qu'ils sont des écrivains et aux autres qu'ils vont lire l'oeuvre d'un écrivain.
Pour être honnête avec tout le monde. Pour que la littérature n'ait rien à voir avec la société de consommation et qu'elle reste un art.
Ainsi ne publieraient-ils qu'une poignée d'ouvrages par an, de ceux vers lesquels on irait l'esprit tranquille et sans se demander si l'on n'est pas en train de perdre de l'argent et du temps. On accepterait même des couvertures un peu moins belles, un papier de moins bonne qualité (recyclé par exemple)…
Alors, on pourrait lire la quintessence de la quintessence car les éditeurs auraient fait le difficile et très ingrat travail de sélection et le meilleur ne serait pas noyé dans la masse.
Tout le monde n'aurait pas gagné mais c'est comme ça, on ne vit pas au pays des bisounours ou de l'école des fans. Le texte rejeté pourrait alors être travaillé et retravaillé encore et encore.

Mais dans le pays dont je rêve, les éditeurs laisseraient aux auteurs du temps pour écrire, pour créer, pour penser, pour que le monde entre en eux, s'installe en eux et qu'un sujet s'impose. Et qu'il soit vital aux auteurs d'en parler.
Non, on ne crée pas sur commande, les écrivains ne sont pas des usines, le livre n'est pas un objet produit à la chaîne. Encore une fois, s'il a quelque chose à voir avec l'argent, alors il est perdu et le monde de l'édition s'écroule. C'est paradoxal, mais c'est comme ça ! Et si l'écrivain ne parvient pas à faire de son œuvre une œuvre littéraire, qu'il fasse autre chose. On n'est pas tous des écrivains, loin de là ! Il faut accepter cette idée toute simple.

Alors, si on ne leur sert que du bon, les lecteurs se remettront à avoir confiance et donc à acheter des livres, les yeux fermés.
C'est à cette seule condition que le marché du livre reprendra quelques forces, lorsque le lecteur ne sera plus noyé sous la masse des parutions et que le livre ne sera plus une lettre cachetée suscitant des interrogations sur la qualité de l'oeuvre qu'elle renferme.

Ce qui fait aussi la valeur d'un éditeur, ce sont ses renoncements.


Quelques chiffres
  • 68 199 livres publiés en 2017 (Le Monde, 16 mars 2018)
  • 142 millions d'ouvrages invendus détruits chaque année (je vous laisse imaginer la quantité de papier !) (info RTL 15/09/2017)
  • une librairie de 100 mètres carrés ne peut présenter que 15 000 titres. Que fait-on des autres ? (BFM Business 25/12/2015)
  • Entre 1991 et 2011, le nombre d' « auteurs » a bondi de 60 % (j'imagine maintenant…) (BFM Business 25/12/2015)

mercredi 20 mars 2019

Pas dupe d'Yves Ravey


Les Éditions de Minuit
★★★★★☆  (J'ai beaucoup aimé)


La très belle Tippi Meyer est morte : sa luxueuse berline a quitté la route et a dévalé jusqu'au fond du ravin. Kowalzki, son amant, arrivé très tôt sur les lieux, observe la police et les secouristes s'affairer. Le mari de Tippi, Salvatore Meyer, débarque à son tour. Il voit, au loin, l'amant au regard perdu. 
Cet accident ne l'étonne pas vraiment : sa femme roulait vite, elle aimait foncer sur les routes autour de Santa-Clarica (Californie), les cheveux et le foulard dans le vent, comme une héroïne hitchcockienne. Elle était partie en pleine nuit, sans prévenir personne, sans dire où elle allait et ce qui est bizarre, c'est qu'elle n'a ni freiné ni contrebraqué. 
Oui, l'inspecteur Costa Martin Lopez, sur les lieux lui aussi, a remarqué cela et il s'interroge. Suicide ? Meurtre ? Il a appris que Salvatore, le mari, venait de se disputer avec sa femme. C'est ce que lui a dit le père de Tippi, un certain Bruce Cazale, directeur d'une entreprise de démolition industrielle où travaille Salvatore. Le juge risque donc d'ouvrir une instruction. Pourquoi ? demande le mari, surpris. A cause de cette dispute, la veille, lui répond l'inspecteur… 
Salvatore a l'air perdu, sous le choc. Une dispute, est-ce une preuve ? 
Il veut voir le corps de sa femme et on le lui interdit. Il a beau supplier, rien n'y fait. Il l'aimait, cette femme, et maintenant, il va devoir continuer sans elle…
Pas facile de parler sans rien dévoiler d'un livre qui s'apparente à un roman policier. Mais, c'est promis, vous ne saurez rien….
Sinon que toute cette histoire est racontée du point de vue de Salvatore, le mari. Ce qui signifie que l'on n'est pas forcément bien placé pour comprendre les tenants et les aboutissants, comme on dit. Il a quelque chose de Meursault, ce type. Il semble complètement étranger à tout ce qui se passe, il comprend mal les nombreux assauts de l'inspecteur Costa qui ne le lâche pas d'une semelle. 
A vrai dire, depuis le début, on a comme l'impression que tout le monde s'est un peu moqué de Salvatore, l'a vaguement manipulé, que ce soit sa femme qui rejoignait sans aucune gêne son amant (pour ça, Salvatore n'était pas dupe!) et qui s'était même autorisée à installer son père chez eux pour une sympathique vie à trois ! 
Tippi l'avait dit très clairement à Salvatore: « le soir même, lors d'une discussion orageuse, Tippi avait répondu que, si son père me traitait comme un moins que rien, c'était parce que je n'étais pas à la hauteur. » Et l'inspecteur, quant à lui, se permet de lui souffler à l'oreille : « vous m'êtes très sympathique, mais je crois percevoir chez vous certaines failles. J'ai quand même le sentiment, passez-moi l'expression, que vous vous êtes fait avoir. » 
Un pauvre type, ce Salvatore, l'anti-héros par excellence.
Et maintenant, il va devoir supporter les mille questions de l'inspecteur Costa, lui qui ne souhaiterait qu'une seule chose : se retrouver seul avec ses pensées, avec Tippi.
J'ai bien accroché à ce livre lu d'une traite avec ce titre en tête « Pas dupe » qui m'a titillée tout le long de ma lecture. 
Qui n'est pas dupe ? Le lecteur ? Je crains pourtant d'être bien tombée dans le panneau (pas dans le ravin, c'est déjà ça!) Salvatore, lui-même ? Costa, l'inspecteur ? Kowalski, l'amant ? Cazale, le beau-père ? La voisine ? (oui, oui, il y a une voisine, Gladys Lamarr, qui a des yeux et des oreilles, qui voit tout et qui sait tout… à moins qu'elle n'ait rêvé, ça elle ne sait plus très bien…) 
Et cet inspecteur qui revient toujours à l'attaque : je dois avouer que, dès le début, je lui ai collé les traits de Columbo - impossible de faire autrement - avec son carnet, son faux air naïf, ses questions inattendues, apparemment anecdotiques et sa façon d'apparaître là où on ne l'attend pas vraiment. Un inspecteur « incapable de laisser des cases vides dans ses enquêtes... » A-t-il bien toute sa tête, celui-là ?
Qui est dupe ? Qui se fait gentiment berner ? Qui manipule ? Qui est manipulé ? Qui avait intérêt à ce que Tippy disparaisse ? Tous ? Oui, tous d'une certaine façon, si l'on y réfléchit bien…
Allez, je n'en dis pas plus...
Le problème avec les romans de Ravey, c'est que quand on en a goûté un, il est difficile de résister à ceux qui suivent… Et de ça, je ne suis pas dupe !

mercredi 13 mars 2019

Comme elle l'imagine de Stéphanie Dupays


Éditions Mercure de France
★★★★★ (coup de coeur!)


Quand la littérature s'empare des réseaux sociaux…
Ces derniers temps, que de romans (tous très intéressants d'ailleurs), sur cette nouvelle forme de communication et ses codes. Voici un champ d'observation vraiment passionnant d'autant que ces réseaux sociaux modifient en profondeur les rapports entre les individus et j'irais même jusqu'à dire nos modes de vie.
Dans Celle que vous croyez (récemment adapté au cinéma), Camille Laurens met en scène le personnage de Claire, une femme de 48 ans qui, pour surveiller son amant volage, se crée un faux profil Facebook, entre en contact avec l'ami de l'amant et finit par tomber amoureuse de lui, sans jamais l'avoir rencontré « en vrai ». Pas de souci, me direz-vous, ils n'ont qu'à se fixer un petit rendez-vous et tout sera résolu ! Oui mais Claire a menti en se présentant comme une belle brunette de 24 ans, célibataire et passionnée de photo… Vous voyez le problème…
Je repense aussi au roman de Philippe Annocque : Seule la nuit tombe dans ses bras dans lequel, via les réseaux sociaux et les messageries, un homme et une femme tombent amoureux l'un de l'autre et vont jusqu'à faire l'amour avec des mots (magnifique discours performatif!!!) sans jamais se rencontrer « in the real life. » Quel est le « statut » d'une telle liaison ? Peut-on même parler de « liaison » quand les mots remplacent les actes ?
Enfin, Fabrice Caro dans Le discours imagine un jeune homme qui, lors d'un repas de famille, tandis que la conversation roule sur les avantages du chauffage au sol, attend dans une anxiété sans nom un texto de son ex qu'il aime encore et à qui il vient d'envoyer un SMS qu'il juge stupide et qui le torture pendant tout le repas.
Il est clair que, visiblement, les nouveaux modes de communication ne nous rendent pas forcément heureux et semblent plutôt avoir l'art et la manière de nous ruiner l'existence…
Qu'en est-il dans le roman de Stéphanie Dupays ?
Laure, professeur de littérature à la Sorbonne et spécialiste de Flaubert, a rencontré Vincent sur Facebook. Elle aime discuter avec lui de livres et de films qu'elle apprécie et qui deviennent, d'une certaine façon, des prétextes pour connaître l'autre, le séduire même peut-être.
« Les livres, les films n'étaient pas seulement des livres et des films, ils constituaient un lien entre les êtres, le symbole et le prétexte d'un dialogue interrompu. »
Mais Vincent se montre très vite plus distant, il se connecte puis s'absente, revient, écrit deux trois phrases laconiques et repart. Joue-t-il avec elle ? Est-il sincère ? On s'interroge.
Si, en tant que linguiste, Laure décode parfaitement les signes de la langue littéraire (c'est son métier), elle reste à la porte des usages de la sphère Internet  : constater que Vincent ne lui répond pas alors qu'il est encore en ligne (point vert), qu'il n'a pas liké son post alors qu'il a aimé celui des autres (pouce jaune) la déroute complètement. Si Laure a conscience que « l'état amoureux transform(e) n'importe quelle femme en linguiste méticuleuse et le moindre message en énoncé à interpréter », là, elle patauge lamentablement, s'interroge sur le sens d'un SMS ou d'un émoticône, perd pied dans un monde qui lui est étranger.
De même, elle est très touchante lorsque, dépitée de constater que sa photo de profil n'est pas assez flatteuse, elle va tout faire pour modifier son image.
 J'ai trouvé très intéressante dans ce texte la façon dont Laure demeure dans l'incapacité de déchiffrer des codes qui lui échappent totalement, elle qui, dans la vraie vie, est une spécialiste de la question !
En plus, elle a beau avoir lu Proust qui analyse dans le détail le fonctionnement de la jalousie, elle est incapable de se protéger de ce sentiment qui l'envahit totalement : « Swann serait devenu fou sur Messenger. Lui qui interprétait le moindre signe, qui trouvait dans chaque geste ou chaque mot de quoi nourrir sa jalousie, aurait trouvé un réservoir inépuisable de souffrance ». Bien vu, effectivement !
Je trouve que Laure est un personnage très rohmérien dans sa façon de se laisser envahir par le sentiment amoureux et de se débattre avec un langage qui lui échappe, d'analyser le moindre terme, le moindre signe de ponctuation, de tout surinterpréter.
Un seul mot et voilà Laure se laissant aller au plus grand fantasme : « « Peut-être », le mot laissait le champ libre à l'espoir et projetait sur Laure le souffle de Vincent, la caresse de ses mains, le pulpeux de sa bouche... » Waouh, quel souffle romanesque !
Et le plus terrible, c'est que Laure a conscience qu'elle tombe amoureuse d'un homme qu'elle n'a jamais vu, qu'elle ne connaît pas, dont elle n'a qu'une image tronquée qui n'a peut-être (certainement) rien à voir avec la réalité. Pour autant, elle n'y peut rien. « ...la seule chose qu'elle connaissait de cet homme était un amas de signes qui, comme tous les signes, s'interprétaient selon un contexte, dont elle ignorait presque tout. Comme elle ignorait tout de la façon de vivre de Vincent, de son rapport aux gens, sans même parler d'un éventuel accord de leurs peaux. Laure voulait être amoureuse, ressentir à nouveau cet état d'apesanteur, croquer la part romanesque de l'existence. Et Vincent était l'image exacte de son désir. »
Que cherche Laure ? Un homme virtuel qui, du fait de sa virtualité, serait un homme parfait ? Ne risque-t-elle pas d'être déçue par une construction idéalisée d'un être qui, au fond, n'existerait pas ?
En tout cas, très vite le smartphone devient une obsession, un objet chronophage, « un instrument de torture. » Laure se sent piégée par ses recherches sur la toile autour de Vincent qu'elle tente sans cesse de déchiffrer : « Laure échafaudait les hypothèses, inventait des scènes de rupture, construisait des scénarios. » D'une certaine façon, Laure devient romancière, créant des personnages qui n'existent pas et des histoires tirées de son imagination.
Mais où va la conduire sa folie ?
Vous l'aurez compris, j'ai beaucoup beaucoup aimé ce texte : le personnage de Laure m'a beaucoup touchée ; l'observation et l'analyse des jeux amoureux à l'heure de Facebook et les questionnements autour des nouveaux rapports humains qu'engendre l'usage des réseaux sociaux m'ont passionnée ; je me suis régalée aussi des références littéraires (oh Flaubert, Proust, René Guy Cadou...) et cinématographiques (oh Rohmer). J'ai trouvé toutes les analyses autour de ces bouleversements de société très fines, très percutantes et l'humour, omniprésent, a fini de me combler.
Un vrai coup de coeur donc pour ce texte que je recommande vivement !

mardi 12 mars 2019

Les gratitudes de Delphine de Vigan


Éditions J-C Lattès
 ★★★☆☆☆ (trop "feel good" pour moi!)


Marie est appelée d'urgence un jour par une employée de la téléassistance : Mme Seld, une vieille femme sur laquelle elle veille et chez qui elle se rend régulièrement pour voir si tout va bien, a demandé de l'aide. Depuis le matin, elle a peur de se lever et de tomber et elle n'a rien bu ni mangé de la journée. Après avoir appelé le médecin, Marie se rend immédiatement chez son ancienne voisine qui s'est occupée d'elle pendant son enfance. Effectivement, Michèle Seld dite Michka va devoir entrer dans un EHPAD: vivre seule n'est plus possible pour elle.
Cette femme intelligente et cultivée qui était correctrice dans un grand journal est victime d'aphasie : elle perd ses mots, les remplace par d'autres ou par le silence. Marie souffre terriblement de voir se dégrader si vite cette amie qu'elle aime tant.
Dans cet EHPAD, Michka sera prise en charge chaque semaine par un orthophoniste, Jérôme, qui tentera de rééduquer son langage grâce à différents exercices auxquels Michka aura bien du mal à se soumettre. En revanche, elle aimera parler avec Jérôme de sa vie à elle, mais aussi de celle du jeune homme, en conflit avec son père...
« C'est un beau roman, c'est une belle histoire » comme dirait l'autre…
Oui, assurément, c'est un beau roman plein de bons sentiments, de gens gentils, attentifs, dévoués, à l'écoute des autres, prêts à aider, à donner de leur temps et de leur personne pour le bien-être d'autrui.
Comme j'aimerais vivre dans ce monde…
Mais je ne suis pas sûre que dans les vrais EHPAD tout le personnel soit toujours aussi attentif au bien-être de chacun.
Je ne suis pas sûre que dans les vrais EHPAD les vraies directrices prennent soin de demander à leur personnel d'éviter de commettre la moindre maladresse risquant de vexer les patients, ou, si elles le font, que ces recommandations soient toujours suivies d'effets.
Je ne suis pas sûre non plus que dans les vrais EHPAD, les vrais orthophonistes aient la délicatesse de profiter de quelques jours de vacances pour aider des patients à rechercher des gens qui leur sont chers et reviennent en disant à leurs malades qu'ils leur ont manqué.
Non, lorsque j'y suis allée, dans un vrai EHPAD, j'ai vu des personnels en nombre très insuffisant, complètement débordés, et donc pas toujours susceptibles d'être suffisamment attentifs aux besoins des patients. Osons dire la vérité. J'y ai vu des personnels chaque jour différents, ce qui rendait un vrai suivi du résident bien difficile. J'y ai vu aussi des gens souffrant de la maladie d'Alzheimer qui auraient eu besoin d'être sans cesse sollicités, stimulés, dynamisés. Or, ce n'était pas le cas.
Alors, oui, c'est une belle histoire, oui j'aurais aimé y croire, oui j'espère que de belles personnes, comme on dit, existent à travers le monde (et ce doit être le cas) mais, hélas, non, je n'y ai pas cru, et cette histoire, aussi belle soit-elle, ne m'a donc pas touchée. Je l'ai lue de loin, imaginant que peut-être Marie et Jérôme allaient un jour tomber amoureux l'un de l'autre… Vous voyez, j'étais sur les rails… Ils sont tellement mignons tous les deux, à la fin du roman, reprenant, avec beaucoup de tendresse, les lapsus poétiques de leur Michka… (Encore un procédé qui m'a semblé tellement artificiel.)
Oui, j'imaginais tout cela, perdue dans ma rêverie, et peut-être aussi qu'un jour, Jérôme enverrait une lettre à son père en pensant à Michka… Ce serait tellement beau…
Mais, après tout, la littérature a droit aux bons sentiments, non ?
Sans doute, mais au-delà d'une certaine dose, elle n'est plus pour moi… Eh oui, je ne suis pas très « feel good »...
Allez, je repenserai tout de même encore à cette belle histoire quand j'irai voir mon père dans son EHPAD, emmuré, le regard vide, dans son silence et sa solitude.
Histoire de rêver un peu...

lundi 11 mars 2019

La plus précieuse des marchandises de Jean-Claude Grumberg


Éditions du Seuil
La Librairie du XXIe siècle
★★★★★★ (tellement beau et tellement nécessaire)


À l'heure où, paraît-il, un jeune Français sur cinq n'a jamais entendu parler de la Shoah (comment est-ce possible alors que ce sujet est au programme d'Histoire en CM2, en 3e et en 1ère ??? L'école est bien obligatoire jusqu'à 16 ans, non ?), à une époque où il serait bon de rappeler que six millions d'enfants, de femmes et d'hommes juifs ont été assassinés, il me semble que rien n'est plus nécessaire ni plus efficace qu'un conte.
Parce qu'un conte happe son lecteur, s'empare de lui, le retient et ce, pour plusieurs raisons : son langage, son intrigue et sa structure narrative sont simples, on le comprend facilement, il est donc accessible à tous. Par ailleurs, le conte, par quelques détails symboliques, donne à voir, à imaginer, et donc facilite l'accès au sens de l'oeuvre. Enfin, il entraîne son lecteur dans une histoire dont le suspense évite l'ennui : il est divertissant et, comme vous le savez, l'on aime ce qui nous détourne de... 
À tout cela s'ajoute la présence d'un narrateur-conteur qui interpelle le lecteur, le rassure, le prend par la main pour le conduire sur des chemins peu praticables. 
On lit donc volontiers un conte et on n'en abandonne jamais la lecture. Voltaire savait cela et en profitait pour dire ce qu'il avait à dire.
Et surtout, on n'oublie pas un conte. Non, on s'en souvient forcément, il marque les esprits et il est assez aisé de le raconter à son tour, sans même avoir sous les yeux le texte. Un conte se raconte, il est l'objet d'une transmission orale qui traverse les générations.
Donc, notre époque avait besoin d'un conte. Il était temps. Cela devenait urgent.
Mais un conte relate une histoire qui n'existe pas, une fiction. Utiliser cette forme pour parler d'un des événements les plus tragiques de notre Histoire peut paraître paradoxal. Dans le fond non. Les rescapés des camps de concentration le craignaient : personne ne va nous croire, personne ne peut nous croire. Effectivement, comment peut-on imaginer que les hommes soient capables des pires horreurs ?… Il faut beaucoup d'imagination et de folie pour oser penser une chose pareille. Pour dire l'incroyable, l'impensable, l'inimaginable, le conte n'est-il pas, finalement, la forme littéraire la mieux adaptée, lui qui ne puise que dans ce que l'on ne peut admettre comme vrai ?
« Pardon ? Encore une question ? Vous voulez savoir si c'est une histoire vraie ? Une histoire vraie ? Bien sûr que non, pas du tout. Il n'y eut pas de trains de marchandises traversant les continents en guerre afin de livrer d'urgence leurs marchandises ô combien périssables. Ni de camps de regroupement, d'internement, de concentration, ou même d'extermination. Ni de familles dispersées en fumée au terme de leur dernier voyage... »
Ben oui, voyons, encore une fois, qui peut imaginer une chose semblable ?
Sans jamais utiliser le terme Shoah, l'auteur nous fait comprendre le pire, l'impensable, l'inimaginable avec des mots simples et de doux euphémismes. Et notre gorge se serre parce que l'on sait que cette folie, cette inhumanité absolue, les hommes en ont été capables.
Trois petites pages, à la fin du livre, portant le titre « Appendice pour amateurs d'histoires vraies » donnent des noms, des chiffres, des dates.
Et l'on comprend que c'était bien un conte qu'on lisait, une histoire où une enfant filant vers les camps de la mort avait pu s'en sortir…
« Voilà la seule chose qui mérite d'exister dans les histoires comme dans la vie vraie. L'amour, l'amour offert aux enfants, aux siens comme à ceux des autres. »
Mais le réel, bien plus cruel, tellement plus cruel, n'a permis à aucune petite fille de rencontrer une pauvre bûcheronne prête à l'aimer comme une mère...

vendredi 8 mars 2019

Le bûcher de György Dragomán


 Éditions Gallimard
traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly
 ★★★★★☆


Étrange, oui, c'est l'adjectif qui me vient quand je tente de définir ce long et lent roman de György Dragomán, grand écrivain hongrois encore peu connu en France. Oui, étrange et beau. Envoûtant même, si l'on accepte de s'y plonger, de prendre son temps, de s'habituer à cette prose toute simple et à cette quasi-absence d'événements, à ces mille petits gestes racontés avec beaucoup de précision et au présent.
Les drames ont eu lieu et l'on arrive après : le camarade-général Ceaucescu (devine-t-on, car son nom n'est jamais cité) vient de mourir et l'on brûle rapidement ce qui appartient à ce temps maudit, les yeux résolument tournés vers l'avenir.
Mais il faut se relever du communisme, panser les plaies de la dictature, se reconstruire après des années de totalitarisme, réapprendre à vivre dans un pays avide de liberté, d'ouverture. On met le feu aux portraits des généraux et l'on tente de construire du nouveau sur des cendres encore chaudes et de terribles souvenirs qui hantent encore les esprits. Il est impossible d'oublier, et le passé resurgit constamment à travers les voix des vivants, des témoins, des familles meurtries à jamais.
Emma, jeune narratrice âgée de treize ans, vit en pension depuis que ses parents sont morts dans un accident de voiture. Un jour, une vieille femme se présente : elle dit qu'elle est sa grand-mère et souhaite que sa petite-fille reparte avec elle. Emma suivra cette inconnue, une femme étrange qui s'adonne à des rituels mystérieux et semble avoir quelques pouvoirs magiques dont elle se sert régulièrement pour mettre à mal les importuns. Qui est cette femme ? Une sorcière, une déséquilibrée ? Ou bien une grand-mère folle d'amour pour le seul être qui lui reste au monde : sa petite-fille ?
Comment la jeune fille va-t-elle réussir à partager sa vie avec une sorcière et un grand-père fantôme ?
Nous découvrons le monde avec les yeux d'Emma, étrangère à tout ce qu'elle voit et entend, essayant comme elle peut de comprendre qui est cette grand-mère, pourquoi elle s'est fâchée avec sa fille, la mère d'Emma, au point de ne jamais la revoir.
La jeune fille tente de deviner ce que cette aïeule a vécu, ce qu'elle a fait pendant le régime de terreur et pourquoi son mari, le grand-père d'Emma, est mort. A-t-il été un mouchard comme certains le disent, s'est-il suicidé ? A-t-il vraiment connu les camps de travail, de rééducation, l'a-t-on obligé à balayer les rues et à oublier son métier de chirurgien ?A-t-il été tué par la police secrète comme certains le disent  ? Qui ment ? Qui dit la vérité ? Et d'ailleurs existe-t-il une vérité et si oui, qui la détient ?
Emma tentera de comprendre, de déchiffrer ce monde opaque, terni par des années de dictature, mais sa grand-mère parle peu. Il faudra à la jeune fille beaucoup de patience pour amener cette vieille femme à se libérer d'un poids trop lourd pour elle. Il faudra à Emma beaucoup de temps, de gestes, de silences pour que se dégèlent les mots de sa grand-mère et qu'ils sortent enfin...
Le bûcher est un roman d'initiation, d'apprentissage : Emma, en observant les gestes de sa grand-mère, va acquérir certains pouvoirs qui vont l'aider à modifier le réel s'il lui déplaît, à moins que cette magie dont elle use ne soit que le fruit de sa volonté, une volonté farouche, inébranlable, un désir puissant de vivre et de profiter de la vie.
Folie, poésie, sensualité se taillent la part belle dans ce roman, que ce soit quand Emma regarde sa grand-mère dessiner des cercles, des spirales dans de la farine ou bien lorsqu'elle assiste à la confection d'un strudel.
Souvent, le merveilleux s'introduit dans le réel : les objets semblent avoir une vie propre… En effet, une cuillère en bois peut remuer toute seule une marmite de confiture de prunes ! L'évocation d'un fait sans importance de la vie quotidienne peut soudain basculer dans la fantaisie, le fantastique, le surnaturel et déboucher sur un univers onirique et halluciné. On a parfois l'impression d'être dans un conte : chaque chapitre nous raconte un petit moment de la vie des deux femmes autour d'un motif précis. Dans ce petit village loin de tout et où l'atmosphère est extrêmement pesante, on sent que chacun s'épie, se soupçonne du pire ou, au contraire, regarde l'autre avec bienveillance et amour.
Le bûcher est aussi et surtout l'histoire d'une renaissance : celle d'un pays, symbolisé ici par une jeune fille, Emma, qui va, grâce à sa grand-mère, grandir, mûrir, prendre de l'assurance, devenir une femme forte et volontaire, porteuse d'avenir. La façon dont l'une va éduquer l'autre (et réciproquement!), la complicité qui naîtra entre les deux femmes et l'amour qui les liera à jamais donneront à chacune d'elles une telle force qu'elles en sortiront l'une et l'autre grandies, plus libres et susceptibles d'être heureuses, enfin.
Emma devra tout apprendre. Le pays où elle vit aussi. De tâtonnement en tâtonnement, de douleur en douleur, Emma deviendra une femme et pansera ses plaies tandis que le pays s'ouvrira sur une ère nouvelle. Il faut du temps. Chaque geste compte, chaque parole aussi. C'est précisément ce que le livre nous montre : que tout se fait dans la douleur, la peur, le doute mais aussi l'amour, la complicité et la confiance.
Tout repousse, les cendres sont un très bon engrais, les jardiniers le savent. La grand-mère d'Emma le savait certainement, elle aussi.


dimanche 3 mars 2019

L'ours qui cache la forêt de Rachel Shalita


Éditions de l'Antilope
traduit de l'hébreu par Gilles Rozier
★★★★★★ (superbe!)


Si Comme deux soeurs, le premier roman de Rachel Shalita sorti en 2016 et qui a obtenu le prix Wizo, m'avait enchantée, je trouve qu'avec L'ours qui cache la forêt, l'auteur atteint une puissance romanesque exceptionnelle : ce dernier récit remarquablement construit et magnifiquement écrit est une œuvre profonde, riche, fascinante. Franchement, j'ai rarement rencontré dans la littérature des personnages dont la complexité psychologique est aussi bien rendue.
Oui, L'ours qui cache la forêt est un très grand texte, de ceux qu'on n'oublie pas. Le titre original est « Ours et forêt » : il renvoie à une expression hébraïque assez courante qui signifierait « ni ours ni forêt », c'est à dire « quelque chose qui n'a pas existé.»
Le roman est construit autour de six chapitres consacrés chacun à un personnage de femme : Nancy, Daffy, Ruth, Mili, Haya et Zoey, toutes plus ou moins liées les unes aux autres, sans qu'elles le sachent forcément d'ailleurs.
Tout commence par une rencontre : Zoey se présente chez Nancy afin de louer une chambre pour écrire. Déjà, quand on dit ça, finalement, on ne dit rien car la réalité est toujours plus complexe, plus nuancée : non, Zoey n'est pas écrivain. Alors pourquoi loue-t-elle cette pièce ? Cherche-t-elle un refuge, une chambre à elle et quel est, au fond, le but de sa quête ? Et cette chambre dans la maison de Nancy, pourquoi est-elle vide ? Qui y logeait avant la venue de Zoey ? Que s'est-il passé pour que Nancy soit si mal à l'aise lorsqu'une personne se présente pour la louer ? Elle ne semble pas vraiment prête...
Dans ce roman, tout se découvre petit à petit, se laisse saisir doucement… C'est pour cela que finalement, j'ose à peine dévoiler les faits, parler des personnages dont on apprend progressivement à connaître les peurs, les angoisses, les doutes.
Il y a donc Nancy, divorcée, qui vit seule dorénavant avec sa fille Daffy dont le père Guidi est reparti vivre en Israël à Tel Aviv. Il a fondé une nouvelle famille et sa fille passe un mois de vacances chez lui. Nancy est psychologue et s'emploie à aider les autres mais on a le sentiment qu'elle a bien du mal à gérer ses propres angoisses, notamment vis-à-vis de sa fille Daffy.
Il y a aussi Ruth (magnifique personnage!) qui vient de perdre son mari, Ehud. Elle est désorientée au sens propre et figuré : après les funérailles, elle prend sa voiture et roule sans savoir où elle va, sans suivre les indications données par sa fille.
« Une bouffée de chaleur envahit sa poitrine, et avec elle, un silence qui signifie « Tu t'es trompée. » C'est clair. « Voilà, à présent, plus personne ne sait où tu te trouves. » Le bien-être qu'elle ressent se répand dans ses muscles. Comme une petite fille dissimulée à la vue des adultes derrière un arbre. »
« Trois chemins, se dit-elle, comme dans un conte. Un seul mène à la maison où l'attendent sa fille et les invités, un buffet garni et des condoléances. Le deuxième mène à l'aéroport, où elle pourra prendre un avion pour partir loin d'ici, vers une terre qui lui manque depuis tant d'années. Le troisième chemin continue tout droit, il la mènera dans la forêt profonde, vers un lieu qu'elle ne connaît pas, où elle n'est jamais allée. Il y a aussi le chemin qui retourne d'où elle vient. »
Quel sens a sa vie maintenant ? Que doit-elle faire, rester à Boston ou bien retourner en Israël, là où elle est née ?
Ces personnages arrivent à un croisement de leur vie qui les oblige à faire des choix. Mais que désirent-ils au fond ? Est-ce si simple de savoir ce que l'on veut, ce qui nous rendrait heureux ? Sont-ils à la recherche d'un rêve, d'une illusion, d'un idéal qui n'existe pas davantage que ces ours qui ne hantent plus depuis fort longtemps les forêts, ou même que ces forêts qui au fond n'existent pas vraiment en Israël  ? Comment être sûr de prendre la bonne voie, de ne pas faire d'erreur ? Alors qu'ils vivent une période de grande fragilité, de peurs, ils sont parfois tentés de s'égarer plus ou moins volontairement, de s'en remettre un peu au hasard pour voir où il les conduira.
Ces personnages tourmentés ont tous subi des traumatismes : celui d'une diaspora, d'un exil qui les a jetés sur des chemins qui ne sont pas les leurs, où leurs aïeux ne sont jamais passés, des chemins qui ne sont pas ceux de leur enfance. Souvent, ils sont déchirés entre cette terre d'Israël où ils sont nés et qu'ils ont quittée il y a fort longtemps et celle d'Amérique où ils vivent et où ils ne se sentent pas toujours bien intégrés. Ils s'interrogent : sont-ils bien là où ils doivent être, pourraient-ils habiter ailleurs, doivent-ils rester, partir ? Tout se passe comme s'ils étaient confrontés à un choix impossible : le retour, pour de nombreuses raisons, n'est pas envisageable, mais en même temps, ils ne peuvent s'empêcher d'être nostalgiques de cette terre qui est la leur.
«- Il n'y a pas de rivière en Eretz-Israel, c'est la chose que j'ai découverte à mon arrivée, dit la vieille Haya originaire de Lituanie, pas de rivière, pas de buissons comme ceux que nous avions là-bas, pas de forêt. Comment ai-je pu passer une vie entière sans forêt ni rivière ?
 -… En Israël, vous avez les monts de Jérusalem et le Carmel, ce ne sont pas des forêts ? Ça fait des années que j'envoie de l'argent pour elles, lui répond son frère.
- Mais ce n'est rien, crois-moi, des arbres tout secs, de la poussière, des ronces, de la rocaille... »
À Boston, on a l'impression que la forêt dense et généreuse est un lieu de refuge, de souvenirs où le retour sur soi est possible, loin du regard des autres. La forêt protège, cache, abrite ces femmes un peu perdues. Les personnages contemplent les arbres, y puisent des forces. Les pages évoquant le rapport des personnages à la forêt touchent au sublime et vraiment, je pèse mes mots.
Les descriptions de la nature sont vraiment magnifiques et cette forêt devient quasiment un personnage de l'histoire vers lequel les femmes sont attirées comme si elles avaient besoin de s'y réfugier pour s'y ressourcer.
Je pourrais vous parler aussi de Mili, une femme qui n'a pas su surveiller correctement son petit Tom, une femme qui refuse de placer son petit garçon pas comme les autres dans une institution. Elle communique très difficilement avec son mari, un universitaire spécialiste de la littérature hébraïque moderne…
Tous ces personnages sont peints si finement, si justement qu'on les sent respirer et vivre près de nous, qu'ils deviennent des proches, des compagnons de route, des membres de notre famille. Encore une fois, et j'ai bien conscience de me répéter, ce livre est superbe et j'aimerais être une fée pour vous convaincre d'un coup de plume magique de vous y plonger. Et à mon avis, il est d'une telle richesse (on pourrait proposer pour certaines scènes un bon nombre d'interprétations) qu'il mérite plusieurs lectures. Car plus l'on avance, plus les liens entre les personnages apparaissent, et l'on comprend que toutes ces femmes sont étroitement liées et qu'elles ne sont peut-être qu'une au fond.
C'est un très grand coup de coeur, vous l'aurez compris !