Éditions Rivage poche
traduit de l'anglais (États-Unis)
par J. Robert Vidal
★★★★★ (grand texte)
Morris
Bober semble être un homme sur lequel le destin a décidé de
s'abattre. Modeste épicier juif de Brooklyn (comme l'était le père
de l'auteur), il travaille presque nuit et jour pour quelques rares
clients qui viennent pousser la porte du petit commerce tandis que
d'autres préfèrent les épiceries plus fines et plus modernes, les
delicatessens, qui se multiplient dans le quartier en ce début des
années 50. Morris Bober se tuerait à la tâche pour que sa fille
Helen puisse enfin faire des études, hélas trop coûteuses, et pour
que sa femme Ida sorte de la dépression dans laquelle elle s'enfonce
de plus en plus.
Mais
à son grand désespoir, les clients se raréfient chaque jour
davantage, l'épicerie se délabre et ils ont de plus en plus de mal
à payer leurs dettes et à vivre décemment. Et ce désastre dure
depuis presque vingt-et-un ans. Il faudrait vendre le plus vite
possible mais qui achèterait une échoppe aussi misérable ?
À
ce grand malheur va venir s'ajouter un autre drame : Morris va
être attaqué ! Eh oui, un hold-up! Deux hommes masqués vont
s'introduire dans le petit commerce pour voler de l'argent que
Morris... ne possède pas. Au mieux, quelques dollars traînent dans
la caisse enregistreuse, trois fois rien, comme d'habitude... Très
en colère, les malfrats se vengeront en lui assénant des coups qui
provoqueront des blessures telles que Morris ne pourra plus se lever
ni donc travailler. Le malheur chez l'épicier est sans fond et sa
chute infinie.
Or,
un jour, tandis que le vieil homme tente de rentrer deux caisses de
lait dans sa boutique, il fait un malaise et est retenu par un
individu comme tombé du ciel, un certain Frank Alpine, émigré
italien, qui rôde dans le quartier depuis quelques jours sans que
personne puisse dire exactement d'où il vient ni où il loge. Cet
homme étrange semble affamé, il tremble de froid ou de peur et
jette des regards inquiets dans tous les coins de la boutique. Morris
Bober va éprouver de la pitié, de la compassion pour cet homme
démuni qui cherche du travail. Dans un sens, l'arrivée plutôt
inattendue de ce Franck est une aubaine pour l'épicier : il va
pouvoir être aidé. En même temps, il ne peut honnêtement
« exploiter » indéfiniment ce garçon en le payant très
peu, voire pas du tout. D'autant que Morris Bober est un être
parfaitement intègre et droit qui ne peut vivre sans respecter la
morale, la Loi. Comment peut-il faire ? Chasser Franck, c'est le
remettre à la rue, et le garder revient à exploiter un homme, ce
qui est insupportable… Et puis, l'épicier a beau avoir un grand
coeur, il se demande quand même qui est cet étranger.
En
effet, qui est Franck Alpine ? Voilà certainement la question
centrale du roman. Qui est cet homme fasciné par la figure de Saint
François d'Assise ? Que veut-il ? Doit-il expier quelque
faute ? Il semble très intéressé par Helen, la fille de
l'épicier, et va placer naïvement tous ses espoirs dans cette
relation amoureuse, sans penser qu'en tant que non juif, il peut
toujours rêver : jamais les parents de la jeune fille
n'accepteront qu'un goy épouse la chair de leur chair…
À
la lecture de ce roman , j'ai très vite eu l'impression d'être
du côté de l'univers de Dostoïevski , mais aussi de celui de
Kafka: on sent qu'au fond ce texte est une parabole dont le sens est
à chercher autour des thèmes de la faute, du pardon, de la notion
de judéité. Très souvent, revient la question : qu'est-ce
qu'être juif ? Cette interrogation semble obséder l'auteur.
« Quel genre d'homme fallait-il être pour s'enterrer du
matin au soir dans ce cercueil géant sans jamais sortir pour
respirer une bouffée d'air, à part pour acheter un journal en
yiddish ? C'est bien simple, il fallait être juif. Ils sont nés
prisonniers. Il fallait avoir la patience inlassable ou
l'endurance ou la résignation de Morris comme l'avaient aussi Al
Marcus, le marchand de sacs en papier et ce vieux coq décharné de
Breitbart qui trimballait de porte en porte son
chargement d'ampoules électriques. » s'interroge
l'épicier. Quant à Frank, ses questionnements portent sur les mêmes
sujets : « En somme, ces gens-là ne vivent que
pour souffrir. Et le plus honoré d'entre eux, le pur des purs, le
Juif modèle est celui qui supporte le plus longtemps la douleur qui
lui ronge les tripes avant de se précipiter aux toilettes. »
« C'est drôle… pour les Juifs la souffrance est une pièce
de tissu ; ils s'en drapent comme dans un vêtement. »
Si
l'on s'en tient à ces définitions, on peut dire que même si Franck
n'est pas juif, tout se passe comme s'il l'était : il souffre,
s'épuise, donne tout ce qu'il peut de lui, cherche à se faire
pardonner ses fautes, à se racheter, à être meilleur… Ses
remords pèsent lourd sur sa conscience et son besoin d'expiation
semble vital. Et pourtant, il ne parvient jamais à se fixer
définitivement du côté du Bien ou du côté du Mal et oscille sans
cesse d'un point à l'autre comme si sa vie, finalement, était une
lutte constante pour parvenir enfin à être ce à quoi il tend,
selon moi, depuis le début sans jamais en avoir vraiment conscience…
Je n'en dis pas plus, vous le verrez à la fin… Son parcours
ressemble à une quête, une espèce d'initiation et on pourrait
discuter longuement de ce qui la motive chez Franck...
Finalement,
il ressemble assez à l'épicier qu'il plaint… au point d'aller
parfois jusqu'à le remplacer totalement ou d'être pour Morris
comme un fils adoptif.
Le
texte, assez mystérieux (et c'est ce qui en fait toute la richesse),
s'offre à des interprétations multiples et le personnage très
ambigu du commis crée un véritable suspense… Quant à son acte
final (ah, je sens que j'attise votre curiosité… mais c'est bien,
c'est bien!), on pourrait passer une nuit à tenter de l'analyser et
proposer différentes interprétations possibles. Oui, c'est là que
l'on voit qu'il s'agit d'un grand livre !
J'ai
beaucoup aimé aussi l'unité de lieu : tout se passe
effectivement quasiment dans une petite épicerie dont on s'éloigne
rarement. Cela confère à l'oeuvre une dimension théâtrale et met
bien en évidence les « vies cloîtrées »
(l'expression est de Roth) des personnages de Malamud toujours
coincés dans un espace réduit dont ils ne parviennent jamais à
sortir malgré leurs tentatives. Ces petites gens finissent par
devenir le symbole de la condition humaine, des figures à la
Beckett, engluées dans des espaces dont ils sont prisonniers,
aspirant à un ailleurs (géographique ou métaphysique) dont ils ne
verront jamais la couleur. Ils ont quelque chose de fondamentalement
tragique, ce qui les rend particulièrement touchants.
Un
texte complètement essentiel, à lire et à relire.
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