Éditions Belleville
Une
drôle de femme est l'histoire d'une incompréhension, d'un
abîme, d'une béance entre deux mondes : celui de la Turquie
ancienne, celle des grandes batailles militaires de l'Empire Ottoman,
des sultans et des vizirs et celui d'une Turquie moderne, celle de la
République fondée par Atatürk en 1923 et tournée vers l'Occident.
Nous
sommes à Istanbul, dans les années cinquante.
D'un
côté, il y a la fille, Nermin, qui veut être libre, rencontrer des
intellectuels, écrire des poèmes, lire les classiques russes, aimer
des hommes, vivre comme elle l'entend sa sexualité, sortir,
découvrir le monde, partir ailleurs, un jour. « Si mon
bonheur dépend de ma liberté, et que le monde s'obstine à me la
refuser, alors je ne pourrai jamais être heureuse. »
avoue-t-elle, pleine de lucidité.
Alors,
elle se battra, chaque jour, pour changer le regard des hommes sur
les femmes : « J'ai vu, de mes propres yeux, dans
quelles souffrances patauge l'intellectuel turc, et sa considération
pour la femme.», « (au sujet des artistes) Chaque fois
que j'ai tenté de parler poésie ou politique, chaque fois que j'ai
voulu nouer une vraie amitié avec eux, ils ont tous pris le même
air moqueur. Noyant ou ridiculisant mes propos, ils ont
invariablement glissé vers la dérision ou l'hostilité.» On
peut imaginer que l'auteur, elle-même, a vécu plus d'une fois ce
genre d'expérience ! Ah, devenir l'égale des hommes, parler
avec eux en égale sans qu'il soit question de désir ou de
sexualité… Impossible encore, trop tôt peut-être… « -
Ces arriérés bigots veulent me rappeler de ne pas m'éloigner des
jupes de ma mère et de ne pas m'aventurer dans les endroits publics,
c'est ça ? Pourquoi ne peuvent-ils pas me voir comme une amie,
une sœur ? - C'est impossible, ma belle, comment veux-tu… Ce
sont des hommes, et tu ne seras jamais leur sœur. »
Nermin
se battra aussi pour que ses idéaux politiques ne se limitent pas à
de vagues abstractions : « Vous êtes des imposteurs,
hurlera-t-elle à la face des
hommes, qui utilisez à tout-va les mots
« justice », « liberté » et « égalité »
pour masquer votre bigoterie et attiser les sectarismes !»
Elle ira vers le peuple, rappelant sans cesse qu'on n'a rien sans se
battre, que si on ne se défend pas, on se fait dévorer et que seule
l'éducation peut aider les gens à s'en sortir.
Mais
parfois, proche du désespoir, on la sent souhaiter la mort tellement
le combat est rude et le moindre désir d'émancipation réduit à
néant. Belle métaphore de sa difficulté à être ce qu'elle veut
que celle de ces fourmis volantes qui ne peuvent que ramper au risque
d'être écrasées : « On leur a donné des ailes pour
voler, et pourtant elles rampaient, difficilement, dans les crevasses
au sol, malgré leurs ailes.»
Ce
roman est aussi l'histoire d'un père qui se meurt, un père qui fut
marin et qui souffre de n'avoir pu inculquer la foi à sa fille, un
père qui, à la veille de sa mort, dans un très long et très beau
monologue, s'interroge sur l'existence de Dieu, un père qui regrette
ce qu'est devenue cette fille qu'il ne reconnaît plus : « à
force de courir les mers pour gagner durement notre pain, je n'ai pas
pris soin de ma chérie comme j'aurais dû. Je l'ai abandonnée aux
mains de sa mère qui ne lui a enseigné que la pâtisserie, la tenue
des comptes et la dentelle...» Qu'il se rassure, Nermin n'a
guère écouté les leçons de sa mère ! « Qui t'a
inculqué cette pensée dégénérée pendant que je cramais en
mer ?» demande-t-il à sa fille. Ce père ne sait plus
vraiment se situer dans l'Histoire : tandis que sa fille lui
répète qu'il est un ouvrier, il voit le monde avec un coeur empli
de ce que fut la Turquie autrefois, un esprit nourri de la
mythologie des siècle passés... Dans un monde nouveau dans lequel
il peine à s'inscrire, il a perdu ses repères et vacille doucement
vers cette mort qui sera peut-être pour lui un refuge...
Le
père, la fille : entre les deux, un abîme d'incompréhension
que l'amour permet à peine de combler…
Et
puis, il y a la mère, la mère qui pleure de voir cette fille aller
au café, fréquenter des hommes, lire des livres interdits qu'elle
jette dans le poêle, une fille qu'elle gifle en lui criant dessus,
en la traitant de catin et en s'enfermant encore pour pleurer et
pleurer encore…
« Qu'est-ce
que tu as à te mêler de justice et d'équité, tu ne peux pas la
boucler un peu ?» Parce que, pour elle, la fille doit se
taire et protéger sa virginité.
Après
avoir pleuré sa fille, la mère pleurera son mari. Et les larmes
succéderont aux larmes...
Non,
Nermin ne pourra pas la boucler, oui sa mère souffrira, oui son père
mourra seul à l'hôpital, lui qui ne voulait pas quitter sa maison.
Les
uns et les autres se débattront dans ce monde nouveau, tentant de
donner un sens à leur vie. Malgré tout.
Un
très beau roman magnifiquement écrit et d'une force rare qui laisse
entendre les voix de ceux qui, enfermés chacun dans leur univers, ne
s'écoutent plus et se voient à peine…
Tragique
et puissant.
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