Qui est ce Sergueï Ivanovitch Chtchoukine qui en quelques années, de 1898 à 1914, acquit un nombre important de tableaux français, et non des moindres, puisqu’il accumula, entre autres, neuf Cézanne, treize Monet (8 présents à l’exposition), seize Gauguin (11 présentés), trente huit Matisse (22 exposés) et, tenez-vous bien, pas moins de cinquante Picasso (vous en verrez 29 !)… Je passe sur les Degas, Douanier Rousseau, Derain, Vuillard, Van Gogh, Marquet et autres splendeurs… 127 tableaux, 127 chefs-d’œuvre… assurément, ça vaut le déplacement !
Cet homme d’affaires russe est
l’héritier d’une famille de riches industriels qui ont fait fortune dans le
commerce du tissu. Il s’installa en 1890 avec ses trois enfants dans le palais
Troubetskoï, près du Kremlin, à Moscou et le transforma littéralement en un
temple de la peinture moderne.
Lors d’un voyage à Paris, le 2 juin 1898, alors qu’il est accompagné par son frère Piotr, lui-même collectionneur d’antiquités et de tableaux, il découvre la galerie Durand-Ruel, rue Laffitte. A la fin de la même année, il achètera sa première toile impressionniste : Les Rochers de Belle-Ile de Monet. Il rencontre les grands marchands français dont Ambroise Vollard qui lui présentera Matisse dans son atelier. C’est grâce à ce dernier qu’il fera la connaissance de Picasso au Bateau-Lavoir en octobre 1908. En décembre de la même année, Vollard le présente aux collectionneurs Léo et Gertrude Stein. Sergueï restera fasciné par les œuvres de Matisse et de Picasso qu’il découvre dans l’appartement des Stein.
Entre 1912 et 1914, il achètera à Picasso pas
moins de quarante tableaux.
Sergueï est-il fin connaisseur en
matière d’art ? Non, pas vraiment ! Il tâtonne, hésite, regrette certains
achats, se sent honteux de s’être montré frileux, puis décide, finalement,
d’acquérir certaines toiles contre son goût, pensant que c’est à lui de
s’adapter à l’œuvre d’art et non au peintre de se plier au goût de l’époque.
Il est persuadé qu’avec le temps, il finira
bien par aimer des œuvres qui le rebutent : lorsqu’il achète la Femme à l’éventail de Picasso, il
préfère, dans un premier temps, placer le tableau dans un couloir. Il écrit,
comme pour mieux se convaincre : « C’est probablement Picasso qui a
raison, et pas moi. » et il ajoute
que cette toile lui donne l’impression de « mâcher du verre pilé. »
Lorsqu’ il commande deux panneaux
décoratifs à Matisse : La Danse et La Musique pour le palier de l’escalier
d’honneur du palais, il lui avoue qu’il « espère les aimer un jour. »
Au sujet d’une nature morte qu’il veut
acquérir, il dit à Matisse en 1906 : « Je vais l’accrocher quelques
mois et je vous dirai si je m’habitue à elle, alors je confirmerai mon
achat. »
Enfin, à propos de La Vénus des Maoris à l’éventail de
Gauguin, il déclare, avec son bégaiement habituel : « Un f… f… fou
l’a peint, et un autre f… f… fou l’a acheté. »
Il se heurte aussi au goût de
l’époque qui juge certains nus scandaleux. Ainsi cache-t-il ses toiles de Gauguin
avant de les placer sur les murs de sa salle à manger, collées les unes aux
autres, étroitement serrées jusqu’au plafond, comme une iconostase, diront
certains… Yakov Tugendhold écrira en 1914 : « Les tableaux sont
étroitement rapprochés l’un de l’autre et, au début, on ne remarque même pas où
l’un finit et où commence l’autre : il semble que devant vous il y ait une
seule grande fresque, une iconostase… » Quand le collectionneur devient le
créateur d’une toile unique et folle…
Dès l’été 1908, il ouvre les
portes de son palais, le dimanche, de onze heures à treize heures et fait visiter sa collection. Les étudiants de
l’Institut des arts et les peintres de l’avant-garde russe découvrent l’art
moderne français et se laisseront influencer par leur découverte. Une trentaine
de toiles de l’avant-garde russe (Malévitch, Rodtchenko, Tatline, Larionov…)
permettent de voir l’influence de la collection Chtchoukine sur ces jeunes
peintres.
Au moment de la révolution
bolchévique, Chtchoukine quitte Moscou pour Nice puis Paris en laissant les
deux cent soixante-quinze œuvres de sa collection derrière lui dans le palais
Troubetskoï. Elles seront dans un premier temps mises de côté, les autorités
culturelles russes considérant l’art occidental comme dégénéré.
Finalement, en 1948, les toiles seront réparties entre le
musée Pouchkine de Moscou et le musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg. Il
faudra même attendre 1970 pour voir exposées certaines peintures de Matisse et
de Picasso.
Les descendants de Chtchoukine ont
souhaité montrer la collection de leur aïeul et lui rendre hommage par la même
occasion : c’est ce désir qui sera à l’origine de cette exceptionnelle
exposition sur les quatre étages de ce bâtiment en forme de bateau créé par
Frank Gehry pour la fondation Louis Vuitton.
Inutile de vous décrire l’immense
bonheur de découvrir les incroyables chefs-d’œuvre de cette collection hors du
commun…
Sergueï Ivanovitch Chtchoukine