Éditions Le Tripode
★★★★☆
Madame
Jules aime Monsieur Jules, son mari, son amant, elle l'aime et le
répète souvent. Oui, elle aime à le dire, à se le dire. Elle en
est bien convaincue et aime cet Amour qui la brûle, l'éblouit, la
comble d'aise, d'assurance et de félicité.
Elle
aime aussi faire l'amour avec Monsieur Jules. Pour cela, elle se
prépare, se pare, se parfume et s'offre à Monsieur Jules. Elle est
douée pour cela, travaille le décor et la mise en scène. Rien
n'est laissé au hasard. Ce serait tellement dommage. Tout doit être
réussi, beau, lisse, brillant comme dans les livres d'images ou les
romans d'amour.
« C'est
moi qui réalise tous ces délicieux programmes. C'est moi qui
réalise toutes ces délicieuses envies. »
Madame
Jules fait tout pour
être heureuse. Madame Jules a tout pour être heureuse.
Elle
contemple avec bonheur son bonheur, comblée, ravie, béate de vivre
une union si parfaite, si enviée.
« -
À quoi penses-tu ?… À toi, répond-il.
- À moi seule ? - Oui. »
Ils
sont un.
Et
personne ne vient troubler cette unité, cette harmonie totale, cette
communion absolue. Ils ne sont qu'un. Corps et âme. Âme
et corps. Mêlés, entremêlés, emmêlés.
Un.
« Monsieur
Jules, mon mari mon amant » répète-t-elle à l'envi, ivre
de ces mots si beaux qui martèlent son âme, telle une mélodie un
brin entêtante.
Madame
Jules bâtit son bonheur, construit autour de lui un solide mur de
pierre pour le protéger : tout est contrôlé, verrouillé,
vérifié. Madame Jules ne laisse rien au hasard, ce n'est pas son
genre. Elle s'est créé un monde en se coupant du monde. Pour
préserver ce bien qu'elle a de plus précieux : son amour pour
Monsieur Jules.
Et
malgré tout, parfois, Madame Jules se laisse bercer par son univers
intérieur, vaste comme la mer et elle s'abandonne à la douceur des
vagues, à l'appel du désir. Une eau douce et claire l'entraîne
vers un ailleurs mystérieux, à l'extérieur de la chambre à
coucher « au lit blanc, gréé de dentelles »
où elle protège son amour. Une petite pensée lui échappe, un
petit rien s'envole qu'elle échoue à retenir.
« Mais
à quoi penses-tu donc ? me demande-t-il une
nouvelle fois. »
La
question posée ne suppose-t-elle-elle pas l'ombre d'un soupçon ?
De quoi pourrait-on soupçonner une femme qui pense ? Et
d'ailleurs, une femme pense-t-elle ? Vers qui, vers quoi son
esprit s'envole-t-il, hors les murs de la chambre, hors les murs de
la morale, des bonnes mœurs, des principes, des normes bien
établies ?
« Et
là, il doit penser que je pense que je suis une femme qui pense, oui
il a raison Monsieur Jules, mon mari mon amant, je pense. Et
maintenant qu'il sait que je pense, c'est le début d'un autre
monde. »
« Les
femmes pensent admirablement en France ou ailleurs. Les mœurs nous
apprennent si bien l'imposture. »
Madame
Jules sait contenir son imagination, la maintenir, la contraindre.
Elle sait cadrer ses désirs, les refouler, les empêcher. Il lui
arrive parfois de manquer de vigilance et de laisser s'envoler
l'ombre d'une pensée, la pointe d'un désir, la lueur ténue d'une
envie.
Mais
elle l'aime tellement ce « Monsieur Jules, mon mari mon
amant » Elle l'aime tellement, tellement, tellement,
comment imaginer une place pour un autre, même en pensée ?
Oui, comment ?
Or,
un soir, Monsieur et Madame se rendent à une fête. Elle est abordée
(ou bien l'imagine-t-elle ? Le fantasme-t-elle?) par un importun
qui voudrait juste danser avec elle. Juste cela ou peut-être plus
(se le figure-t-elle ...) Mais c'est suffisant pour que le bel
équilibre soit dérangé. Le doute s'insinue au coeur de l'être,
fissure légèrement le mur épais qu'elle a bâti pour protéger
leur amour.
Le
doute et l'envie, duo terrible, enflamment la pensée, le désir, les
fantasmes et font aussi renaître les fantômes anciens, que l'on
croit oubliés mais qui sont là, toujours là, prêts à surgir, à
bondir, à renaître.
La
terrible tentation.
« On
a beau cacher son secret, on a beau enfouir au plus profond de soi
ses phantômes, penser qu'ils ne reviendront jamais, ils remontent un
jour ou l'autre à la surface. Ils ont été bannis, certes, mais le
banni n'est jamais mort et peut revenir. Il ne demande pas la
permission de revenir, de rentrer au pays et son retour est toujours
surprenant, et son retour est toujours une surprise qui laisse pâle
et presque en défaillance.
À
quoi penses-tu? À toi, je pense à toi. Et le toi n'est plus
toi, n'a plus ta voix, ton visage, ton nom. »
C'est
avec beaucoup de plaisir que j'ai retrouvé dans Madame Jules
les principaux motifs abordés par Emmanuel Régniez dans son
excellent premier roman, Notre château (les
schémas narratifs ont aussi des points communs) : deux êtres
(frère, sœur/mari, femme) vivent ce qui ressemble à une union
parfaite (amour fraternel/amour conjugal) dans un lieu retiré du
monde (château/chambre) et se livrent à une activité qui les lie
(lecture/jeux amoureux). L'extérieur apparaît comme une menace dont
il faut se méfier, se protéger. Dans les deux cas, un doute
s'immisce venant rompre le parfait équilibre, fissurer les
certitudes, briser une routine bien huilée.
« Qu'ai-je
oublié ? Quelle erreur ai-je commise ? À quel moment me
suis-je fait avoir ?
Qu'ai-je
oublié ?
J'ai
oublié qu'il y avait un monde derrière ma porte. J'ai oublié qu'il
y avait un autre monde que celui de ma chambre. »
L'on
retrouve aussi la figure de la répétition qui comme une litanie
envoûtante vient traduire l'obsession, la peur, la mince frontière
entre réalité et folie.
Plusieurs
thèmes centraux sont eux aussi communs aux deux œuvres : le
dit/le non dit, le présent/le passé, l'extérieur/l'intérieur,
l'être/le paraître, la certitude/le doute, le désir/l'interdit…
Le
lecteur encore une fois se trouve entraîné dans des espaces
troubles et trompeurs où vivent des êtres épris d'une forme
d'absolu,et qui, s'étant façonné un quotidien réglé au
millimètre afin de se protéger du monde extérieur, vont trébucher
sur un petit caillou qui a roulé subrepticement sous leur pied et
les a fait ponctuellement (ou durablement) vaciller : soit ils
auront la force et la volonté de se relever, soit ils sombreront
dans la folie.
Indéniablement,
Emmanuel Régniez construit une œuvre passionnante, fascinante et
dérangeante qui explore la passion, l'aveuglement et le désir
d'absolu des hommes, désir qui peut à tout moment les conduire à
leur perte ou bien les élever au-delà d'eux-mêmes et de leurs
semblables.
Encore
une fois, un grand plaisir de lecture...
On
en redemande !
pas sûre d'aimer ce rapport trop fusionnel et cette atmosphère trop confinée pour moi
RépondreSupprimerD'abords j'ai aimé ce récit enchanteresque, je demeurais intriguée jusqu'à la fin. Fin plutôt sommaire, le livre se termine par l'extrait d'un autre livre, pour pouvoir fermer cette histoire en elle-même. Madame Jules qui veut se venger sera vengée par cet écrivain, hors cet écrivain l'a inventée de toute pièce, cet écrivain est comme l'enfant jouant au sable, construisant des châteaux: il s'amuse dans la création, il est occupé pendabt toute la journée et en ayant peur que ce n'est pas lui qui contrôlera tout, cen voyant la marée, ou d'autres enfants qui arrivent, il détruit sa création, vite.
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