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vendredi 31 mai 2024

La contrevie de Philip Roth

Éditions Folio
★★★★★

 Quel livre époustouflant ! Comment chroniquer un roman aussi dément, aussi protéiforme, aussi profond ? Par quoi commencer ? L’histoire peut-être ? Ou bien LES histoires car le dispositif narratif est tel que l’auteur trompe sans cesse le lecteur, s’amuse à le perdre, le balade constamment, le sort de sa zone de confort, l’amène à se poser mille questions sur les personnages et leur trajectoire de vie, la frontière entre le réel et la fiction, ce qu’est la littérature et de quoi elle se nourrit…

En effet, la construction surprend par son originalité : mises en abyme (nous lisons un roman dans lequel se trouvent d’autres romans), trompe-l’oeil, jeux de miroirs, imbrications d’éléments qui se recoupent, s’enchâssent, se font écho, se complètent, se contredisent comme pour signifier toutes les possibilités qui s’offrent aux personnages de suivre un chemin ou l’autre, d’infléchir leur histoire, de vivre ou de mourir… Tout est possible car l’invention d’un écrivain est sans limites. Il fait ce qu’il veut de ses personnages. À l’infini ... Il lui suffit régulièrement de rebattre les cartes et de les redistribuer… Et une nouvelle partie est lancée …

Et pour nous, lecteurs, la question est la suivante: dans tel ou tel chapitre, à quel degré de fiction sommes-nous ? Je veux dire : dans la fiction que nous lisons, où est le « réel fictionnel » ? Nulle part, nous répondrait Roth. Et il aurait raison !

Le sujet : Nathan et Henry Zuckerman, deux frères juifs originaires de Newark, ont suivi des voies très différentes : l’un, double de l’auteur, écrivain, célibataire, passe sa vie à observer le monde pour nourrir sa prose. En effet, il puise sa matière romanesque dans sa vie familiale, son enfance : « Tu pourrais pas, du moins en dehors de tes livres, te trouver un cadre de référence un tout petit peu plus vaste que la table de cuisine à Newark ? » lui reproche son frère, Henry, dentiste et père de famille, qui supporte mal l’ironie cruelle avec laquelle Nathan le défigure constamment. « Les gens sont le plus souvent parfaitement dénués d’originalité; le travail du romancier consiste donc à les faire paraître autres. Ce n’est pas une mince affaire. Pour rendre Henry intéressant, il faudrait que j’y mette du mien. » explique Nathan de façon cinglante, et il ajoute : « malgré sa détermination à devenir un homme nouveau, je trouvais Henry aussi naïf et inintéressant qu’il l’avait toujours été. »

Sa famille juive lui a reproché de l’avoir ridiculisée (fait autobiographique en lien avec l’écriture de « Portnoy et son complexe ») : « les Juifs n’étaient pas venus au monde pour distraire mes lecteurs, ni pour mon bon plaisir, et encore moins pour le leur. Il fallait donc mesurer la gravité de la situation avant de lâcher la bride à ma veine comique et d’attirer l’attention sur les Juifs de manière négative. » Henry a toujours eu le sentiment d’être dominé par son frère qu’il accuse d’être un odieux personnage prêt à tout pour alimenter sa fiction : « Dans sa tête, elle n’a jamais compté, la vérité des faits, la vérité des êtres : au contraire, tout ce qui est important se retrouvait déformé, travesti, poussé à la caricature, déterminé par ces tours de passe-passe sans fin, calculés, mijotés sournoisement dans sa terrible solitude ; tout n’était que calculs avantageux pour lui, manipulation délibérée ; en permanence et sans relâche cette effroyable dénaturation des faits. » Lui, le dentiste, est au contraire du côté de la précision, de « la justesse et de l’exactitude mécanique. »

Pour l’écrivain, les événements de la vie apparaissent comme des « textes à venir » Un autre personnage dira à Nathan : « La vérité, c’est que tu aimes que les choses t’affectent. Tu n’arrives pas à tisser tes histoires autrement… La quiétude t’inquiète, elle nuit à la littérature. »

Deux frères qui s’opposent en tous points.

Que va-t-il leur arriver ? Je ne peux vous donner plus d’informations sur ce sujet sans dévoiler ce qui fait à mon avis l’intérêt du livre.

Sachez quand même que « La Contrevie » est un livre bavard (et ce n’est pas un défaut, hein...) : tout le monde prend la parole dans ce roman, sous des formes différentes : éloge funèbre, lettre, coup de fil, dialogue théâtral ou long monologue. Les « je » sont nombreux, complexes, multiples, torturés, prolixes… La parole, omniprésente, envahissante, fouille, questionne, cherche à comprendre, se justifie, interroge. Le lecteur peut complètement adhérer à la pensée d’un personnage et à la page suivante se laisser convaincre par le discours adverse. Roth est partout, dans chacun des personnages. Insaisissable parce que les êtres sont ainsi, composites, doubles, mouvants, ambigus.

Qu’est-ce que le « Moi » d’ailleurs ? Qu’est-ce que l’identité ? C’est une question centrale du roman : « La seule chose que je puisse avancer sans hésiter, c’est que moi je n’ai pas de « moi » et que je refuse de faire les frais de cette farce - car pour moi ce serait une vaste blague. M’en tient lieu tout un éventail de rôles que je peux jouer, et pas seulement le mien; j’ai intériorisé toute une troupe, une compagnie permanente … un stock de scènes et de rôles qui forment mon répertoire. Mais je n’ai certes aucun « moi » indépendant de mes efforts - autant de postures artistiques - pour en avoir un. Du reste je n’en veux pas . Je suis un théâtre et rien d’autre qu’un théâtre. » dira Nathan, le double de Roth.

Évidemment, au coeur des problématiques posées, se trouve la question de la judéité. Qu’est ce qu’être juif ? C’est l’obsession de Roth par excellence, sa névrose. Est-ce la même chose que d’être un Juif à Newark, à Londres ou à Jérusalem ? Les pages génialissimes sur ce thème et notamment l’extraordinaire chapitre 2 intitulé « La Judée » sont à la fois extrêmement drôles, satiriques, pleines d’autodérision : « Si on abattait toutes les églises et toutes les synagogues pour les remplacer par des parcours de golf, tout le monde irait beaucoup mieux! », et en même temps, pour l’homme agnostique qu’était Roth, cette judéité n’est pas simple à assumer. On naît en effet avec le poids d’une histoire. Et l’on vit avec, qu’on le veuille ou non. Personne n’y échappe. Chacun supporte.

On retrouve aussi d’autres thèmes chers à l’auteur et très importants dans l’oeuvre: la sexualité, la déchéance du corps, la mort. Le tout traité avec une immense humanité...

« La Contrevie » est un chef d’oeuvre.  


 

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