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samedi 20 octobre 2018

La robe blanche de Nathalie Léger


 Éditions P.O.L
★★★★★ (magnifique!)

C'est un petit livre qui renferme un grand texte et les très grands textes, il n'est pas toujours facile d'en parler tellement l'on a peur d'abîmer ce qui a été exprimé avec tant de nuances et de précision. Oui, les grands textes fascinent et font peur, leur beauté formelle nous impressionne, la force de leur propos nous bouleverse. On se sent petit à côté et l'on ose à peine en parler... Allez, je me lance avec la crainte que mes mots restituent mal toute la puissance de ce que j'ai lu. Que l'auteur et les lecteurs ne m'en tiennent pas rigueur...
Dès le commencement, la narratrice (l'auteur?) se dit : « Je veux rester concentrée. » En effet, elle commence un livre avec... comment dire ?... un sujet principal (est-ce bien le mot?) et un sujet secondaire (l'adjectif est à côté, je le sens) qui vient comme parasiter le premier, empêcher l'auteur de s'atteler à sa tâche, autrement dit, à l'écriture. (A moins que ce ne soit l'inverse.) Rien n'est simple, je vous avais prévenus, et moi, quand je me sens petite, je m'embrouille.
Nathalie Léger a vu le film de Joël Curtz intitulé La Mariée (2012) dans lequel il est question d'une femme : Pippa Bacca. Celle-ci avait eu le projet - une performance artistique - de traverser différents territoires qui avaient subi la guerre, de Milan à Jérusalem, vêtue d'une robe de mariée et ce, dans le but d'apporter la paix, « d'effacer l'horreur ».
Sur son trajet, elle rencontrait les gens, les écoutait, recueillait leurs sentiments, leur lavait les pieds, leur procurait un peu de soulagement, de réconfort… comme si sa traîne blanche et son écoute avaient le pouvoir de les apaiser, de calmer un peu la douleur.
Pour se déplacer, elle faisait du stop, montait dans n'importe quelle voiture, bien persuadée que « lorsqu'on fait confiance, on ne peut recevoir que du bien. »
Elle fut violée et assassinée.
A-t-elle échoué dans son projet ? On est évidemment tenté de dire oui. En tout cas, elle n'a pas pu aller jusqu'au bout, encore que cela se discute : toute performance n'est-elle pas un jeu avec les limites, en l'occurrence, ici, celles qui séparent la vie de la mort ?
Et surtout, « a-t-elle vraiment pensé que la traîne de sa robe pouvait effacer l'horreur ? »
Tandis que la narratrice raconte à sa mère ce qui, dans ce travail d'écriture, est encore à l'état de recherche, de projet, cette dernière va lui demander d'évoquer les souffrances, les peines, la honte que son propre mari lui a fait subir. Elle traîne chaque jour comme un fardeau une insupportable injustice. On n'a pas écouté la mère, on écoutera la fille, on lira son roman et la mère s'en trouvera « vengée »… Non, ce n'est pas le terme… Mais au moins, on aura entendu sa voix « ma voix vivante » dit-elle et elle pourra enfin trouver le repos. « Pourquoi crois-tu que tu écrives si ce n'est pour rendre justice ? » demande-t-elle à sa fille.
Et la mère de défendre ce qui lui tient à coeur : « Entre nos deux sujets… le mien est plus réel que le tien, le mien tu l'as vécu aussi, tu en as des preuves, je veux dire des souvenirs, alors que tu n'as rien vécu de ton sujet, qu'il se soit réellement passé ne change rien, tu ne l'as pas vécu, ça n'est donc qu'une fiction, ton sujet n'est qu'un vœux pieux. »
Comme le dit la narratrice, il ne faut jamais rien dire de ses projets à sa mère, encore moins aux amies de la mère qui ont, elles aussi, leur mot à dire...
La robe blanche donne une voix à celles qui, de gré ou de force, se sont tues. Un livre féministe ?
En tout cas, je l'ai reçu comme cela. A la page 28, j'ai appris que « dans les Balkans, on appelle « la cartouche du trousseau » cette balle offerte au mari le jour des noces pour tuer l'épouse infidèle. » Que disent les performances en tous genres dont parle l'auteur dans le roman ? Que si les femmes laissent leur corps à la disposition de spectateurs, l'un d'entre eux n' hésitera pas à se saisir d'un pistolet pour tirer, oubliant (?) qu'il a un être vivant devant lui .
Que peut la robe blanche face à la violence de l'homme, que peuvent les mots de la narratrice face à la douleur de la mère anéantie par la violence du mari ? Autrement dit, l'art peut-il réparer l'injustice et au fond, est-ce bien son rôle ?
Oui, je le crois. Car ces mots - et ceux des écrivains ont la particularité d'exprimer justement les choses - sont les voix de celles qu'on a réduites au silence. Ceux de la narratrice réparent l'injustice subie par la mère ; le long cheminement de l'artiste italienne tente de soulager le mal fait aux gens pendant la guerre. Et comme l'explique Nathalie Léger, il a fallu que la narratrice passe par l'histoire de la jeune Milanaise pour pouvoir enfin DIRE celle de sa mère. Comme si, l'histoire de la mère racontée dans ce livre-performatif - qui dit (raconte) et fait (répare) en même temps - donnait une fin à l'autre, à l'histoire qui ne s'est pas achevée parce qu'on a empêché la femme de l'accomplir jusqu'au bout.
Ce livre m'a bouleversée. Il est un lieu de transmission pour ces femmes devenues muettes du fait de la violence que les hommes leur ont fait subir. Il a beau être petit et léger (!), il a un poids considérable dans cette histoire de la voix des femmes que les siècles ont eu bien du mal à entendre et dont on commence seulement à retenir quelques bribes.
Un texte magnifique.

Et nécessaire.


vendredi 19 octobre 2018

Hôtel Waldheim de François Vallejo


Éditions Viviane Hamy
★★★★★ (excellent!)

Premier conseil au sujet de ce roman : 1) ne pas lire la 4e de couv - je ne les lis jamais car certaines racontent beaucoup trop ! 2) ne lire aucun article à son sujet (sauf le mien, bien sûr, hihi, car je vous promets que vous ne saurez RIEN.) Oui, moi j'ai eu la chance de me lancer dans un livre qui a très vite piqué ma curiosité tout simplement parce que je ne savais PAS DU TOUT où il allait me mener… Et disons-le, l'effet de surprise est tout de même génialissime et nous tient en haleine jusqu'au bout (oui oui, il y a du thriller dans ce roman!)
Alors sachez que vous pouvez lire cette chronique tranquillement, je ne vous livrerai AUCUN secret.
Vous allez donc faire connaissance avec un certain Jeff Valdera, quinquagénaire habitant à Sainte-Adresse, qui, un beau matin, reçoit une carte postale un peu étrange, c'est le moins que l'on puisse dire ! D'abord parce que plus personne n'écrit de carte postale (si ? Vous ? ah pardon !) Et puis, le modèle est ancien, un peu jauni. Pas de signature. Et quelques lignes dans un français plus qu'approximatif : « ça vous rappelle queqchose ? »
La carte postale a été postée en Suisse, à Zurich plus exactement. Quatre vues sont représentées : deux de paysages enneigés de Davos (canton des Grisons) et deux autres d'un hôtel : l'hôtel Waldheim. Est-ce que ce lieu, et notamment cet hôtel, rappelle quelque chose au narrateur ? Oui… et non ! Oui parce qu'il y a séjourné adolescent , dans les années 70, en compagnie de sa vieille tante Judith qu'il accompagnait un peu la mort dans l'âme. Non parce qu'il ne garde de ce lieu aucun souvenir si ce n'est un voyage en train-couchette au cours duquel il avait pu admirer une jeune Allemande se mettre quasi nue avant d'enfiler une tenue de nuit. Effectivement, il se souvient aussi très vaguement du patron de l'hôtel, de clients pas très jeunes et d'une vieille femme, une certaine Mme Finkel, passionnée par Thomas Mann et sa Montagne magique qui se passe justement à Davos… mais tous sont certainement morts et enterrés au moment où il reçoit cette carte. S'il faut se souvenir de ces gens-là, ça va être difficile ! Et puis, pourquoi chercher à se plonger dans une époque très ancienne dont il a à peu près tout oublié ? Oui, pourquoi ?
Notre Jeff Valdera s'apprête donc à oublier dans un coin cette carte postale défraîchie, lorsqu'une autre missive du même acabit tombe dans sa boîte à lettres…
Et c'est là que ma mission de chroniqueuse prend fin. Maintenant, croyez-moi sur parole. Vous allez être happé par ce texte dont les thèmes principaux, comme vous l'aurez peut-être deviné, tournent autour de la mémoire, de la perception consciente et inconsciente que nous avons des êtres et des événements. J'ai pris un très grand plaisir à lire ce roman passionnant, très original et non dénué d'humour. Allez-y les yeux fermés… vous ne serez pas déçu !
Au fait, il est toujours en lice pour le concours !

On y croit !



mercredi 17 octobre 2018

La chance de leur vie d'Agnès Desarthe


Éditions de l'Olivier
★★★★★ (j'adore!)

Hector Vickery, prof de fac, vient d'obtenir la mutation dont il rêvait depuis longtemps : il s'envole avec sa femme Sylvie et son fils Lester vers les États-Unis, direction Earl University en Caroline du Nord. Une nouvelle vie s'annonce pour la petite famille, loin d'une Europe encore sous le choc de l'attentat de Charlie Hebdo… Bref, prendre un peu de distance ne peut pas faire de mal…
« Ils allaient quitter la France, quitter Paris, les insolubles problèmes de stationnement, les visages moroses, les bousculades dans le métro, les minutes de silence. La peur d'un nouvel attentat islamiste. Le passage honteux de l'incrédulité au fatalisme. Ils abandonneraient le vieux pays fatigué et divisé pour une contrée neuve et pimpante. »
Hector va très vite s'adapter à son nouvel environnement, c'est le moins que l'on puisse dire... En revanche, Sylvie, personnage étonnant, partisane de la non-action, vit tout cela avec une certaine passivité, ce qui lui permet d'observer de loin tout le petit manège de la vie sociale à laquelle elle va, plutôt à contrecoeur, devoir participer. Quant à Lester qui s'est rebaptisé « Absalom Absalom » lorsqu'il survolait l'Atlantique, il va évoluer d'une façon pour le moins inattendue…
Une année donc où chacun d'eux va s'observer, observer les autres et tenter, peut-être, de comprendre ce qu'il est vraiment…
Quel délice que ce roman ! J'ai trouvé dans le personnage de Sylvie - dont le lecteur partage le point de vue - un mélange d'Oblomov et de Meursault, avec une petite touche d'absurde qui m'inviterait même à chercher du côté de Ionesco. En effet, cette femme, adepte du dogme du non-agir, ne fait rien ou pas grand-chose, mais attention, « cela n'est pas le signe d'une défaillance, d'une situation humiliante, mais d'une éthique, d'un choix de vie. », j'irais même plus loin en parlant d'art de vivre... Elle observe son fils, son mari, les gens. Et cette posture distante et immobile qu'elle adopte lui permet d'avoir un regard assez juste et très lucide sur le monde agité qui est le nôtre, un regard en tout cas qui sait dépasser les apparences...
Le jeu social, dont elle a l'impression de ne pas connaître les codes, la fatigue. La mode ne l'intéresse pas. Plaire n'est pas son souci. Sylvie, en société, n'est rien sinon la femme d'Hector ou la mère de Lester. Rien ou pas grand-chose : « Je ne suis rien » se répète-t-elle en silence et cette phrase « l'apaise, l'isole, la protège ». Mais, comme elle aimerait l'expliquer aux autres, « c'est là, dans cette aliénation, que se déploie sa liberté. » Elle est une femme libérée, mais pas dans le sens où on l'entend actuellement, non, elle est libérée parce qu'elle ne travaille pas, n'a ni amis ni relations et donc pas de jeu social auquel se plier. Elle est heureuse dans « une vie dégagée de tout lien, presque sans matérialité. » Agnès Desarthe n'est-elle pas en train de se demander si la femme moderne a pris ou non le bon chemin pour se libérer ? La question est posée en tout cas.
« Pas d'impatience chez toi, pas de volonté de prouver quoi que ce soit. C'est l'humilité première, primaire, le douloureux et nécessaire constat de l'incapacité » commente une de ses proches.
Il y a quelque chose de profondément vrai en elle, c'en est fascinant !
Alors, un peu désoeuvrée, sur les conseils de son mari, elle se rend à l'Alliance Française pour chercher « des brochures »…
Pendant ce temps, Lester, je veux dire Absalom Absalom, prie pour ses parents. A-t-il raison de les sentir en danger ? « Protégez-les de la violence du monde, de la tristesse. » Quelle belle lucidité là aussi !
La chance de leur vie est un roman très riche (les strates de lecture sont nombreuses) qui nous amène à réfléchir aux divers problèmes que rencontre notre société actuelle, en pleine mutation. Les thématiques abordées sont multiples : couple, fidélité, amour, place des femmes, sens de la vie, éducation, monde surconnecté, violence… mille questionnements ou pistes de lecture qui peuvent donner lieu à plusieurs interprétations possibles… N'est-ce pas là le signe d'un livre riche, profond, (et en même temps si drôle, j'ai omis de le dire!) sur lequel on pourrait discuter bien des heures ?
Et surtout, il présente des personnages complexes, un brin hermétiques, plutôt attachants et bien décalés… comme on les aime !

Un roman qui restera, c'est certain !


mardi 9 octobre 2018

Un monde à portée de main de Maylis de Kerangal


Verticales/Éditions Gallimard
★★★★★  SUBLIME 


Madame de Kerangal,
Je viens de finir votre livre et pour tout vous dire, je l'ai trouvé d'une très grande beauté.
Je l'ai commencé un soir alors que j'avais une grosse journée derrière moi. Et dès la première page, je l'ai refermé. Pourquoi ? Parce que cette première page - celle qui décrit Paula descendant l'escalier - je l'ai trouvée tellement parfaite dans cette espèce de mimétisme génial entre ce que l'on nomme communément le fond et la forme que je me devais d'attendre d'être plus reposée pour en apprécier toute la splendeur. Car Paula Karst, on la VOIT dévaler les marches : votre phrase mime si magnifiquement ce mouvement, le long d'un escalier en colimaçon - j'ai vu ça comme ça - qu'on sent jusqu'à l'air qu'elle déplace. Elle est là, à portée de main, elle aussi. Quel magnifique portrait de personnage ! Une page et tout y est.
Et le lendemain, je me suis laissée aller au plaisir, à l'éblouissement. J'avais aimé (j'allais dire, comme tout le monde) Réparer les vivants, mais là, Madame de Kerangal, votre écriture a encore gagné en maturité : vos phrases sont amples, rythmées, sensuelles et généreuses. Elles donnent, se donnent, s'offrent à ceux qui comme moi s'en délectent.
Je ne connais guère d'auteurs contemporains qui aient une plume aussi somptueuse que la vôtre. Je relis peu de livres, sauf quelques « classiques » triés sur le volet, mais le vôtre, je l'ai relu, par gourmandise, et je le relirai encore.
Je parle beaucoup de l'écriture - c'est mon dada - mais si vous le voulez, abordons le sujet que vous avez choisi, il vous va si bien...et je dirai plus loin pourquoi…
Vous devez connaître les jeunes adultes pour en parler comme vous le faites, vous exprimez si bien leurs gestes, leurs mimiques, leurs tics et leurs trucs. Combien de fois je me suis exclamée : « c'est vraiment ça ! », reconnaissant les jeunes qui m'entourent au quotidien. J'avoue aussi m'être projetée dans les haussements de sourcil du père découvrant d'un air toujours un peu étonné les nouvelles inventions de sa fille. 
En effet, Paula, l'héroïne, décide, après avoir tenté quelques expériences post-bac, de se lancer dans des études d'art, enfin plus exactement de copiste : elle veut apprendre à recopier la nature, à peindre des décors en trompe-l'oeil. Créer l'illusion. Reproduire le réel à la perfection de façon à ce que l'oeil se méprenne, fasse fausse route avant de rétablir la vérité. Le marbre cerfontaine, l'écorce du tulipier, l'écaille de la tortue. Paula doit être capable de tout reproduire et il va lui falloir se soumettre à un travail acharné et à une discipline de fer pour atteindre la perfection. En sera-t-elle capable ? Elle s'est inscrite dans une école rue du Métal à Bruxelles et très vite, elle songe à abandonner. Travailler debout pendant des heures en respirant des odeurs de térébenthine : un cauchemar ! C'est son coloc Jonas qui va lui faire comprendre que pour peindre les choses, il ne suffit pas de les voir, il faut les connaître, intimement, les incorporer : « Apprendre à imiter le bois, c'est « faire histoire avec la forêt », « établir une relation », « entrer en rapport ». Il lui faut, pour accéder à l'essence des choses, au coeur de ce qu'elle peint, être sensible à « la vitesse du frêne » à « la mélancolie de l'orme », à « la paresse du saule blanc ». Ce sera pour elle la seule façon d'accéder à ce monde magnifique et de découvrir toute la beauté et la vérité de ce qui est là, à portée de main...
L'art du trompe-l'oeil n'a plus aucun secret pour vous, Madame de Kerangal : vos mots et vos phrases rendent si bien les mouvements, les attitudes, les corps et les matières que l'on s'y tromperait. Vos phrases ont en elles la forme du réel, le rythme du monde et la syntaxe de la vie. Elles nous ont même donné la clef d'un univers auquel nous n'avions pas accès bien qu'il soit là, sous nos yeux. C'est toute la puissance de la littérature, celle de nous permettre de voir, par le biais de la fiction, ce qui est là, près de nous, mais que nous ne voyons pas.
Nous avons besoin qu'un magicien nous ouvre avec ses mots la voie vers ce monde qui est le nôtre.

Merci, Madame de Kerangal, de nous enchanter ainsi !

Lu dans le cadre des Matchs de la Rentrée Littéraire organisés par Rakuten France.
#MRL18  #Rakuten



mercredi 3 octobre 2018

Avec toutes mes sympathies d'Olivia de Lamberterie


 Éditions Stock
★★★★★ (J'ai adoré)

Comment trouver les mots ? Comment parler d'un livre qui n'est qu'un cri ? Cri d'amour pour ce frère, Alex, qui s'est suicidé - j'allais écrire « qui n'est plus » alors que bien au contraire, à chaque page, on le voit, on le sent, on rit de ses mails, on est avec lui tellement cette sœur inconsolable nous le rend présent, vivant, à nous, lecteurs, qui ne le connaissions pas. Cri de douleur aussi dans ces mots jetés, dans ces phrases nerveuses qui disent l'incompréhension, le refus, la colère, malgré les tentatives d'apaisement, les « puisque c'est son désir ».
Non, la sœur cherche son frère, sa moitié, son double, son complice, son amour pour la vie.
Chaque jour, et malgré elle parfois.
Elle le voit dans l'oiseau qui s'envole, dans l'air qu'elle sent sur son visage, dans mille petits signes qu'elle observe dans le monde. Elle ne peut imaginer qu'il ne l'habite plus, ce monde. Elle le veut vivant parce qu'il ne peut pas ne plus être. Parce qu'elle, elle se doit de continuer à mettre un pied devant l'autre et qu'elle sait que sans lui l'épreuve sera difficile. Parce qu'elle sait que le temps n'atténuera rien. Elle est impossible à consoler. Je repense soudain aux mots d'Henri Callet : « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes. »
Hier soir, quand j'ai terminé ce livre magnifique, je l'ai reposé doucement, comme s'il était vivant, comme s'il contenait mille coeurs battant très fort. J'aurais aimé par ce geste apaiser, soulager toute la souffrance de cette sœur. Même si c'est impossible.

Ce livre n'est plus un livre, un objet de papier, il en a dépassé les frontières, fait exploser les contours, revu la définition. Il a pris des dimensions que seul l'amour qui se met à nu peut donner. Il s'est fait vie. Il est vivant.

dimanche 30 septembre 2018

Trois fois la fin du monde de Sophie Divry


Éditions Noir sur Blanc
★★★☆☆ (J'ai aimé, sans plus)

Trois parties :
1. Le prisonnier. Joseph Kamal se retrouve en prison après un braquage qui a mal tourné. Non seulement il n'a plus de famille, il vient de perdre son frère lors de ce hold-up, mais l'univers de la prison ne lui épargne aucune violence physique ni aucune humiliation morale. Son quotidien est un cauchemar, pire, un enfer : la promiscuité avec les codétenus est une épreuve insoutenable.
2. La catastrophe. Une explosion nucléaire a eu lieu. « La moitié de l'Europe irradiée. La moitié de la France évacuée. » Joseph Kamal a réussi à s'échapper, il erre… (Partie de transition ?)
3. Le solitaire. Décidé à rester dans la zone contaminée pour éviter d'être repéré et éventuellement de nouveau arrêté, Joseph Kamal découvre la solitude extrême dans la nature avec comme seuls compagnons les animaux.
Bon, il faut tout de suite que je vous avoue que je n'ai pas bien compris le sens profond de l'oeuvre. Je suis donc allée écouter quelques interviews de l'auteur ici et là sur la toile et… je reste toujours aussi dubitative.
Que dit l'auteur ? Elle explique qu'elle a voulu montrer que si l'homme vivait difficilement avec les siens, il supportait aussi très mal la solitude. Je suis bien d'accord, ça me paraît à peu près évident, mais pourquoi avoir placé Joseph K. - tiens, ça me rappelle quelqu'un! - en prison ? Un tel choix a certes le mérite de proposer un symbole efficace de la condition humaine - « l'enfer, c'est les autres », n'est-ce pas ?- mais favorise-t-il l'identification du lecteur au personnage ? Il est permis d'en douter. Et pourtant l'auteur dit vouloir nous faire ressentir quasi physiquement ce que ses personnages vivent. Pourquoi alors ne pas avoir placé Joseph Kamal dans un cadre plus banal, le coeur d'une ville surpeuplée, par exemple, situation dans laquelle chacun peut se reconnaître ?
Second problème : l'organisation en parties bien distinctes : j'ai eu l'impression d'une espèce de collage un peu artificiel, de l'ordre de la démonstration - l'enfer de la promiscuité/transition/l'enfer de la solitude - et tout cela m'a donné le sentiment d'une mécanique un peu trop didactique.
Enfin, pour ce qui est de la robinsonnade, Sophie Divry avoue s'être inspirée du livre de Marlen Haushofer : Le Mur invisible, formidable roman qui raconte l'histoire, sous forme de journal, d'une femme qui, après une catastrophe mondiale, se retrouve seule dans un chalet en pleine forêt, séparée du monde par un mur invisible. Effectivement, les deux histoires sont proches et l'on sent très clairement que Sophie Divry n'avait qu'une hâte : en venir à cet épisode, le vrai coeur de son projet. Pour montrer quoi ?
Que la solitude est difficile et que finalement, il vaut mieux vivre parmi les hommes (même en prison) ? Je trouve que le lecteur est laissé un peu à la surface des choses et dans l'impossibilité de se saisir d'un indice qui lui permettrait de tenter une analyse, de se lancer sur une piste philosophique, métaphysique…
Autre élément qui m'a beaucoup gênée : le passage du « je » au « il », du point de vue interne au point de vue omniscient, ce qui produit un effet étrange. Je pense qu'il aurait mieux valu se décider pour l'un ou l'autre. J'ai trouvé que ce « choix » relevait plus d'une hésitation. Peut-être aurait-il été préférable d'opter pour un point de vue omniscient afin d'éviter l'écueil du langage banlieue dont on sent ici un peu l'artificialité...
Pour conclure, je dirais que la très belle écriture poétique de Sophie Divry ne m'a pas permis, cette fois, d'oublier totalement des partis pris romanesques moyennement convaincants et un message qui m'a semblé assez convenu.

Cela ne va certainement pas m'empêcher d'attendre avec impatience son prochain roman, car Sophie Divry a du talent, et ça, j'en suis bien persuadée !

Lu dans le cadre du Prix Landerneau des lecteurs 2018


samedi 29 septembre 2018

Le paradoxe d'Anderson de Pascal Manoukian


Éditions du Seuil
★★★☆☆ (J'ai bien aimé)

Les personnages, pour commencer : elle, c'est Aline Boîtier, ouvrière chez Wooly, une usine de textile. Lui, c'est Christophe Boîtier, ouvrier chez Univerre, une manufacture de verre.
Ils ont 42 ans et gagnent 1300 euros par mois chacun.
Deux enfants : Léa, 17 ans, qui passe un bac ES et s'initie chaque jour aux notions de « destruction créatrice », « paradoxe d'Anderson », « obsolescence des compétences », expliquant à ses parents le sens de ces formules abstraites et un peu absconses. Son petit frère, Mathis, est un enfant fragile, sujet aux convulsions. Sa santé inquiète beaucoup ses parents.
Ils vivent dans un petit pavillon à Essaimcourt dans le nord de l'Oise.
Bientôt, ils auront de nouveaux voisins. Les anciens propriétaires ont été licenciés et leur maison vendue aux enchères pour une bouchée de pain. Le bonheur des uns fait le malheur des autres. Pour le moment, des Moldaves, « des travailleurs détachés » explique Léa qui révise son cours « en direct », la remettent à neuf : les nouveaux propriétaires vont bientôt prendre possession des lieux.
Pour la famille Boîtier, ce n'est pas le bonheur mais presque. Ils ont le sentiment de mettre la tête hors de l'eau et peuvent enfin faire quelques projets. Ouf !
Et puis, un jour, la mauvaise nouvelle tombe : le licenciement. Pour Aline.
C'est l'effondrement. La direction a décidé de délocaliser. De nuit, ils ont viré le matériel. Aline décide de ne rien dire à sa fille, pour la protéger. Léa ne doit pas rater son bac, elle doit s'en sortir, avoir un bel avenir !
Vous imaginez bien que leur drame ne s'arrêtera pas là...
Alors, ce roman ?
Si je l'ai aimé ? Oui, bien sûr même si honnêtement, je n'ai pas eu le sentiment d'apprendre grand-chose. Comment rester insensible à la tragédie que traversent ces ouvriers, comment accepter l'inacceptable : les délocalisations, le chômage, l'endettement, la misère, le désespoir ? Pour ceux qui n'imagineraient pas comment ça se passe chez les gens qui perdent tout du jour au lendemain, le livre de Pascal Manoukian montre clairement la dégringolade, la chute : l'impossibilité soudain de rembourser le crédit pour la maison et de changer la voiture en fin de course, d'échapper à la malbouffe, d'acheter une fringue correcte au gamin, de se chauffer, de s'offrir quelques jours de vacances, d'avoir une image un tant soit peu positive de soi.
On le sait depuis Zola, dont Pascal Manoukian se fait ici le digne descendant, la condition ouvrière fait de la vie un sable mouvant dans lequel, au moindre faux pas - la chute de Coupeau de son toit... - on s'enfonce chaque jour un peu plus. Un travail dur, répétitif, les problèmes de santé qui en découlent, l'usure psychologique et morale transforment la vie en cauchemar. Beaucoup tiennent, ils n'ont pas le choix. S'ils se retrouvent au chômage, leur absence de qualification et l'inexistence d'offres d'emploi les laissent sur le carreau.
Le roman de Pascal Manoukian est terrible, c'est une évidence. Je vois même autour de moi une réalité encore plus noire : des hommes et des femmes épuisés et dont l'extrémité des doigts est noire car gelée par les températures extrêmement basses des salles réfrigérées où ils s'épuisent chaque jour, des enfants qui ne mangent pas le soir, leur seul repas étant celui de la cantine le midi, des gens qui ont froid parce qu'il n'y a pas d'argent pour se chauffer ni d'eau chaude pour se laver, des familles qui ne partent jamais en vacances, même pas en rêve. Pourquoi est-ce que je vous dis cela ?
Eh bien parce que, aussi curieux que cela puisse paraître et même si j'ai beaucoup apprécié ce roman, j'ai ressenti un léger malaise, comme une insatisfaction : je vais tenter de m'expliquer.
Si les artifices visibles dans une fiction ne me dérangent pas quand celle-ci s'éloigne d'emblée de la réalité, en revanche, lorsque, dès le début, le roman semble nous orienter vers une grille de lecture plutôt réaliste, la moindre invraisemblance devient pour moi gênante. 
Justement, ici certains de ces artifices peinent, je trouve, à se faire oublier. Et, pour tout dire, quelques scènes me semblent sonner faux : ainsi, la jeune fille qui est comme par hasard en série ES et qui vient expliquer à sa mère ce qu'est le paradoxe d'Anderson et d'autres notions d'économie au moment même où la mère est en train de flancher, non, franchement, je n'y ai pas cru. Et puis, c'est un peu démonstratif. Aline et Christophe transformés en Bonux and Tide pour le braquage du supermarché Simply : on entre dans le grotesque ! Le tour de l'Europe sans quitter l'Oise, le goûter d'anniversaire chez Picwic sont des scènes qui frôlent la comédie : elles sont évidemment pleines de bons sentiments mais leur accumulation vient un peu atténuer la force tragique du reste de l'oeuvre. Et le voisin qui se trouve être … (j'évite de spoiler) : c'est vraiment peu plausible.
En fait, tout est une question de dosage : le premier vol dans l'épicerie, on admet et puis, la scène est d'un burlesque tellement irrésistible que l'on craque. Par contre, après, le braquage a du mal à passer.
Quant à la scène finale, je conçois qu'on puisse être sensible à sa construction, mais je l'ai trouvée, pour ma part, trop démonstrative.
Ces scènes m'ont gênée, j'en sentais trop la construction, l'artifice. Tout au long du roman, j'ai vu le fil rouge, cousu de fil blanc. Et cela a mis un bémol à mon plaisir de lectrice.
Mais, finalement, peut-être me suis-je fourvoyée sur le genre, m'attendant à un roman réaliste alors qu'il s'agirait plutôt d'une espèce de « fable » didactique n'hésitant pas à recourir à des effets grossissants pour faire passer un message social voire politique.

Mais bon, ce n'est que mon petit avis. Le paradoxe d'Anderson reste un roman nécessaire et s'il pouvait aider nos politiques à prendre conscience de ce qui se passe sur le terrain, loin de leurs tours d'ivoire, ce serait un pas de plus vers le progrès. Mais ça, j'en doute ! (qu'est-ce que je suis sombre comme nana!)

lu dans le cadre du Prix Landerneau des lecteurs