Éditions Albin Michel
★★★★☆ (J'ai beaucoup aimé)
Fille
d'Indienne Ojibwé, Louise Erdrich appartient au mouvement de la
Renaissance amérindienne (Native American Renaissance) créé
pour qu'on n'oublie pas ce peuple, ses coutumes, sa mythologie et
qu'il continue d'exister à travers la voix d'auteurs modernes.
Dans
ses romans, Louise Erdrich fait revivre une culture et des traditions
amérindiennes, espérant maintenir vivante la mémoire des anciens.
Et le sens même de son écriture se trouve peut-être là,
précisément, dans ce projet de lutte contre l'oubli.
C'est
donc un monde un peu étrange que le lecteur découvre, monde dans
lequel, par exemple, les morts peuvent revenir partager l'existence
de ceux que l'on appelle les vivants, les frontières entre les deux
« états » étant plus poreuses que dans nos sociétés
rationnelles.
En
1999, dans le Dakota du nord, Landreaux Iron part à la chasse au
cerf, cérémonial obligé pour célébrer l'arrivée de l'automne.
« C'était un catholique pieux et respectueux des coutumes
indiennes, un homme qui, lorsqu'il abattait un cerf, remerciait un
dieu en anglais et faisait une offrande de tabac à un autre en
ojibwé. » Landreaux est un excellent chasseur :
lorsqu'il voit l'animal, il n'hésite pas une seconde et tire. Il tue
accidentellement Dusty Ravich, petit garçon âgé de cinq ans, le
fils de son voisin et ami Peter Ravich.
C'est
le drame, la tragédie absolue.
La
mort d'un enfant.
Or,
la coutume indienne veut que, pour se racheter ou tenter de se faire
pardonner, on doive donner son plus jeune enfant à la famille qui a
perdu le sien : c'est ainsi que le petit LaRose Iron part vivre
chez les Ravich.
Offrande
incroyable, offrande impensable…
Et
pourtant...
Comment
Landreaux va-t-il pouvoir continuer à vivre avec un immense
sentiment de culpabilité et un si terrible chagrin? Comment les deux
familles vont-elles cohabiter sans chercher à s'entre-tuer, sans
vivre dans la haine, sans désir de vengeance et en respectant les
coutumes de leurs ancêtres ?
Que
va devenir cet enfant, LaRose, partagé entre deux familles ?
Peut-on se construire de cette façon ? Et les frères et sœurs
dans l'une et l'autre famille vont-ils savoir contenir leur douleur,
leur ressentiment, leur souffrance ?
Quant
aux mères, Nola et Emmaline… Qui aura la force de pardonner ?
De quelle façon une justice peut-elle être rendue ? La sagesse
des anciens est-elle capable de panser les plaies, d'aider chacun à
supporter un réel à peine pensable ? Une forme de solidarité,
d'entraide est-elle encore possible ?
C'est
le quotidien bouleversé de ces deux familles que nous découvrons,
leur façon de gérer chaque heure, chaque jour qui passe, chacun se
reconstruisant, petit à petit, comme il le peut, en passant par des
phases de douleur extrême, de désir de mort, de solitude profonde,
de haine viscérale, d'amour ou de don de soi.
Ces
différents personnages, enfants et adultes, ont tous quelque chose
de fascinant : ils n'ont rien de manichéen, loin de là, et
sont très humains dans leurs réactions et très touchants donc. Je
pense notamment à la figure du prêtre, le père Travis, toujours à
l'écoute des autres, lui dont les sentiments pour une femme le
mettent au supplice. Je pense aussi au personnage de Romeo, père
biologique d'un des enfants élevés par Landreaux, la figure même
de l'antihéros malmené par la vie, dépossédé de tout et qui
semble, dans l'ombre, préparer une terrible vengeance. A moins
que...
L'auteur,
fine observatrice, a le souci du détail : une mimique, une
expression, un geste permet de visualiser le malaise, la tension ou
la joie de tel ou tel personnage. L'effet de réel est saisissant.
J'ai beaucoup aimé la minutie de ses descriptions qui en disent tant
sur les gens et qui traduisent si bien la complexité des sentiments.
De
nombreux retours dans le passé permettent de mieux comprendre le
poids des traditions, des croyances qui se heurtent parfois à la
modernité et expliquent le comportement de certains personnages, ce
qu'ils sont devenus avec le temps. S'ils vivent tous au XXe siècle
(et dans une Amérique où l'on noie dans l'alcool ou la drogue son
ennui et son désespoir), leurs racines les rattachent à un passé
ancestral dont ils ne peuvent s'affranchir complètement. Ils sont
les héritiers de coutumes d'un autre temps, vivent en équilibre
instable entre deux mondes.
LaRose
est
un récit ambitieux : si les nombreuses
digressions, les retours en arrière retraçant, par exemple, la
généalogie des LaRose sur quatre générations nous éloignent
momentanément du récit principal, ils permettent surtout au lecteur
de découvrir une culture, une mythologie, des croyances
surnaturelles et magiques avec lesquelles il est nécessaire de se
familiariser pour mieux interpréter le texte.
LaRose
est donc un roman exigeant qui se mérite, et j'avoue qu'il m'a fallu
une seconde lecture pour me sentir plus à l'aise et plus à même de
mieux appréhender cet univers.
Mais
c'est ainsi que j'ai eu le sentiment de pénétrer dans un texte
d'une grande richesse de par son écriture et sa construction bien
sûr, mais aussi de par la vivacité et la complexité de ses
personnages. L'évocation de cette culture amérindienne, monde
fascinant où les morts jouent avec les vivants, discutent avec eux,
monde où rêve et réalité se mélangent, m'a fascinée.
Enfin,
ce qui touche dans cette œuvre, c'est qu'au fond, même les plus
mauvais se révèlent finalement avoir une âme sensible et généreuse
et l'on sent à chaque page le regard bienveillant que l'auteur pose
sur l'humanité.
Par
les temps qui courent, on peut dire que ça fait du bien !
Un
texte intense que je n'oublierai pas.
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