Editions Maurice Nadeau
Estragon. - Où irons-nous ?
Vladimir. - Pas loin.
Estragon. - Si, si, allons-nous-en loin d’ici !
Vladimir. - On ne peut pas.
Estragon. - Pourquoi ?
Vladimir. - Il faut revenir demain.
Samuel Beckett En attendant Godot
J’ai lu Limbes à haute voix afin d’en goûter toute la poésie, la
musique, la profondeur, afin de me laisser aller à l’envoûtement des mots, de
ces visions de fin du monde sous une lune grise. Un paysage rouille sang peuplé
de cadavres d’animaux, d’arbres brûlés et d’ombres d’hommes errants sans fin.
Monde halluciné, hypnotique,
hanté. Une coulée d’images, de tableaux fascinants et angoissés qui saisissent
et envoûtent pour longtemps…
Ils sont trois : Lucas vient
de mourir, Mona a disparu, le narrateur Samuel ira de terrains vagues en terres
désolées, traversant des espaces labyrinthiques infinis, des espaces ravagés où
quelques êtres fantomatiques finissent leur pauvre existence.
Là, meurent lentement les arbres
et les chevaux que personne ne vient achever, créatures abandonnées à une
souffrance infinie.
Que s’est-il passé ?
Qu’a fait l’homme pour en arriver
là ? Tout est chaos, déchets industriels, métal calciné, herbe malade.
L’eau noire et épaisse sent mauvais.
Il ne reste plus rien au narrateur que
quelques souvenirs d’enfance auxquels il s’accroche: « Ainsi nous avons
grandi, telles des fleurs malades, dans le matin rouge et gris du quartier des
abattoirs. ». Mona n’aimait déjà « que les machines et les choses cassées. »
Elle avait tué le petit chien en voulant trafiquer son corps.
Le grand-père de Lucas, boucher de profession,
était devenu fou à force de dépecer et de couper en morceaux des bêtes, des
chevaux notamment.
La vie s’est lentement
transformée en cauchemar. « Mon sommeil est comme la vase des marais.
Aucune fuite possible, une fois que tu t’es fait piéger. Tu t’enfonces toujours
davantage. » On ne peut que s’enfuir, tenter de s’échapper.
En vain.
« Je voulais disparaître.
Comme une ombre maigre, j’ai traversé des chantiers à l’abandon, des
bidonvilles, des décharges publiques… Je me souviens des arbres nus comme de
longs fils noirs lacérant le ciel. »
Que s’est-il passé ?
Des centrales, il ne reste que
les radiations qui finissent de tout détruire. Des abattoirs, ne survivent que
quelques bêtes mourantes et des hommes devenus fous.
Les grilles du zoo ont rouillé et
les bêtes vont çà et là dans les hangars, les tunnels, la terre cancéreuse…
« Elles rôdaient dans les terrains vagues, vers la zone des marais,
avaient trouvé refuge dans les vieilles usines en ruines, envahies de ronces,
de broussailles, d’arbres arthritiques, tous plus tordus les uns que les
autres. »
Le grand-père de Lucas voyant un
jour un cheval maltraité l’avait enlacé. Il ne voulait plus le lâcher… Quel fou
ont pensé les autres….
Les corps pourrissent lentement,
se décomposent : « Certains d’entre nous partent en lambeaux. Nous
nous confondons alors peu à peu avec le sable, la boue. »
Effacement…
Je pense à Kafka, Thomas Bernhard,
Samuel Beckett dans l’évocation de cette déchéance physique, de cette
disparition progressive des corps dans un monde sans repères spatio-temporels
où tout est ruine et décomposition.
Seule la voix semble vivante, encore
n’est-elle plus qu’un murmure, une invitation au sommeil ou à la mort…
…..
Il est des larmes dans le monde
Comme si le bon dieu était mort
Et l’ombre de plomb qui tombe
Pèse le poids du tombeau
Georg Trakl
La narratrice de Ronces est Grete - Margarethe -
la sœur de Georg Trakl, grand poète du début du XXe siècle (1887- 1914), appelé
le Rimbaud autrichien, qui se suicida à l’âge de vingt-sept ans.
Pharmacien, il sera mobilisé lors de la première guerre mondiale et ne se
remettra jamais de ce qu’il verra. Sa poésie angoissée se fait l’écho de ses
visions d’horreur : tout est pourrissement, déclin progressif. Les lieux
sont indéterminés et sombres, la culpabilité de sa relation incestueuse avec sa
sœur revient de façon obsessionnelle, le mal est lancinant.
Ronces exprime la souffrance absolue du poète qui se disait
« moitié né » : « nous sommes là, nous autres - petites
séquences de viande en mouvement, pris dans ce lourd et lent cheminement… un si
lourd et lent cheminement - cheminement de bêtes, de pâles choses humaines au
teint de nacre, de maladie… »
Correspondances de motifs
obsessionnels qui traversent, tels des fantômes éteints, de vagues lueurs
diaphanes, ces deux textes d’une grande force, poèmes hypnotiques aux images
obsédantes et terribles.
Un univers hanté, apocalyptique,
dans lequel, là, quelque part, plus loin encore, une main tue par amour, sort des
ronces des êtres mourants, étouffe la douleur, en silence…
Fascinant.
Egon Schiele
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