Éditions Flammarion
★★★★★ (indispensable!)
J'aime
bien Houellebecq. Bon, il est vrai que j'ai un peu/beaucoup de
mal à supporter son obsession pour les chattes et les bites dont il
est très souvent question ici - je serais même tentée de lui
conseiller quelques méthodes douces et sans contre-indication telles
que bains froids, sport, spiritualité, tantrisme, groupe d'entraide…
(« Bonjour, moi c'est Michel… ») qui pourraient
soulager son corps, voire son esprit... J'en dirais autant de la
légère homophobie/misogynie qui traverse l'oeuvre, que ce soit
d'ailleurs du fait de l'auteur ou de celui de son personnage, dans
les deux cas, ça me hérisse. Comme il le dit p 172 au sujet de
Camille à qui il n'a pas demandé d'être une femme au foyer : « je
n'avais pas été formaté pour une telle proposition, ça ne faisait
pas partie de mon logiciel, j'étais un moderne... » ,
eh bien moi aussi, je suis une moderne et des termes comme « pédale »
ou « salope » me sont insupportables… C'est
dit.
Et
pourtant, j'aime bien Houellebecq. Le grand névrosé mal dans une
époque à bout de souffle m'amuse (oui, j'ai beaucoup ri en lisant
ce texte) et, en même temps, m'émeut profondément. En effet, le
ton est très mélancolique et j'avoue que j'ai été touchée par la
tristesse infinie (et la beauté absolue, oui, vraiment ABSOLUE) qui
se dégage de certaines pages évoquant l'amour, la solitude et le
désespoir.
J'aime
retrouver ce regard lucide et caustique sur un monde qui se cherche
sans trop savoir quelle voie prendre et des personnages qui se
sentent comme étrangers à la société dans laquelle ils vivent. Je
goûte aussi avec plaisir son refus du politiquement correct, sa
façon bien à lui de démonter clichés et lieux communs et de
montrer l'absurdité d'une société qui rend les hommes malheureux.
Comme le disait je ne sais quel critique, Houellebecq « rend
compte du monde » : il est effectivement extrêmement
doué pour saisir son époque et nous en faire un tableau assez
juste.
Sachez
aussi que cet opus houellebecquien me parle d'autant plus qu'il se
passe… chez MOI, dans ma Basse-Normandie du bout du monde où les
hasards des mutations m'ont conduite il y a fort longtemps. Il y a
même deux scènes qui se déroulent précisément là où j'ai posé
mes valises : la charmante cité thermale de Bagnoles de l'Orne,
surnommée « trou du cul du monde » par un artiste
de passage il y a quelques années. C'est vous dire que l'on parle
peu de nous, nous qui ne sommes même pas à la périphérie de quoi
que ce soit ! Il va de soi que l'on se sent d'autant plus touché
par ce qui est raconté qu'on connaît par coeur les lieux décrits.
En
tout cas, les problèmes économiques des agriculteurs dont il parle
à travers des scènes extrêmement touchantes où il évoque son
unique ami Aymeric, eh bien, ici, ces problèmes, on en est
conscient. On les vit presque au quotidien. Ils font la une des
journaux, les gens en discutent sur le marché. Et ils sont
incontestablement terribles.
Notre
Houellebecq national s'appelle ici Florent-Claude Labrouste. Notre
Houellebecq ? Oui, il m'a semblé que ce roman, outre le
portrait d'un homme profondément dépressif avait, dans les faits,
une dimension quelque peu autobiographique (dans les deux cas, études
d'Agro, emploi au ministère de l'Agriculture, installation en
Andalousie dans la province d'Alméria, relation amoureuse avec
une Asiatique...)
Le personnage quitte dès le début du roman son amie japonaise Yusu…
J'espère que ce n'est pas prémonitoire et que la nouvelle épouse
de l'auteur a le sens de l'humour !
Il
faut savoir aussi que l'auteur, Michel Thomas de son vrai nom, a été
élevé par sa grand-mère paternelle, dont il a repris le nom de
jeune fille : Houellebecq, et cette femme était originaire de
la Manche. Il y a donc ici incontestablement une forme de retour aux
sources qui se sent dans l'attachement qu'il exprime pour les lieux
qu'il traverse (Manche, Orne, Calvados).
Donc
notre Florent-Claude Labrouste n'aime ni son nom (on le comprend!) ni
sa vie qu'il juge ratée. Et ce qu'il va nous raconter est l'histoire
d'un effondrement (on pense à Thomas Bernhard).
Installé
en Andalousie, il attend son amie asiatique du moment qui semble
l'énerver au plus haut point et qu'il souhaite quitter au plus vite
(en imaginant, un moment, la jeter par la fenêtre).
C'est
ce qu'il va s'empresser de faire (la quitter, pas la jeter par la
fenêtre) en rentrant à Paris et en... disparaissant, en
s'évaporant ! Après avoir démissionné du ministère de
l'Agriculture où il travaille, il va se planquer dans un hôtel
parisien où il peut fumer sans avoir besoin de démonter le système
d'alarme, puis il va tenter de revoir ses anciennes amies, ce
qui lui donne l'occasion de raconter ce qu'il a vécu avec elles par
le passé (Claire, Kate, Marie-Hélène - dont il oublie le nom au
cours du récit - et Camille). Il essaie aussi de dénicher un
médecin pas trop moralisateur qui lui prescrirait six mois de Captorix, un antidépresseur, sans lui faire la morale - ce qu'il trouvera en la personne du
docteur Azote (quel personnage!) qui lui fournira en plus quelques
idées pour qu'il évite de se suicider car les fêtes de fin d'année
approchent et les suicides sont, paraît-il, assez fréquents à
cette période…
Il
quitte donc Paris, tente de retrouver Camille dont les parents
habitent à Bagnoles de l'Orne et reprend contact avec son seul et
unique ami qui est agriculteur dans la Manche et qui crève à petit
feu, le prix du lait se réduisant chaque jour plus vite qu'une peau
de chagrin. (La situation n'est pas meilleure pour les producteurs
d'abricots du Roussillon incapables de se défendre contre « le
déferlement des abricots argentins » : je précise en
passant qu'il y a, chez Houellebecq, du Emmanuel Carrère dans sa
capacité à nous rendre passionnants des sujets qui a priori
n'auraient pas forcément retenu toute notre attention. Ce sont tous
deux d'excellents conteurs!) Son ami va mal, très mal. Victime de la
politique libérale de l'Union Européenne et quitté par une femme
refusant de s'enterrer dans un trou paumé, il est devenu alcoolique
au dernier degré. Il tentera, dans un dernier sursaut, de sauver sa
peau et celle de ses collègues…
Le
constat est sans appel : l'idéalisme est mort, le capitalisme
libéral a créé de faux besoins et ne rend pas les gens heureux. La
mondialisation a tué le monde paysan. Tenter d'agir individuellement
est quasi impossible : nous ne sommes rien, tout se décide
au-dessus et ailleurs : « je compris que le monde ne
faisait pas partie des choses que je pouvais changer. »
C'est la cata et on ne peut pas y faire grand-chose…
D'ailleurs,
il semble que le personnage houellebecquien ne soit pas acteur de sa
destinée. Non, il subit plutôt qu'il n'agit, il est victime des
circonstances, tout le dépasse dans cette société de plus en plus
complexe qu'il maîtrise chaque jour de plus en plus mal.
Face à cela, il faut tenter le tout pour le tout, sauver sa peau, de
façon peut-être pas très morale mais, en tout cas, très
pragmatique. Terminé l'idéalisme qui ne mène à rien...
De
plus, ce monde hygiéniste s'attaque aux libertés individuelles et
la société de l'image réduit et falsifie le réel.
Enfin,
pour le personnage houellebecquien, la communication est de plus en
plus difficile : parler au bon moment, utiliser des mots qui
correspondent précisément à ce que l'on pense s'avère compliqué,
comme on dit. Donc, l'homme est seul, fondamentalement seul.
Ce
monde, il lui faut se le "coltiner", comme il doit se "coltiner" les valises de Yusu dans les hôtels où ils
débarquent. Le bonheur est tout simplement impossible : « nous
devons aujourd'hui considérer le bonheur comme une rêverie
ancienne, les conditions historiques n'en sont tout simplement plus
réunies. » CQFD
Finalement,
seul l'amour pourrait sauver les hommes. Mais ils ne le saisissent
pas, ne le voient pas. Ou trop tard...
L'immense
mélancolie et l'infinie tristesse qui émanent de certaines pages de
ce roman sont d'une grande beauté et touchent à la poésie.
Houellebecq a des phrases qui dans l'apparente simplicité de leur
formulation nous émeuvent, ainsi lorsque le personnage évoque son
amour avec Kate, voici ses mots, ils sont tellement forts :
« Nous aurions pu sauver le monde et nous aurions pu sauver
le monde en un clin d'oeil… mais nous ne l'avons pas fait, enfin je
ne l'ai pas fait, et l'amour n'a pas triomphé, j'ai trahi l'amour et
souvent quand je n'arrive plus à dormir c'est-à-dire à peu près
toutes les nuits je réentends dans ma pauvre tête le message de son
répondeur, « Hello this is Kate leave me a message », et
sa voix était si fraîche, c'était comme plonger sous une cascade à
la fin d'une poussiéreuse après-midi d'été, on se sentait
aussitôt lavé de toute souillure, de toute déréliction et de tout
mal. » Magnifique passage, poignant et beau à en pleurer…
Il y a du romantisme chez Houellebecq, c'est évident.
Il
prend alors conscience qu'il aurait pu être heureux avec Kate et
Camille. Or maintenant, c'est trop tard, aucun retour en arrière
n'est possible.
Tel
Perceval, notre anti-héros n'a pas saisi sa chance. Et maintenant,
il est trop tard.
Son
mal-être est sans issue, sans illusions, total et a priori
définitif. Le personnage houellebecquien finit par symboliser
l'homme moderne. Il est incontestablement l'héritier du personnage
beckettien, un homme perdu dans un monde sans Dieu (?).
Peu
de perspectives donc.
Il
reste la chimie qui aide à supporter, à tenir le coup, à placer à
l'horizon un leurre ayant la forme du bonheur et vers lequel on
marcherait comme vers un mirage. « La possibilité du
bonheur devait subsister ne fût-ce qu'à titre
d'appât. »
Dingue ! Tu me donnes presque envie, alors qu'à priori... du Houellebecq... ça me repousse plutôt. Je ferai l'effort plus tard, entre deux séries du comité.
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