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Tu es dispo ?
Bien
sûr que Sandra est dispo, elle l'est toujours pour Samuel, il peut
l'appeler quand il veut, où qu'elle soit, il peut la harceler
jusqu'à ce qu'elle décroche. Elle décrochera. Elle ira jusqu'à
lui, elle l'attendra s'il le faut, le cherchera, l'espérera.
Plusieurs fois par jour, elle regardera, anxieuse, l'écran de son
portable pour voir s'il n'a pas laissé de message. « C'est
moi qui suis à sa disposition, c'est moi qui attends, qui dis
oui, c'est moi qui suis prête, quand il demande, pour ce qu'il
veut. »
De
l'amour ? Une espèce d'amour fou ? Oui, on pourrait dire
ça comme ça , mais est-ce si simple ?
Depuis
longtemps, presque quinze ans, Samuel est l'amant de Sandra, un
amant-aimant (au sens plus magnétique que sentimental du terme…
quoique...)
Alors
qu'elle venait d'épouser un certain Rodolphe, pour qui elle avait
dit oui à tout, même à l'achat d'une vieille bâtisse en ruine
dans la campagne (« la maison du bonheur, comment
pourrais-je dire non ? ») et au fait d'avoir des
enfants sans tarder (elle qui n'avait pas fini ses études...), elle
a vu un jour arriver Samuel, un ami d'enfance de Rodolphe.
Elle
se tenait au jardin, il s'est avancé en caressant de la main les
herbes hautes, l'a balayée du regard et a demandé : « Il
y a quelqu'un ? »
C'est
peut-être à ce moment précis, dont les images resteront à jamais
gravées en elle, qu'elle s'est dit qu'elle n'était peut-être déjà
plus « quelqu'un ». Elle avait trop dit oui, trop
renoncé et si ce type un peu vulgaire n'était pas tout à fait son
genre, il représentait l'échappatoire, un petit espace permettant
une fuite possible. Une ouverture quoi, dans laquelle s'engouffrer. A
corps perdu, comme on dit, sans limites. Se donner, être avec
l'autre et avoir le sentiment d'être là où on doit être :
« Il dit Sandra, et je sais, quel que soit l'avenir, que
rien n'égalera jamais le contact de cette main qui enserre ma
hanche, cette présence qui ralentit le temps, et me donne le
sentiment aigu d'être enfin à ma place. »
De
l'amour ? Ou un sentiment qui n'aurait rien à voir avec
l'amour ? Difficile de savoir. Sandra le sait-elle qui parle
peu, plongée qu'elle est souvent dans l'immédiateté de l'instant ?
Un vol d'oiseau, le souffle tiède du vent, le détail d'une façade
retiennent toute son attention. Le présent emplit son être, lui
interdisant un retour vers un passé douloureux ou vers un avenir
très incertain.
Mais
jusqu'où peut-on aller par amour ? Voilà, au fond, la question
que pose ce roman troublant, fascinant que j'ai lu comme une
tragédie, celle d'une femme prise au piège d'un premier homme qui
l'enferme dans une vie dont elle ne veut pas et finalement, d'un
deuxième homme auquel elle s'accroche aveuglément - ne dit-on pas
que l'amour est aveugle ?- dont on se demande au fond s'il est
fait pour elle, s'il pourra lui permettre d'être heureuse (car c'est
un peu ça le but, dans la vie, non?)… N'est-elle pas en train de
quitter Charybde pour Scylla ?
Parce
qu'en effet, ce Samuel - et c'est ça qui est génial, si
complètement vraisemblable ! - n'a rien de franchement
attirant.
Propriétaire
d'une boîte de nuit ringarde dans les faubourgs d'une grande ville,
homme à femmes, vulgaire, grossier, violent, il a tout d'un individu
assez détestable. Or, c'est lui qui est arrivé au moment où Sandra
plongeait, s'effaçait, sombrait doucement. Alors, elle l'a suivi,
prête à tout pour lui. Jusqu'où ?
Quinze
ans après ce coup de foudre et le divorce qui a suivi, l'ex-mari
revient. Pourquoi ? Que cherche cet homme friqué qui a fait
carrière à Paris ? Pourquoi veut-il revoir Sandra, pourquoi
est-il si inquiet ? Que cachent-ils au fond tous les trois, le
mari, l'amant, la femme ? Quel est leur lourd secret qui les
empêche de vivre ? « Rodolphe me cherche. Il veut me
parler. Cela devait finir par arriver. Quatorze ans - qu'ai-je
fait d'autre qu'attendre, depuis ? »
Ce
récit, tout en tensions, en non-dits, en silences et resserré sur
sept jours (du 8 juillet au 14 juillet) plonge le lecteur dans
un univers très sombre où le malaise est, dès les premières
pages, immédiatement palpable : quelques indices, bribes d'info
vont progressivement faire émerger un passé terrible, des faits
tragiques, des fantômes que l'on cherche à oublier en les
enfouissant au fond de soi mais qui refont surface. Le thriller
psychologique n'est pas loin, on longe un abîme effrayant et
terrible dont on ne soupçonne pas la profondeur...
Claire
Gallen est très douée pour mettre en scène des personnages
incarnés : ils sont là, on les sent, on les voit, leur
humanité ne fait aucun doute, leur réalité non plus, serais-je
tentée de dire. A travers un détail évocateur, et donc avec une
très grande économie de moyens, un geste, un regard, une
démarche, un objet, une parole, l'auteur les place devant nous, les
rend vivants. L'écriture est très cinématographique : la
boîte de nuit de Samuel, ses néons, sa musique assourdissante, la
zone industrielle, j'y suis allée, j'y ai vu Sandra et son sac
orange, assise, recroquevillée dans un coin du vestiaire, cherchant
Samuel des yeux, comme étrangère à elle-même, dans une vie qui
est à peine la sienne et dont on aimerait la tirer.
Qui
est Sandra au fond, qui est cette femme qui n'est plus toute jeune et
dont on a l'impression que la vie se résume à une errance dans
l'ombre de l'autre, le regard tourné toujours vers lui « et
qu'importe s'il a fallu vingt ans pour en arriver à cette évidence,
l'ombre, la nuit, le reniement, qu'importe le prix à payer, puisque
c'est vers Samuel qu'ils tendaient. » ? Une femme
comme étrangère à elle-même et à sa vie, qui avance vers le seul
point lumineux qu'elle perçoit encore : Samuel. Est-elle une
victime ou bien… ?
Et
lui ? Se résume-t-il à cet être vulgaire et flambeur,
toujours à la recherche d'une nouvelle affaire dans le Sud ou
ailleurs ? Pourquoi n'est-il pas parti depuis le temps qu'il en
parle ? Qu'est-ce qui le retient ? Quel est son secret ?
LEUR secret ?
Un
roman terrible qui montre toute la complexité et l'ambiguïté des
sentiments humains. J'en suis encore bouleversée, saisie. Quel
texte !
A
lire ABSOLUMENT !
Rencontre
avec Claire Gallen
C'est
avec un immense plaisir que j'ai eu la chance de rencontrer Claire
Gallen à Alençon (Orne) ce samedi 10 février dans la librairie Le
Passage. Toujours très impressionnée par les auteurs, et Claire
Gallen en est un, incontestablement (ou une - auteure, je suis un peu
perdue avec tout ça…), je tenais serré contre moi mon livre
transformé pour l'occasion en hérisson multicolore par des piquants
post-it. Bref . Elle était là, parmi nous.
L'oeil
malicieux, le sourire aux lèvres, toute simple, directe, franche,
super-sympa a résumé ma fille qui m'avait suivie dans l'aventure,
elle a présenté à l'assemblée attentive son nouveau roman et nous
a fait quelques révélations.
Que
nous a-t-elle dévoilé ?
Ah,
les secrets d'auteur…
C'est
son deuxième roman (mais, ça, ce n'est pas un secret!), le premier
- publié aussi chez Rouergue - a pour titre Les riches
heures :
il
est question d'un couple qui après avoir profité de
gains exceptionnels dans l'immobilier va devoir vivre autrement
depuis que l'homme a perdu son emploi. Pas facile… Ils partent en
vacances quand même, se retrouvent dans un petit meublé tristounet
et là, un terrible événement va changer leur vie...
Rien
à voir avec l'amour est un roman qu'elle a beaucoup
retravaillé sur les conseils de son éditrice Sylvie Gracia. En
effet, Claire Gallen nous confie amusée qu'elle est prolixe, elle
aime écrire, ne compte pas ses mots et … se retrouve soudain avec
un volume énorme. Un effort de concision s'impose et l'oblige à
supprimer certains passages, trop longs, inutiles ou répétitifs.
Elle a par exemple écarté un très long développement dans lequel
elle racontait la vie de Sandra et de Samuel, avant. Lorsque je lui
demande s'il est facile pour un auteur de retirer certaines pages,
elle répond en riant que, dans son métier de journaliste à l'AFP,
elle a l'habitude de voir ses articles modifiés par différents
relecteurs avant la publication finale. Elle considère d'ailleurs
que le métier d'écrivain, ça s'apprend : elle a elle-même
participé à des ateliers d'écriture pour acquérir des techniques.
Et
puis parfois, ajoute-elle, et peut-être est-ce le plus dur, il faut
rechercher le mot juste qui peut remplacer à lui tout seul une ou
deux phrases. Claire Gallen a le souci du mot précis, celui qui
convient exactement à ce que l'on veut exprimer.
Elle
dit son texte à haute voix (a-t-elle un « gueuloir » ?
J'ai oublié de le lui demander.)
Le
texte est ainsi retravaillé. L'auteur est sévère, ne laisse rien
passer. Il faut aussi éviter les clichés : le personnage qui
s'étonne en faisant un rond avec sa bouche, ça ne passe pas. On
n'est pas dans la caricature, l'effet marqué. Il faut le dire
autrement. Et puis parfois, il n'est pas nécessaire de dire, il
suffit de faire sentir, par un détail, comme en passant. Toujours
rechercher l'économie de moyens, le moins qui en dit le plus, une
espèce d'écriture de la litote. Pas facile lorsque les mots coulent
du stylo...
Très
vite, dès le début du roman, elle a souhaité planter le décor :
il fallait que le récit s'ouvre sur la nuit, sur des gens qui ont
vécu, dans une boîte de nuit qui a vécu elle aussi, il faut que ça
sente l'usure, la fatigue, l'impression d'être au bout.
A
la question « Qui est Sandra ? », elle répond que
c'est une femme qui vit dans le présent, un présent dont, d'une
certaine façon, elle est prisonnière. Incapable de se projeter dans
l'avenir, elle semble dépendre des sensations qui sont les siennes,
à chaque minute. Une espèce d'étrangère comme Meursault.
(D'ailleurs, plus j'y pense, plus je vois de points communs entre
Meursault et Sandra : à creuser)
Quant
au sujet de l'oeuvre, finalement, il se résume à cette phrase :
jusqu'où peut-on aller pour un amour qui n'en est peut-être plus
un ? Claire Gallen a voulu placer un personnage sous l'emprise
d'un autre et voir jusqu'où il pouvait aller, ON pouvait aller. Car,
comme je le dis dans mon article, les personnages sont vrais, on les
voit, on les sent, on les rencontre. D'ailleurs, lors de l'échange
avec l'auteur, tandis que je venais de poser une question sur le
personnage de Sandra, une dame de l'assemblée m'a dit : « Mais
c'est un roman! » Oui, c'est un roman, mais avec des
personnages tellement faits de souffrance et de passion, de désespoir
et de folie qu'ils en sont humains. Croyez-moi, je les ai
rencontrés...
Où
se passe l'action ? La ville n'est volontairement pas nommée
mais on reconnaît Le Havre, une ville qui après la guerre a su
tourner la page, a su redémarrer, se reconstruire sur ses ruines au
point de devenir un lieu prisé, un lieu touristique. Véritable
personnage de l'histoire, c'est une ville qui a su avancer,
contrairement à Sandra qui erre sans trouver d'issue pour se
reconstruire.
L'auteur
explique qu'elle est retournée sur les lieux pour noter toutes les
transformations qu'a subies Le Havre : elle souhaitait que tout
fût vrai dans sa description.
Une
autre question lui est posée : c'est incontestablement un roman
bien noir, alors pourquoi ne pas le publier au « Rouergue
noir » ? Claire Gallen avoue qu'elle ne l'a pas envisagé,
l'éditrice non plus a priori, et on peut le comprendre : oui c'est
sombre, oui il y a une très forte tension, oui, à bien y réfléchir,
on n'est pas loin du thriller psychologique, mais il n'y a pas
d'enquête à proprement parler sinon celle que le lecteur tente de
mener sur des personnages difficiles à cerner parce que très
humains, trop humains. L'auteur en profite pour nous révéler
qu'elle adore les romanciers américains comme Raymond Carver
(Tais-toi, je t'en prie, Les vitamines du
bonheur, Parlez-moi d'amour) et Laura Kasischke
(À Suspicious River, Un oiseau blanc dans le
blizzard, Esprit d'hiver),
chez lesquels une petite phrase, en fin de chapitre si possible ou
même, encore mieux, à la fin du roman, permet de tout comprendre,
de mettre en lumière ce qui a été caché, ce qui hante les
personnages, et qui motive leurs actions. Oui, on voit bien pourquoi
Claire Gallen aime ces romanciers.
Et
puis, plus tard, quand tout le monde est parti, on a pu échanger sur
nos coups de coeur littéraires : elle m'a conseillé le livre
d'Agnès Riva : Géographie d'un adultère
que je me suis empressée de lire le soir même en rentrant
et qui fera l'objet du prochain article…
Nous
avons aussi parlé de nos gamins respectifs… et là-dessus, voyant
que nous étions intarissables, le libraire a rappelé à son invitée
l'heure de son train. Il faisait froid à Alençon samedi, il
pleuvait, on piétinait dans la boue tellement il y a de travaux,
mais j'avais le coeur léger d'avoir pu rencontrer un écrivain dont
on reparlera, j'en suis certaine !
Merci,
Claire Gallen, d'être venue jusqu'à nous !