Éditions de l'Olivier
Un cageot de courgettes livré par
erreur, la décision - peut-être prise trop rapidement - de cuisiner les dites
courgettes, une contemplation un peu prolongée du paysage… et la maison
brûle !
« C’est sur la route de la gare que je me suis vu tout à coup comme un
homme qui n’a plus de maison. J’ai pensé à contacter mon assurance, c’est-à-dire
que j’ai eu une sorte de passage lucide, et puis, ça m’a quitté et j’ai
envisagé ma vie telle que je l’avais perçue une demi-heure plus tôt, à savoir
d’un œil sec, avec devant moi un vide sans contours, au bord de quoi je n’avais
nullement le projet de me pencher. En tout cas, je me suis réfugié dans cette
vision en me disant que c’était plus simple et même plus raisonnable, en
définitive : dans ces conditions, j’avais en face de moi la vérité, ou
plutôt j’avais la vérité près de moi, qui m’accompagnait et qui, faute de me
tenir chaud, me consolait avec sa clarté. »
Avant, le personnage observait le
monde extérieur, maintenant, il se regarde lui-même, se dédouble d’une certaine
façon : de personne, il devient personnage.
Quant à nous, lecteurs, nous entrons dans la fiction…
Donc la maison brûle et Jean
Enguerrand s’en va, en profite, comme on dit, pour tourner la page, tout
laisser derrière. En un mot : disparaître. S’effacer. Pas se suicider, ce
n’est pas l’idée que Jean se fait de la vie, même s’il constate autour de lui
un immense vide et qu’il sait pertinemment qu’il serait dangereux « de s’y
pencher ». On a plutôt l’impression qu’il est soulagé. Plus léger. Il
prend le train pour Paris, cherche à « s’organiser » (l’instinct de
survie ?), à se loger, à durer
encore dans ce monde étrange qu’il voit sans voir, qu’il traverse sans y
participer vraiment, à la recherche d’une certaine forme de disparition,
d’effacement. « En fait de paysage
urbain, c’est ma vie que j’ai revue, le trou noir du passé comme balayé par un
stroboscope, et je me suis dit que c’est tout ça que j’aurais dû pouvoir
laisser brûler, s’anéantir, et que la maison n’avait été qu’un début. Beaucoup
de travail encore, me suis-je dit. L’oubli est un long chemin, me suis-je
également dit. »
Pourquoi ? Que s’est-il
passé ? S’est-il d’ailleurs forcément passé quelque chose ? Que
veut-il oublier ? Nous ne le saurons pas vraiment. Une amie, F., qui est
partie avec la voiture. Le vague sentiment d’avoir vécu, ce qui n’est déjà
pas si mal. La prise de conscience d’un vide sidérant et d’une solitude extrême
alors que les années ont passé et que l’on n’est plus tout jeune. Oui, ce doit
être cela ou quelque chose de proche. « J’avais fait en sorte que s’efface l’essentiel, et, en un sens, même si
j’avais laissé derrière moi des traces plus que voyantes, il ne s’agissait que
de traces, précisément, comme on en laisse après toute tentative d’effacement.
Et il y avait quelque chose, me suis-je dit, dans mon comportement, d’un désir
de disparaître. »
A défaut d’exister, Jean a
conscience qu’il faut jouer à exister, « avoir l’air de » : « J’avais besoin de cette fiction-là. »
dit-il « de n’importe quelle
fiction, au fond, pour autant que rien ne fût vrai. » Il faut vivre
« automatiquement », sans trop penser, sans trop participer, sans
trop s’impliquer, en se laissant porter par le hasard. Observer, de loin, tout
ce cirque, aurait pu dire Beckett, cette agitation vaine et illusoire.
Acteur de troisième zone, Jean
passe sa vie à être spectateur de lui-même et des autres : « J’ai remarqué que je me dédoublais, que je
me mettais à distance tout en dialoguant avec moi. Je me suis parlé comme de
loin. En même temps je sentais un rapprochement possible. Au pis, si je restais
dans l’incapacité de me réunir, je me tenais compagnie. » De l’intérêt
de se dédoubler…
Sur la ligne 6, Jean va
rencontrer une vieille actrice France Rivière, gloire des années 60, qui va
l’inviter à partager sa maison... Pour Jean, c’est l’arrivée d’une fiction dans
sa vie, comment dire, d’une sorte de divertissement qui va lui permettre de se
détourner un peu du vide qui n’est jamais bien loin. Ah, les délicieux
dialogues avec France Rivière… Je ne résiste pas au plaisir de vous en citer un
exemple : « Ma maison a brûlé
et je ne suis pas près d’y revivre. Je suis désolée, a dit France Rivière. Ça
ne me manque pas beaucoup, ai-je dit, je n’avais plus rien à envisager dans
cette maison. En tout cas, je ne mourrai plus dans celle-là. Et vos
affaires ? a demandé France Rivière sans relever la remarque. Je n’ai pas
besoin de grand-chose, ai-je dit. Moi non plus, a-t-elle dit. Je vis dans cette
pièce, je mets trois robes. C’est plutôt les chaussures. Ah, les chaussures ai-je
dit. Vous aussi ? a-t-elle dit. Non, ai-je dit. Mais je sais que c’est
parfois compliqué. Je n’en ai personnellement qu’une paire. Ce que je voudrais,
c’est me racheter une écharpe. » Comme une impression d’assister à une
pièce de théâtre où chacun ne dit pas plus que ce qu’il a à dire et où les mots
disent bien plus que ce qu’ils sont censés exprimer.
Le fils de l’actrice, un certain
Charles, sort d’un asile psychiatrique. Ce personnage étrange va attirer Jean
au point que ce dernier se sentira presque investi d’une mission et qu’il le
suivra partout, même assez loin. Pourquoi cet attachement inattendu à cet homme,
espèce de double de Jean ?
Lire La vie automatique , c’est se plonger dans l’atmosphère
des romans de Modiano : un sentiment insaisissable s’empare de nous, un
mélange d’absurde, de noirceur, de profonde tristesse, de regard amusé et
distancié sur l’existence.
J’y ai lu le malaise profond d’un
homme qui, inapte à la vie, profite de l’accident pour fuir, s’évaporer,
oubliant le passé et pensant le moins possible à l’avenir, tentant de supporter
le moins mal possible un présent un peu vide, s’intéressant un peu aux autres
parce qu’il faut bien donner la réplique
pour avoir l’impression d’exister sur la grande scène du monde…
On finit par trouver sympathique
cet homme détaché, espèce d’antihéros moderne qui, comprenant « qu’il est difficile de marcher longtemps
sans s’inventer des buts », finit plus ou moins volontairement par
s’attacher, se rendant compte soudain, qu’en présence de l’autre, il s’« intéresse davantage à ce qui va se passer,
quoique modérément, mais [qu’il s’] y
intéresse. ».
Comme quoi, finalement tout n’est
jamais perdu… Peut-être est-ce là au fond le sens de ce roman…