Quidam éditeur
Qui est Liev ?
Finalement, plus on avance dans
l’œuvre, plus le mystère s’épaissit. Au début, la situation paraît assez
claire : c’est un homme qui descend d’un car et qui doit se rendre à
Kosko. Mais il a chaud et envie d’uriner. Le chauffeur lui a dit que Kosko
n’était pas loin, « Qu’est-ce que ça voulait dire, « pas
loin » ? ». En effet, qu’est-ce que ça veut dire « pas
loin » ? Voici l’exemple même d’une expression qui n’a pas le
même sens pour celui qui court chaque année un marathon et pour celui qui ne
met pas un pied dehors et qui passe son temps à lire au lit... De l’ambiguïté des
mots et des signes… Nous sommes ici au cœur de la problématique de
l’œuvre.
A ce stade de la narration, Liev
pourrait être vous ou moi. On ne comprend pas tout ce qu’on nous raconte, loin
de là et disons-le, plus on vieillit moins on comprend ( je vais en inquiéter
plus d’un !). Revenons à notre Liev ! Donc, il finit par trouver à se
soulager derrière une petite construction en brique et se sent mieux. Soudain,
il est abordé par un homme à vélo qui lui demande : « Qu’est ce
que vous faites là ? » Etes-vous toujours capable de répondre à ce
genre de question vous ? Moi pas ! « Ce n’était pas facile de
répondre. Ce n’était jamais facile de répondre. » pense Liev qui lâche
difficilement un « je… ». Impossible de poursuivre, son début de
phrase se perd dans le vent…
En fait, Liev vient pour un
emploi… qu’on ne lui donnera pas : celui de précepteur, pour la bonne
raison … qu’il n’y a pas d’élèves ! « On n’avait pas l’air d’attendre
Liev, à Kosko. »
A la place, un certain Monsieur
Hakkell lui demande de recopier des factures dans un registre. Il est donc
sous-intendant. Oui mais Liev est précepteur et pour être précepteur, il faut
des enfants. Donc pour être Liev, je veux dire pour exister en tant que Liev,
Liev a besoin d’enfants. Or, il n’y en a pas. Et donc Liev a du mal à être
Liev. Il est comme dépossédé de lui-même.
Logique, terriblement logique…
Pas Liev est un texte fascinant parce que nous voyons le
monde du point de vue d’un homme qui lui est étranger (Meursault n’est pas
loin). Il ne comprend pas les signes que lui renvoie ce monde, ne déchiffre pas
les mots qui lui sont adressés, ne semble pas connaître les conventions qui le
régissent. Il se heurte à un réel de plus en plus opaque et brutal. Il se débat
dans ses questions, ses interrogations, émet des doutes, essaie d’analyser,
d’interpréter tant bien que mal des scènes comme s’il avait l’image mais pas le
son.
Il demeure « en dehors,
« à côté ». « Il est rare que la réalité coïncide parfaitement
avec l’idée que l’on s’en fait. » se dit-il très justement. Et qui s’en
fait une idée juste de cette réalité ? Liev ou les autres ? Existe-t-il
d’ailleurs une « idée juste de la réalité », une façon d’appréhender
de façon objective la réalité ?
Fou, Liev ? A moins que ce
ne soient les autres… ceux qui l’entourent, le manipulent peut-être, ces êtres
aux identités floues, qui semblent considérer Liev parfois comme un enfant ou
une bête…
Liev sent (il ne sait pas, il
sent) que l’atmosphère se dégrade, se veut menaçante et ne comprend pas
pourquoi : « Et puis les choses sont allées moins bien ». Il
apparaît si touchant dans sa naïveté, sa simplicité, justifiant tout comme il
le peut, à sa mesure : « C’est parce que Liev était le précepteur
qu’il n’avait pas de bureau. Il s’asseyait à cette table de sous-intendant pour
rendre service. Il le faisait par gentillesse, presque par plaisanterie. Il
jouait au sous-intendant. C’était une plaisanterie avec Monsieur Hakkell, qui
faisait semblant de le prendre pour le sous-intendant. C’était drôle. » Et
pourtant, la menace se précise et l’on sent qu’il cherche déjà à se rassurer.
Je pense aussi avec émotion à la
scène sublime où il tourne sur lui-même sous le soleil éclatant de blancheur,
dans la cour, ivre de bonheur à la pensée de Sonia, la fille de ses maîtres.
Fou, Liev ? Enfermé,
s’inventant un univers qui n’existe que dans son imagination, contemplant,
halluciné, le monde à travers la fenêtre d’un asile, entouré d’infirmiers
psychiatriques chargés de calmer sa démence ? Peut-être ou peut-être pas.
Peu importe d’ailleurs.
Pas Liev est un texte essentiel, mythique, dont l’écriture,
à travers des structures répétitives, traduit de façon très expressive
l’enfermement de l’homme dans sa terrible folie ou son immense lucidité, sa
volonté de percer le réel, d’y voir clair somme toute.
C’est une oeuvre qui met en scène
un frère ou un cousin de Bartleby, de K., de Molloy, de Meursault et des petits
fonctionnaires de Gogol, un homme qui s’interroge plus que les autres sur le
monde et sur lui-même au point de se demander « si vraiment il était Liev,
s’il était toujours Liev, si un jour il avait été Liev ».
Qui est Liev ? Peut-être
vous, peut-être moi, vivant tant bien que mal cet immense malentendu de notre
présence-absence au monde et jouant le rôle de ceux qui comprennent tout alors
qu’ils n’entendent rien…
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