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dimanche 30 octobre 2016

A voir : la collection Chtchoukine "Icônes de l'art moderne", fondation Louis Vuitton, du 22 octobre 2016 au 20 février 2017

     

Qui est ce Sergueï Ivanovitch Chtchoukine qui en quelques années, de 1898 à 1914, acquit un nombre important de tableaux français, et non des moindres, puisqu’il accumula, entre autres, neuf Cézanne, treize Monet (8 présents à l’exposition), seize Gauguin (11 présentés), trente huit Matisse (22 exposés) et, tenez-vous bien, pas moins de cinquante Picasso (vous en verrez 29 !)… Je passe sur les Degas, Douanier Rousseau, Derain, Vuillard, Van Gogh, Marquet et autres splendeurs… 127 tableaux, 127 chefs-d’œuvre… assurément, ça vaut le déplacement !

        

Cet homme d’affaires russe est l’héritier d’une famille de riches industriels qui ont fait fortune dans le commerce du tissu. Il s’installa en 1890 avec ses trois enfants dans le palais Troubetskoï, près du Kremlin, à Moscou et le transforma littéralement en un temple de la peinture moderne.

                              

Lors d’un voyage à Paris, le 2 juin 1898, alors qu’il est accompagné par son frère Piotr, lui-même collectionneur d’antiquités et de tableaux, il découvre la galerie Durand-Ruel, rue Laffitte. A la fin de la même année, il achètera sa première toile impressionniste : Les Rochers de Belle-Ile de Monet. Il rencontre les grands marchands français dont Ambroise Vollard qui lui présentera Matisse dans son atelier. C’est grâce à ce dernier qu’il fera la connaissance de Picasso au Bateau-Lavoir en octobre 1908. En décembre de la même année, Vollard le présente aux collectionneurs  Léo et Gertrude Stein. Sergueï restera fasciné par les œuvres de Matisse et de Picasso qu’il découvre dans l’appartement des Stein.
Entre 1912 et 1914, il achètera à Picasso pas moins de quarante tableaux.

        

Sergueï est-il fin connaisseur en matière d’art ? Non, pas vraiment ! Il tâtonne, hésite, regrette certains achats, se sent honteux de s’être montré frileux, puis décide, finalement, d’acquérir certaines toiles contre son goût, pensant que c’est à lui de s’adapter à l’œuvre d’art et non au peintre de se plier au goût de l’époque.
Il est persuadé qu’avec le temps, il finira bien par aimer des œuvres qui le rebutent : lorsqu’il achète la Femme à l’éventail de Picasso, il préfère, dans un premier temps, placer le tableau dans un couloir. Il écrit, comme pour mieux se convaincre : « C’est probablement Picasso qui a raison, et pas moi. » et il ajoute que cette toile lui donne l’impression de « mâcher du verre pilé. »
Lorsqu’ il commande deux panneaux décoratifs à Matisse : La Danse et La Musique pour le palier de l’escalier d’honneur du palais, il lui avoue qu’il « espère les aimer un jour. »
Au sujet d’une nature morte qu’il veut acquérir, il dit à Matisse en 1906 : « Je vais l’accrocher quelques mois et je vous dirai si je m’habitue à elle, alors je confirmerai mon achat. »

      

Enfin, à propos de La Vénus des Maoris à l’éventail de Gauguin, il déclare, avec son bégaiement habituel : « Un f… f… fou l’a peint, et un autre f… f… fou l’a acheté. »

   

Il se heurte aussi au goût de l’époque qui juge certains nus scandaleux. Ainsi cache-t-il ses toiles de Gauguin avant de les placer sur les murs de sa salle à manger, collées les unes aux autres, étroitement serrées jusqu’au plafond, comme une iconostase, diront certains… Yakov Tugendhold écrira en 1914 : « Les tableaux sont étroitement rapprochés l’un de l’autre et, au début, on ne remarque même pas où l’un finit et où commence l’autre : il semble que devant vous il y ait une seule grande fresque, une iconostase… » Quand le collectionneur devient le créateur d’une toile unique et folle…

         

Dès l’été 1908, il ouvre les portes de son palais, le dimanche, de onze heures à treize heures et  fait visiter sa collection. Les étudiants de l’Institut des arts et les peintres de l’avant-garde russe découvrent l’art moderne français et se laisseront influencer par leur découverte. Une trentaine de toiles de l’avant-garde russe (Malévitch, Rodtchenko, Tatline, Larionov…) permettent de voir l’influence de la collection Chtchoukine sur ces jeunes peintres.

         

Au moment de la révolution bolchévique, Chtchoukine quitte Moscou pour Nice puis Paris en laissant les deux cent soixante-quinze œuvres de sa collection derrière lui dans le palais Troubetskoï. Elles seront dans un premier temps mises de côté, les autorités culturelles russes considérant l’art occidental comme dégénéré.
Finalement,  en 1948, les toiles seront réparties entre le musée Pouchkine de Moscou et le musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg. Il faudra même attendre 1970 pour voir exposées certaines peintures de Matisse et de Picasso.
Les descendants de Chtchoukine ont souhaité montrer la collection de leur aïeul et lui rendre hommage par la même occasion : c’est ce désir qui sera à l’origine de cette exceptionnelle exposition sur les quatre étages de ce bâtiment en forme de bateau créé par Frank Gehry pour la fondation Louis Vuitton.

  

Inutile de vous décrire l’immense bonheur de découvrir les incroyables chefs-d’œuvre de cette collection hors du commun…

                                         
                                         Sergueï Ivanovitch Chtchoukine

                                    

vendredi 28 octobre 2016

A ma place de Claire Huynen


Éditions Le cherche-midi

La maison d’enfance vient d’être vendue : la narratrice, Lise, doit venir récupérer quelques souvenirs, objets et meubles.
Elle aurait aimé dire adieu d’une certaine façon, regarder le passé de loin, en passant, en se disant avec nostalgie « Tiens avant, j’habitais là… », oui, c’est ce qu’elle aurait aimé faire si l’acheteur de la maison n’était autre que son ex-meilleur ami, Franck.
Leur histoire est ancienne, une histoire d’amitié faite « d’une sérénité tranquille », non d’amour. Une amitié de jeunesse qui s’est éteinte un jour…
En tout cas, ce Franck, qui a toujours eu beaucoup d’admiration pour le père de Lise, s’est peu à peu immiscé dans cette famille, a discuté, écouté, puis dîné avec Georges, le père, est allé avec lui sur la tombe de sa femme. Puis, il a acheté la maison de famille, laissant à Georges sa place à table et lui promettant d’entretenir la tombe de sa femme qui se trouve sur le terrain près de la maison. Il compte s’installer dans la chambre de Lise, a-t-il jugé bon de préciser à cette dernière, pense ne pas trop déranger les meubles et bibelots restants et veut replanter l’allée de rosiers telle que l’aurait souhaitée la mère de Lise…
« Tu devrais venir voir, la maison est exactement comme quand nous l’habitions. Mieux même… » s’est exclamé naïvement le père.
 Lise n’a plus sa place : « J’ai laissé la place sans rien dire. J’ai tout de suite compris le mouvement de poussée. Je ne peux pas dire que je n’ai rien vu. Que j’ai été prise au dépourvu. Franck avançait à découvert. C’est moi qui me suis repliée. Au début, j’ai dû penser qu’on pouvait partager. Qu’il y avait de la place pour deux. Mais ça ne marche pas comme ça. On ne cohabite pas avec la perte. Ça prend trop de place. Alors j’ai déserté. »
Que s’est-il passé ?
Quelles ont été les motivations de Franck ? Un désir de vengeance par rapport à Lise ? Un amour si fort qu’il ne puisse imaginer s’éloigner d’elle ? Que veut-il dire en allant aussi loin ? Comment la narratrice a-t-elle vécu cette terrible et complète dépossession (père, mère d’une certaine façon, maison), cette intrusion dans son intimité ? Jusqu’où Franck va-t-il se permettre d’aller ? Que s’est-il passé entre eux ? Pourquoi ne sont-ils plus amis ? D’où vient cette fascination de Franck pour le père ? Est-elle réelle ou feinte, est-ce un moyen de se rapprocher de la fille ou bien, au contraire, est-ce fréquenter la fille qui lui permet de rester auprès du père : « Je crois qu’au début j’ai été son prétexte. Qu’avec mon père, il ne savait pas encore faire sans moi » ?
Qui est finalement ce Franck, cet homme qui « plante son drapeau » sur les gens et sur les lieux pour signifier qu’il les possède, qu’ils sont sa propriété ? J’imagine l’excellent roman que l’on aurait pu tirer de ce sujet avec en prime un peu de suspense, de terribles tensions, des secrets bien lourds révélés ou suggérés à la fin.
Eh bien là, hélas, rien de tout ça : le roman, très court, trop court certainement pour un tel sujet, fournit trop peu d’explications, pour ne pas dire quasiment aucune !
J’avoue avoir été extrêmement frustrée de m’être livrée à mille suppositions et de constater en voyant le nombre de pages diminuer à vive allure que rien de ce que j’avais imaginé ne serait abordé. Quelle déception ! Pourtant, il y avait vraiment matière à écrire quelque chose de passionnant d’un point de vue psychologique.
Au contraire, j’ai vraiment eu l’impression de rester à l’extrême surface des êtres et des événements, de glisser, de survoler sans cesse, de passer trop vite là où je ressentais le besoin d’une analyse, d’une explication, de quelques mots enfin pour comprendre les agissements des uns et des autres, leurs relations, leurs motivations réelles.
Y a-t-il finalement un lien entre cette perte de l’amitié et le rapprochement entre Franck et le père ? Encore une question restée sans réponse. Je sais, je peux faire l’effort d’imaginer mais pour ma part, j’ai besoin d’un minimum d’infos.
Et puis, pourquoi pas (mais là, je réécris le livre !) parvenir à un drame final, une révélation ?
Un livre qui m’a laissée un peu sur ma faim… Cela dit, je ne doute pas qu’il puisse nourrir l’imagination d’autres lecteurs….

 Un autre livre que j’avais adoré sur le thème « Pousse toi d’ là que j’m’y mette » est Dernier désir d’Olivier Bordaçarre (chez Fayard mais il a dû sortir en poche depuis)… hum, le délicieux roman que voilà… j’en ai encore des frissons !

lundi 24 octobre 2016

La coquetière de Linda D. Cirino


Editions Liana Levi

Il est des livres comme celui-là dont on sait à l’avance qu’ils vont nous plaire : on a lu de très bonnes critiques un peu partout, quelque libraire nous en a encore parlé et l’on a noté le titre sur le petit carnet qui nous suit partout… Et pourtant la rencontre ne se fait pas … Et puis un jour, il arrive, on a déjà l’impression de le connaître un peu, on trouve la couverture belle, on parcourt un peu les pages et l’on se lance…. Et là, tout est normal, c’est magnifique et l’on ne comprend pas pourquoi on ne l’a pas lu plus tôt….
Voilà mon histoire avec cet immense coup de cœur qu’est La coquetière de Linda D. Cirino.
Nous sommes en 1936, dans le sud-ouest de l’Allemagne. La narratrice se présente ainsi dès le début : « J’appartiens à une longue lignée de paysans. Et de femmes de paysans. » Eva vit la tête tournée vers le sol et son existence est rythmée par les travaux de la ferme.
 Même si l’exploitation est assez petite, l’activité ne cesse jamais du matin jusqu’au soir. Son mari travaille avec elle et ses deux enfants, Olga et Karl, lui donnent parfois un coup de main. Il faut s’occuper du potager, des bêtes, des terres, de la comptabilité de l’exploitation, de la lessive, de la cuisine : « Pour nous, dit-elle, rien n’avait d’importance que l’exploitation et le fait de survivre d’une récolte à la suivante. Nous nous y consacrions, et tout le reste était balivernes. » Les gestes se répètent d’une journée à l’autre et « Chaque jour reproduit le jour précédent, et ça ne varie que selon les saisons. »
Mariée après la Grande Guerre, la narratrice vit avec Hans, son mari, un quotidien sans passion : « Nous n’avions jamais eu grand-chose à nous dire », avoue-t-elle.
 De toute façon, elle n’a pas vraiment le temps de se demander si elle aime vraiment l’homme qu’elle a épousé ou si même elle est heureuse : le travail occupe son corps et son esprit et les nuits sont lourdes de sommeil. Ainsi va la vie d’Eva.
Or, un jour, un employé du Bureau gouvernemental se présente, inspecte l’exploitation et leur propose des avantages sur le prix de la nourriture pour le bétail. Pour en bénéficier, il faut simplement produire des extraits de naissance. L’employé reviendra régulièrement prodiguer quelques conseils pour la bonne tenue de la ferme. Peu de temps après, Hans est appelé sous les drapeaux : avant de partir, il explique à sa femme qu’il la sait suffisamment courageuse pour tout gérer toute seule et lui demande de faire porter ses efforts sur la basse-cour en multipliant les poules afin que la vente d’œufs sur le marché lui permette d’avoir un revenu extérieur. La réalité s’avérera un peu différente de ce qu’avait prévu le mari : Eva ne pourra compter sur l’aide de ses enfants pris par leurs réunions de H.J (Hitler Jugend), organisation de la jeunesse allemande qui devint obligatoire à partit de 1936.
Complètement absorbée par une tâche quotidienne harassante, la jeune femme vivra coupée du monde : ce qui était déjà son cas avant le départ de son mari ne fera que s’accentuer. « Nous n’avions pas l’habitude de nous enquérir de ce qui se passait hors de chez nous. Nous étions toujours et sans discontinuer concentrés sur ce que nous faisions. »
Alors pour elle, le départ de son mari représente avant tout des bras en moins et des difficultés en plus pour tenter de survivre : « Qu’il soit à l’armée signifiait pour moi qu’il n’était pas à la ferme. Je savais qu’il s’agissait d’une obligation, elle-même en relation avec la guerre, mais j’ignorais où il se battait et contre qui. »
Eva vit hors du monde, loin de la ville, comme enracinée dans sa terre et se bat pour survivre dans une lutte quotidienne harassante… jusqu’au jour où, entrant dans le poulailler, elle découvre un homme, un homme qui saura la révéler à elle-même et lui faire comprendre le monde qui l’entoure…
Un magnifique et inoubliable portrait de femme, de paysanne attachée à sa terre, à son devoir, une femme généreuse, forte, pleine de bon sens, s’autorisant la liberté de penser par elle-même et allant jusqu’au bout de ses convictions parce qu’instinctivement, elle les sait justes.
Une écriture limpide et dépouillée qui traduit merveilleusement bien la vie simple d’Eva et l’éveil sentimental et politique auquel elle ne s’attendait pas.

A lire absolument…

Livre lu dans le cadre de la Voie des indés d'octobre (Libfly).

jeudi 20 octobre 2016

Marcher droit, tourner en rond d' Emmanuel Venet


Éditions Verdier

Lecteurs, placez ce livre sur le dessus de votre PAL (pile à lire), libraires, posez-le sur votre table près de l’entrée, imprimeurs, relancez vos machines… Que chacun profite de ce petit chef-d’œuvre : c’est piquant, percutant, vif, intelligent et drôle, si drôle… Vraiment… à pleurer de rire !
Le sujet ?
A la manière des philosophes du XVIIIe qui dénonçaient le ridicule de leur société à travers les yeux faussement naïfs de quelque Candide, Ingénu ou étranger, tel, au hasard, un Persan, Emmanuel Venet descend en flèche une société dont les rapports humains sont fondés sur la pire des hypocrisies, une haine sans pareille ou au mieux une indifférence profonde. Visiblement cela contente tout le monde ou bien tout le monde s’en contente voire se félicite d’être capable de se couler dans le moule de la bêtise (pour rester poli), de la méchanceté et du simulacre.
Ici, celui qui pose un regard juste et droit sur la société, c’est le narrateur. Il a quarante-cinq ans et est atteint du syndrome d’Asperger, forme d’autisme qui l’empêche de s’épanouir en société d’une part, mais aussi de dissimuler ses sentiments, de jouer un rôle, un rôle social. Il est « asociognostique, c’est-à-dire incapable de se plier à l’arbitraire des conventions sociales. » Il n’aime « ni les propos trompeurs ni les cachotteries » Il est franc, honnête, lucide, aime ce qui est logique, clair et précis. Ses goûts vont au scrabble, aux recherches sur l’origine des catastrophes aériennes et à son amour d’adolescent, une certaine Sophie Lachenal devenue, depuis qu’elle s’est mariée, Sophie Sylvestre-Lachenal, femme à laquelle, il en est bien certain, il restera fidèle toute sa vie. C’est bien parti en tout cas !
Or, tandis qu’il assiste aux obsèques de sa grand-mère, il découvre avec stupeur et dégoût que le propos de l’officiante recrutée par sa tante Solange à la Pastorale diocésaine n’est qu’un immense tissu de mensonges éhontés.
Non, sa grand-mère Marguerite n’était pas une épouse fidèle, une mère dévouée, une femme généreuse, ouverte…. Elle a trompé son mari pendant des années, l’a laissé s’enfoncer irrémédiablement dans l’alcool, « préférait l’argent aux êtres humains, voulait rendre la France aux Français, considérait les handicapés comme des parasites et les homosexuels comme des malades mentaux, et regrettait amèrement la peine de mort au moins pour les assassins, les meurtriers, les violeurs, les braqueurs et les incendiaires ».
Finalement, dit-il, « les seuls renseignements exacts durant cette pantalonnade se réduisent pour ainsi dire aux données de l’état civil ».
Et chaque membre de la famille (tante Solange, tante Lorraine et les autres) en prend pour son grade. Et comme l’office dure un certain temps, personne n’échappe à son portrait peint au vitriol… Les masques de la comédie sociale que chacun aime à jouer tombent un à un laissant apparaître des individus abjects, grossiers, d’une bêtise insensée et totalement formatés par une société avide de passer tous ses citoyens à la moulinette. L’instinct grégaire aidant, tout le monde veut ressembler à tout le monde. Beurk !
Quand on pense que le seul qui soit dans le vrai, le bon sens, la logique, le seul qui échappe à la pensée unique, à la mode, aux futilités, au jeu social au sein de cette famille qui pourrait évidemment être celle de chacun d’entre nous, le « seul du clan à penser juste et à marcher droit » est considéré comme « un fou » ou un malade… Cela laisse rêveur… (Cela dit, chez Shakespeare et ailleurs sans doute, les fous ne sont-ils pas les plus clairvoyants ?)
Et évidemment, ces tissus de mensonges que l’on entend le jour des funérailles sont décuplés lorsque c’est la société qui s’en empare et qui s’exprime à travers les médias : « De même qu’on nous dit à l’échelle familiale que ma grand-mère Marguerite, femme réactionnaire et foncièrement égoïste, représentait un modèle de tolérance et de bonté, on nous serine à plus grande échelle qu’il nous faut à la fois abattre les dictatures et vendre aux tyrans des armes pour équilibrer notre balance commerciale ; produire plus de voitures et diminuer les émissions de gaz d’échappement ; supprimer les fonctionnaires et améliorer le service public ; restreindre la pêche et manger plus de poisson ; préserver les ressources en eau douce et saloper les aquifères au gaz de schiste. »
Plongée en eaux profondes dans la mer des absurdités et des mensonges. On a parfois envie de se laisser couler…


Un livre vraiment désopilant, saisissant de vérité, qui nous tend un miroir dans lequel, il faut bien le dire, nous ne sommes pas bien beaux à voir, nous, les sains d’esprit…                            

mardi 18 octobre 2016

F d' Antônio Xerxenesky


Asphalte éditions

« A vingt-cinq ans, avoue Ana, je pensais avoir déjà vu beaucoup de choses dans la vie. J’avais assisté à une décapitation, deux pendaisons, une castration, trois chutes mortelles, une tête détruite par un tir de fusil… »
Ana est tueuse à gages. Oui, c’est sa spécialité, elle est très douée pour ça et elle considère le crime comme un art : il faut que ce soit propre, bien fait, que ça ressemble à un accident : « je me soucie de la beauté de la mort, de l’art de l’assassinat. » Ainsi, élimine-t-elle du monde les derniers nazis réfugiés en Amérique du Sud ou des tortionnaires comme… son père.
Si elle a une certaine expérience de la vie et de la mort, elle n’a quand même pas tout vu. Et notamment, elle n’a pas encore vu Citizen Kane d’Orson Welles. Je vous surprends à crier au scandale alors que vous n’aviez même pas levé un sourcil à l’énumération de tous ses crimes ! Mais bon, passons, je vous le laisse sur la conscience….
Or, la dernière mission qu’elle vient de recevoir est précisément l’assassinat d’Orson Welles. Ok dit-elle mais à une condition : je veux connaître son œuvre et la voir … au cinéma ! Qu’à cela ne tienne… elle verra les films au cinéma. Et comme il n’y a qu’à Paris, dans les vieilles salles de quartiers, qu’on peut revoir ces films, elle part pour un bref séjour dans la capitale. Un jeune homme est chargé de lui faire découvrir le monde du cinéma, et la façon de faire la différence entre un chef- d’œuvre et un navet. Il faut qu’elle soit au point car bientôt, elle va entrer en contact avec le grand réalisateur et ne doit surtout pas donner l’impression de ne rien connaître du milieu.
Qui est Ana ? Elle est née à Rio en 1960 de parents très conservateurs, pour l’ordre à n’importe quel prix.
Une nuit, elle surprend son père dans la chambre de sa sœur. Ce qu’il y faisait, on ne le saura pas mais on s’en doute. Peu de temps après, le père fera une chute mortelle dans la douche. Dommage… pensera Ana.
C’est à son enterrement qu’elle rencontrera celui qui va changer le cours de sa vie : José, son oncle, qui n’était pas forcément le bienvenu dans la famille. Elle séjournera chez lui, à Los Angeles, découvrira qu’il est étroitement lié aux opposants à la dictature, s’était entraîné à Cuba à des techniques de guérilla et a fini par s’engager. Il lui dira qui était son père, celui qui portait le surnom de « Docteur Électrochoc » et « qui utilisait son talent incroyable pour l’ingénierie à développer des systèmes perfectionnés de torture par chocs électriques ».
La gamine veut des détails, il lui en fournit. Alors, lorsqu’il prend conscience des talents de sa nièce en matière de tirs, il se dit qu’il pourrait bien en faire quelque chose…
Ana n’agit pas par conviction politique mais parce qu’elle aime l’art : « je ne pensais pas que le monde puisse devenir meilleur, peu importe qui était au pouvoir, je n’avais foi en aucun système, et même pire, je ne ressentais pas l’envie brûlante de parvenir à un monde meilleur. »
Elle imagine que la disparition de Welles serait son « chef-d’œuvre, son Citizen Kane à elle » et elle veut se consacrer « totalement à son art ».
Ce qui est fascinant dans ce texte, c’est la personnalité torturée et le parcours chaotique de la narratrice, jeune fille sans illusions, marquée à vie par les agissements de son père et finalement n’imaginant qu’une issue possible pour elle et pour le monde : l’art.
 « Le fait d’avoir vu Citizen Kane aurait-il pu influencer le parcours, disons, professionnel de mon père ?, se demande-t-elle, Un plus grand accès aux prétendues humanités aurait-il empêché mon père d’employer son intelligence au perfectionnement d’appareils de torture ? Un livre de Tolstoï aurait-il été capable d’empêcher mon père d’entrer dans la chambre de ma sœur pendant la nuit ? »…
Autrement dit, « Une œuvre d’art est-elle capable de changer une vie ? »
Vaste question…
Ana s’interrogera souvent comme Orson Welles à la fin de F for Fake : «  It is pretty. But is it art? », comme si cette question devenait quasiment existentielle pour elle.
A-t-elle tenté d’échapper au réel par l’art ? Certainement. A-t-elle espéré être sauvée par l’art ? Sans aucun doute. A-t-elle voulu montrer comme Welles dans F for Fake que l’art est illusion, manipulation, leurre, à travers des crimes passant pour des accidents ? Sentait-elle qu’avec la mort d’Orson Welles, elle réaliserait, à 25 ans, âge du réalisateur lorsqu’il a créé Citizen Kane, son chef-d’œuvre à elle et qu’il ne fallait surtout pas qu’elle le rate ? Ou bien fut-elle une manipulatrice manipulée dès son enfance par les autres, les hommes au double visage : son père, son oncle, le commanditaire dont elle ne connaît que la voix ?
Un livre qui pose des questions essentielles sur l’art : comment le définir, quel est son rôle, est-il utile, peut-il sauver les hommes, les rendre meilleurs ou bien ne peut-il rien pour nous, sinon nous piéger dans ses filets de l’illusion et nous rejeter au monde encore plus nus et plus démunis ? Est-il salvateur ou dangereux ?
Il nous reste à voir et à revoir l’œuvre du grand Welles, le magicien.

Peut-être nous apportera-t-il une réponse qui ne soit pas un ultime canular…

                  

vendredi 14 octobre 2016

Le Verger de marbre d'Alex Taylor


Éditions Gallmeister

J’ai lu Le Verger de marbre comme on lirait une tragédie : c’est le récit d’une fuite, celle d’un homme qui en tue un autre.
Beam Sheetmire est décrit dès les premières pages comme différent des membres de sa famille : il ne ressemble pas vraiment à son père Clem dont le métier consiste à faire traverser à quelques clients, à bord d’un ferry, la Gasping River dans le Kentucky.
Clem en Charon, faisant franchir le Styx aux morts s’ils veulent trouver la paix de l’âme ? Le rapprochement est bien tentant…
Cinq dollars le passage, à peine de quoi se payer une bière et un paquet de cigarettes : « Beaucoup de peine pour pas grand-chose »…
 Parfois, c’est Beam, son fils, qui s’en occupe. Encore ado, « un sang fiévreux dans les veines » et souffrant de narcolepsie, il ne sait pas trop quoi faire de lui.
Or, une nuit, il est abordé par un inconnu qui refuse de payer, finit par accepter et tente finalement de lui voler sa caisse. Beam le tue. Son père lui dit de fuir. Il obéit.
 Cette fuite sera, pour le jeune garçon un peu paumé, un espace de rencontres, d’apprentissages et de révélations. La lumière se fera progressivement. Il me fait penser à Œdipe fuyant les prédictions des prêtres de Delphes afin d’échapper à son destin et qui découvre, mais trop tard, qu’il a assassiné son père et épousé sa mère. « Plus on s’éloigne de la vérité, plus c’est dur d’y revenir » dira un des personnages… Il y a de l’Œdipe dans Beam et de la mythologie dans Le Verger de marbre.
Beam rencontrera des hommes et des femmes qui lui voudront du bien parfois, du mal souvent. Il ne comprendra pas pourquoi on veut l’aider et finira progressivement par saisir, mais trop tard, pourquoi on veut le tuer.
Et puis, il y a ce personnage étrange et fascinant qui porte un costume trois-pièces, un chauffeur de camion, dont personne ne comprend les propos métaphoriques, énigmatiques et lourds de sous-entendus, un homme toujours présent là où on ne l’attend pas, dans un lieu où il n’a rien à faire, où il ne connaît personne. Est-il le Mal, est-il la Mort, celui qui dira au shérif : « Vous pouvez trouver ça difficile à croire, mais il y a un ordre qui vous dépasse. Vous en faites pas partie. », celui qui apparaît et disparaît « comme s’il n’avait jamais été » ?
Beam rencontre aussi Pete Daugherty, le ramasseur de ginseng, celui qui raconte des histoires et semble vouloir le prévenir : les terres sont devenues maudites, il faut partir, s’éloigner… Le vieil homme soigne, apaise, rassure : il est l’incarnation du Bien.
Autre figure du Bien : celle du shérif Elvis Dunne, un pauvre Créon fatigué, chargé de faire régner un ordre auquel il ne croit plus vraiment, lui qui, comme l’oncle d’Antigone, se plaît à collectionner les antiquités et à les admirer, unique moment de paix …
Qui va gagner dans ce combat de forces antagonistes ?
Les tragédies antiques données lors des fêtes de Dionysos commençaient par le sacrifice du bouc, le mot « tragédie » signifiant d’ailleurs en grec « chant du bouc ». Or ici, l’animal est bien présent, attaché au poteau du bar de Daryl où règnent les caïds du coin, les prostituées et les paumés. Il ne sera pas mis à mort mais, dans une scène quasi surréaliste, on lui enlèvera un rein qu’on lui donnera à manger.
Ultime perversion.
Est-ce à dire que le monde moderne ne cherche même plus à apaiser la colère des dieux par des offrandes, que le destin -le fatum- nommé ici misère, alcoolisme, banditisme, prostitution, meurtre est devenu inéluctable ?
Le Verger de marbre est un roman fort, puissant qui met en scène des déshérités, des gens usés par la vie, piégés par une existence glauque dans laquelle ils s’enfoncent irrémédiablement chaque jour.
C’est une tragédie : la règle des trois unités n’est pas loin d’être respectée.
Unité de temps : en quelques jours, l’affaire est bouclée.
Unité de lieu : les personnages semblent incapables de quitter les terres maudites où ils vivent. Ils tournent en boucle et reviennent sans cesse au point de départ comme piégés dans un monde hors du monde, un monde dont on ne sort pas.
Unité d’action : fuir, fuir, fuir.
C’est fort parce que c’est serré, étouffant, mystérieux, tendu, comme habité par un mal dans lequel les personnages restent empêtrés.
Beam l’innocent ne fait finalement que payer les fautes de ses géniteurs. En cela, il est un homme tragique. Il subit. « - J’ai bien essayé de vivre comme il fallait, dira sa mère, mais il y a ce monde. Il te piège, il t’attrape des fois, tellement qu’on dirait que les choses qu’on fait sont pas vraiment nous. Elles sont ce que quelqu’un d’autre aurait fait. »
Façon naïve de sentir qu’on est pris dans les filets, qu’un oiseau de mauvais augure plane au-dessus de notre tête comme pour signifier qu’on est le prochain sur la liste.
Les personnages de l’oeuvre sont présentés comme des êtres complexes, difficiles à cerner : on les découvre progressivement, au détour du chemin, d’une phrase, d’une histoire qu’ils racontent. On ne comprend pas toujours leurs motivations, on cherche des raisons, on émet des hypothèses… Ils ont une épaisseur et une force incroyables.
Les dialogues acquièrent parfois une dimension philosophique. Les acteurs de cette tragédie peinent souvent à se comprendre, à comprendre les autres, à saisir le sens de leur propre existence.
Leur malheur est à l’image de la Gasping River, sans fond. « Les choses peuvent pas couler sans s’arrêter » fait remarquer Beam. La vie lui apprendra que si, que l’on peut tomber longtemps, très longtemps, sans jamais s’arrêter…
Et puis enfin, seul refuge finalement dans ce monde terrible, la nature. Elle est là, omniprésente, dans sa beauté irréelle, sa sensualité infinie, sa force et sa violence sauvages et la langue d’Alex Taylor ainsi que la superbe traduction d’Anatole Pons l’enchantent, la poétisent, la transforment en personnage quasi central de l’histoire dans une langue lyrique envoûtante…

Je finirai en citant les paroles du Chœur dans Antigone d’Anouilh qui dit ceci : « Dans la tragédie on est tranquille. D’abord on est entre soi. On est tous innocents en somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution. Et puis, surtout, c’est reposant la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ; qu’on est pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on n’a plus qu’à crier,-pas à gémir, non, pas à se plaindre,- à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit et qu’on ne savait peut-être même pas encore. »


Pas de doute, on y est… et c’est sublime !

mardi 11 octobre 2016

L'administrateur provisoire d'Alexandre Seurat


Éditions du Rouergue

« Loi du 22 juillet 1941 relative aux entreprises, biens et valeurs appartenant aux Juifs
publiée au Journal officiel du 26 août 1941.
Nous, Maréchal de France, chef de l'Etat français, Le conseil des ministres entendu, Décrétons:
Art. 1. - En vue d'éliminer toute influence juive dans l'économie nationale, le Commissaire général aux questions juives peut nommer un administrateur provisoire à:
1. Toute entreprise industrielle, commerciale, immobilière ou artisa­nale;
2. Tout immeuble, droit immobilier ou droit au bail quelconque ;
3. Tout bien meuble valeur mobilière ou droit mobilier quelconque,
lorsque ceux à qui ils appartiennent, ou qui les dirigent, ou certains d'entre eux sont juifs. »

Dès 1940, dans le but d’éliminer les Juifs de l’économie nationale, était nommé par un commissaire général aux questions juives un administrateur provisoire chargé d’exproprier les Juifs, de les exclure de différents corps de métiers. C’est la politique d’aryanisation économique : les biens sont vendus et « le produit de la vente bloqué sur un compte à la Caisse de dépôts et consignations. » Ainsi le capital juif est « sous contrôle ». L’administrateur provisoire doit cependant « verser des subsides à son administré au cas où cela s’avérerait absolument indispensable. » C’est lui qui décide : « Article 7 : L’administrateur provisoire doit gérer en bon père de famille. » 
Les malversations sont nombreuses, les administrateurs cherchant à faire du bénéfice, à voler, à spolier. Les familles se retrouvent à la rue, sans aucune ressource, puis souvent déportées.

On connaît ce pan sordide de l'Histoire mais on ignore souvent que ces faits ont donné lieu à la création d'une fonction spécifique: celle d'administrateur provisoire. Il y en a eu, paraît-il, environ dix mille sous Vichy. Je n’en avais jamais entendu parler. Ce ne sont pas des êtres de fiction. Ils ont existé, il y a des documents, aux archives.
Impensable.
Ils agissaient au nom de la loi, devaient se sentir droits dans leurs bottes, accomplissant avec minutie, comme n’importe quel employé, leur petit travail quotidien, s’appliquant à bien tout noter sur leur petit carnet noir.
Je reste muette de stupeur. Pas de mots. Revenons au livre…

C’est l’histoire d’une famille : les arrière-grands-parents, les grands-parents, les parents, les oncles, les tantes et les enfants. Ils sont deux, deux garçons. L’un vient de mourir : suicide certainement… On ne sait pas. Il avait en lui un mal-être insurmontable, il était « hanté par la Shoah ». Il disait avoir une bombe en lui. Le narrateur, son frère, ne comprend pas bien. Il sent. Il sent que quelque chose ne tourne pas rond dans cette famille, que quelque chose n’a pas été digéré, ne passe pas. Comme un secret qui pèse, écrase et tue. Des chapes de silences hantent les conversations, les non-dits sont rois. On sous-entend, on suggère, à demi-mots. L’ambiance est étouffante.
C’est Pierre, l’oncle, qui dira que son père, le grand-père du narrateur, était revenu d’un oflag, camp de prisonniers de guerre pour officiers, en décembre 1941. Il avait des appuis certainement. Des appuis ? Lesquels ? s’étonne le narrateur. Raoul H, l’arrière-grand-père, « un sale type » ajoute Pierre « qui a fait partie du Commissariat général aux questions juives. »
Un semblant de clarté se fait soudain dans l’esprit du narrateur, il comprend et repense à son frère. A lui maintenant, pour ce frère qu’il aime, de sortir ce Raoul H de l’ombre, de savoir qui il était et ce qu’il a fait, précisément. Il mérite d’être jugé, il le sera dans le tribunal intérieur du narrateur qui lui fera son procès. Le garçon aura-t-il le courage d’aller jusqu’au bout de son enquête, de poser des questions à ceux qui renvoient tout ça au passé, à ceux qui disent « en quoi ça te concerne cette histoire ? » ou « à quoi bon ? », ou encore « C’est amusant que tu t’intéresses à ça », aura-t-il le courage de fouiller le passé, d’en exhumer le pire, l’insupportable, l’indicible ?

Je n’ai pas posé une seule fois le livre d’Alexandre Seurat, je l’ai lu d’une traite, en retenant mon souffle, découvrant petit à petit, comme le narrateur, ce passé impossible, inimaginable, ce Raoul H, inventeur de l’altamètre, appareil de calcul permettant de mesurer la hauteur des arbres, homme terrible, pointilleux, inflexible, ne lâchant rien, quel que soit le domaine… « Une fois qu’il tenait quelque chose, il ne le lâchait pas » dira l’oncle Philippe. On imagine ce que cela donnera quand il deviendra l’administrateur.
« C’est comme un corps à corps : c’est entre lui et moi. Je sens bien qu’il est là, quelque part, mais sans que je sache où, bien tranquille, silencieux, sûr de lui, certain que je n’ai pas les moyens de le rejoindre. »
C’est un combat, une lutte, il y aura un vainqueur et un vaincu. Le frère est déjà mort. Il reste le narrateur…
A travers cette écriture sobre, précise, essentielle et silencieuse, Alexandre Seurat nous  propose un livre bouleversant, d’une force incroyable, soigneusement documenté, qui met à jour des pans plus ou moins connus de l’Histoire du XXe siècle que l’on découvre à travers le quotidien d’un homme banal comme il y en avait tant, nommé par un prénom et une initiale, espèce de petit bourreau anonyme. Placés sous la loupe grossissante de la vérité, éclairés par la lumière de la justice, ces hommes tirés de leur ombre tranquille sont enfin jugés pour ce qu’ils furent : des criminels.

Poignant et nécessaire !

vendredi 7 octobre 2016

Petit pays de Gaël Faye


Éditions Grasset

Pure beauté que ce récit d’enfance meurtrie, récit d’un paradis perdu, d’un monde de l’innocence et de l’insouciance qui a disparu, doucement, presque imperceptiblement, avant le grand chaos ….
« Je n’habite plus nulle part, dit le narrateur adulte. Habiter signifie se fondre charnellement dans la topographie d’un lieu, l’anfractuosité de l’environnement. Ici (en France où il s’est réfugié) rien de tout ça. Je ne fais que passer. »
Gabriel dit Gaby est le fils d’une rwandaise tutsi Yvonne et d’un français du Jura Michel. Le couple s’est établi au Burundi, à Bujumbura, la capitale : elle s’y est réfugiée, lui y est devenu chef d’entreprise.
 Malgré les tensions dans le couple parental, Gaby garde de ses premières années un souvenir ébloui : jeux avec les nombreux copains dans un terrain vague ou dans l’impasse bien protégée, goût des mangues juteuses que l’on fait tomber des arbres, odeurs de citronnelle, d’orchidées et de jacarandas en fleur, joyeuses fêtes d’anniversaire dans le jardin, ambiance animée des cabarets bruyants, beauté absolue de la végétation luxuriante, des paysages de montagnes et de lacs. Leur vie est confortable et l’enfant n’imagine pas que le malheur puisse s’abattre sur lui et les siens, ses parents, sa petite sœur Ana et sa famille rwandaise.
Et pourtant, Yvonne sent des manifestations de violence imminentes au Rwanda, pays voisin  et veut ramener ses neveux à Bujumbura où pour le moment, la vie est encore possible. Mais il faut faire vite pour qu’il ne soit pas trop tard…
Petit pays est l’histoire d’un enfant fou de bonheur et de joie de vivre, ivre du plaisir d’être heureux dans un pays éblouissant de lumière et refusant de se sentir concerné par l’Histoire, par la violence innommable qui sera celle de son pays et des pays voisins jusqu’à ce que, la sordide réalité, celle que l’on voudrait taire aux enfants tellement elle est inhumaine et indigne, pénètre petit à petit ce monde protégé qui était le sien, s’immisce dans chacun des recoins de sa vie au point de l’envahir totalement et de la rendre impossible. Et l’impasse devient piège…
 Il ne restera à l’enfant qu’une échappatoire, la lecture, espèce de bouée de secours pour fuir un monde effrayant. Jusqu’à ce qu’il faille quitter ce territoire de l’enfance, renoncer à être heureux.
Lire Petit pays, c’est vivre du point de vue d’un enfant ces conflits d’une violence inouïe qui déciment des populations entières. On ne peut que se sentir dévasté par l’absurdité de ces guerres (qui les comprend vraiment ?) et par la souffrance infinie de ces êtres, comme l’auteur, qui se sont trouvés déracinés, obligés de vivre ailleurs, de quitter la terre de leur enfance, leurs racines. « Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes… » écrivait Jacques Roumain cité dans l’œuvre…
Un récit extrêmement poignant qui nous montre une Afrique d’une beauté irréelle mais où la souffrance des hommes est insondable : « Tu causes, tu causes, dira Yvonne à son mari heureux de jouir des privilèges matériels qu’offre son pays, mais je connais l’envers du décor, ici. Quand tu vois la beauté des collines, je sais la misère de ceux qui les peuplent. Quand tu t’émerveilles de la beauté des lacs, je respire déjà le méthane qui dort sous les eaux. Tu as fui la quiétude de ta France pour trouver l’aventure en Afrique. Grand bien te fasse ! Moi je cherche la sécurité que je n’ai jamais eue, le confort d’élever mes enfants dans un pays où on ne craint pas de mourir… Tu es venu ici chercher un terrain de jeu pour prolonger tes rêves d’enfant gâté d’Occident… »
Paroles lucides qui touchent au cœur, paroles de celle qui voit et qui sent, qui a déjà vécu l’exil et qui ne se fait plus aucune illusion.
Une œuvre puissante qui dit à quel point, qu’on le veuille ou non, on appartient à l’Histoire, on ne peut y échapper, prisonnier que l’on est de son destin : « Cet après-midi là, pour la première fois de ma vie, je suis entré dans la réalité profonde de ce pays, constate le narrateur. J’ai découvert l’antagonisme hutu et tutsi, infranchissable ligne de démarcation qui obligeait chacun à être d’un camp ou d’un autre. Ce camp, tel un prénom qu’on attribue à un enfant, on naissait avec, et il nous poursuivait à jamais. Hutu ou tutsi. C’était soit l’un soit l’autre. Pile ou face. Comme un aveugle qui recouvre la vue, j’ai alors commencé à comprendre les gestes et les regards, les non-dits et les manières qui m’échappaient depuis toujours.
La guerre sans qu’on lui demande se charge toujours de nous trouver un ennemi. Moi qui souhaitais rester neutre, je n’ai pas pu. J’étais né avec cette histoire. Elle coulait en moi. Je lui appartenais. »
Livre sur le passage de l’enfance vers l’âge adulte, de l’illusion à la réalité, de l’aveuglement à la lucidité, des rêves aux cauchemars… Livre aussi sur un autre glissement qui se fait insidieusement, sans qu’on s’en aperçoive, espèce de venin qui se répand dans le corps de la victime qui petit à petit devient malgré elle un bourreau…
Un texte sublime fait de soleils puissants et de tempêtes destructrices, de bonheurs sans limites et de douleurs mortelles, à l’image de la vie d’un petit garçon dont « l’existence avait bien commencé » et qui ne voulait pas la guerre dans un petit pays à feu et à sang…
A lire absolument !


Vous pouvez écouter aussi la très belle chanson de Gaël Faye « Petit pays » dans l’album « Pili Pili sur un Croissant au Beurre »

                          

mardi 4 octobre 2016

Un paquebot dans les arbres de Valentine Goby


Éditions Actes Sud

Ce sont des mots nouveaux qu’il faut apprendre, tout un lexique auquel il faut s’habituer comme quand on arrive dans un pays étranger : pleurésie, bacille, tuberculose, isoniazide, INH, Rimifon, PAS, streptomycine… la liste est longue. Le pays des mots nouveaux que Mathilde tente de comprendre est celui de la maladie de son père, Paul Blanc dit Paulot. Paulot, le tubard. C’est comme cela qu’il est appelé dans le pays maintenant qu’il est malade.
Pourtant, le Paulot, lorsqu’il tenait le café Le Balto, à La Roche-Guyon, c’est bien lui qui mettait l’ambiance au village avec son harmonica Hohner : bals à gogo, apéros, repas gratuits pour les affamés, lits pour les « sans piaule », parties de belote et de billard tard dans la nuit. Un gars généreux, à la tête de tous les clubs, prêt à animer toutes les fêtes et qui aurait donné sa chemise pour les autres.
Mais maintenant, les autres, les anciens amis, aiment mieux le voir de loin : c’est contagieux un tubard, « c’est la mort qui rôde. Un mort-vivant. Un assassin. »
On est en 1952 et Paulot va devoir entrer au sanatorium d’Aincourt dans le Val d’Oise avec sa femme Odile, contaminée, elle aussi. Pas le choix. Ce sana à l’architecture fonctionnaliste dite « paquebot » est construit à l’écart du monde. Il faut tenir éloignés les nouveaux lépreux. Au cœur d’une véritable forêt de pins des Vosges, s’élèvent « trois paquebots de béton couleur neige, jaillis d’un océan de verdure de soixante-treize hectares » : les malades doivent réapprendre à respirer. C’est un lieu hors du monde construit entre 1931 et 1933 à cause d’une très nette recrudescence de cas de tuberculose et devenu sous Vichy un camp d’internement administratif avant de rouvrir ses portes en 1946 pour accueillir les derniers malades.
Mathilde et son frère seront placés, la famille éclatée, éparpillée, comme mise en miettes. Maintenant, la jeune fille doit tout faire pour s’occuper de ses parents et de son frère, oui, tout faire. Se donner, s’oublier pour eux, eux qui vivent ces Trente Glorieuses comme s’ils n’en faisaient pas vraiment partie : ils n’ont pas la sécurité sociale, encore réservée aux salariés, ils n’ont pas profité du vaccin qui existe depuis 1921 et à peine des antibiotiques qui coûtent cher. A La Roche en 1952, « il n’y a rien d’autre à voir… que du malheur et des cadavres. » Cigales, ils ont beaucoup donné aux gens du village, partagé, profité, sans penser que le malheur pouvait s’abattre sur leur tête.
Ainsi Mathilde qui voue depuis toujours une admiration sans limites à son père, elle qui  petite, plongeait dans l’eau glacée, marchait sur le toit du château ou sur le mur écroulé du donjon tandis que son père dansait avec la sœur aînée, Mathilde prête à tout pour se faire remarquer et exister à ses yeux devra se sacrifier par amour, préserver coûte que coûte les liens, annuler les distances, « maintenir une géographie », en écrivant à chacun des membres de cette famille désormais morcelée et en se déplaçant à pied pour aller les voir, jusqu’à épuisement.                 

J’ai attendu avant d’acheter mon Valentine Goby, je l’ai retourné dans tous les sens lorsqu’il me faisait de l’œil chez les libraires… Si quelqu’un m’avait dit : « Tiens, j’ai acheté le dernier Goby », j’aurais été verte de jalousie. Je me suis retenue, un bon mois, et puis, mercredi dernier, je suis allée le chercher… Encore quelques jours à retarder le moment fatidique et je l’ai ouvert. Dès la première phrase, j’ai su que j’y étais, que je n’allais pas être déçue et enfin, je me suis laissée aller à ce plaisir tant retardé… « Mathilde Blanc traverse le cadre des fenêtres. »
Et quel plaisir…enfin… Un magnifique portrait de femme, Mathilde, celle qui « sourit toujours, par-dessus l’apocalypse », un être d’une force et d’une volonté prodigieuse, se donnant sans compter, par amour, prête à entraîner toute sa famille dans son élan vital, dans ce saut pour s’en sortir… C’est aussi la peinture d’une famille qui n’a pas profité des progrès de sa génération, des espèces de laissés-pour-compte, des êtres en marge de leur époque comme beaucoup d’autres qui n’avaient pas prévu ou qui n’avaient pas les moyens de le faire, des espèces « d’anachroniques », acteurs d’une tragédie qu’on pensait achevée.
Et puis, il y a cette écriture, ce rythme, cette sensualité dans l’évocation des gens, des lieux, des choses. On a comme l’impression de les toucher, de les voir, de les sentir, d’y être… Les folles soirées au Balto, les danses endiablées, les promenades de Mathilde en forêt avec Paulot, ses courses folles dans la nature…

J’ai déjà envie de m’y replonger et d’y regoûter… Immense coup de cœur de la rentrée…

                   
                      

samedi 1 octobre 2016

Le dernier des nôtres d'Adelaïde de Clermont-Tonnerre


Éditions Grasset

Hum, le délicieux roman que vous n’allez pas pouvoir lâcher avant d’avoir achevé les dernières lignes… Deux époques et deux lieux s’entremêlent : Manhattan, 1969 et Dresde, février 1945.
Dans un restaurant italien, Werner Zilch dîne avec son ami et associé Marcus Howard lorsqu’il voit apparaître LFDSV. LFDSV ? La Femme De Sa Vie ! Il en est certain, c’est elle et il la veut. Or, cette dame est accompagnée et s’engouffre dans une Rolls que notre héros passionné va suivre à grand peine à bord de sa Chrysler jaune. Lorsqu’il retrouve le véhicule garé, sa belle n’est plus là et lui ne peut rester : une réunion importante l’attend.
Si le flamboyant Werner est prêt à faire le pied de grue devant la voiture de sa blonde, quitte à perdre dix millions de dollars, Marcus, son associé, nettement moins fougueux et plus terre à terre, ne veut rien entendre : ils doivent assister à ce rendez-vous, un point c’est tout !
Qu’à cela ne tienne, Werner décide de foncer sur la voiture de Madame. Il pose sur le pare-brise un petit message l’invitant à prendre contact avec lui… ce qu’elle fera, évidemment…
Werner et son associé sont à la tête d’une entreprise de construction et de réhabilitation de bâtiments : Z&H. Ils achètent, détruisent ou rénovent et… vendent, cher, très cher.
Les débuts sont un peu durs, il n’est pas question de faire des folies mais ils y croient et ils en veulent. Si le père de Marcus est à la tête d’un cabinet d’architectes et bien placé pour aider les deux jeunes loups, Werner, lui, ne peut s’appuyer sur personne : il ne connaît rien de ses origines. Il a été adopté par un couple adorable et fou de leur petit garçon qui a respecté la volonté de la mère biologique : garder le nom et le prénom de l’enfant.     
Dresde, Allemagne, février 1945. La ville est détruite, le chaos complet. Tout brûle. Seule l’église Notre-Dame tient encore debout et abrite les blessés qui viennent s’y réfugier et bien souvent y mourir. Une femme dont les jambes ont été coupées est en train d’accoucher. Elle s’appelle Luisa. Le chirurgien lui promet qu’elle verra son fils. Lorsqu’il lui présente le nouveau-né, elle a ces paroles mystérieuses : « Il s’appelle Werner. Werner Zilch. Ne changez pas son nom. Il est le dernier des nôtres. » Sur ces paroles, elle meurt… 
Marcus parviendra-t-il à supporter un associé complètement irresponsable, fou sur les bords, d’une force vitale insondable, prêt à tout plaquer pour une femme à qui il n’a jamais parlé et affublé (ah oui, j’avais oublié de vous le dire !) d’un énorme chien répondant au nom de Shakespeare ? Quant à Werner, retrouvera-t-il LFDSV et par quel hasard de l’Histoire a-t-il quitté l’Allemagne pour les États-Unis ? Saura-t-il un jour d’où il vient et pourquoi il a la lourde responsabilité d’être « le dernier des nôtres » ? Au fond, de quelle histoire Werner est-il l’héritier ?
A la fois roman des origines et roman historique, cette œuvre plonge son lecteur dans une époque effrayante et barbare, celle de l’Allemagne nazie et pose la question de l’héritage qui est le nôtre à la naissance, du destin qui d’une certaine façon nous poursuit quand bien même on pensait y échapper.
Dans ce roman grave et léger à la fois, l’auteur a su rendre terriblement attachants des personnages hauts en couleur, passionnés, à jamais meurtris, généreux et fous que l’on a hâte de retrouver.
C’est aussi, malgré la noirceur des événements rapportés, un roman plein d’espoir qui dit que tout peut se reconstruire par l’amour et le don de soi.
Alors surtout, ne boudez pas votre plaisir,  plongez-vous sans vous retenir dans cette fresque romanesque folle et délicieuse, dans ce « page-turner » à la construction efficace qui va vous tenir éveillé une bonne partie de la nuit…

Vraiment, un bon moment de lecture en perspective…