Si l'on devait résumer le livre d'Emmanuelle Salasc par une figure de style, ce serait l'énumération. Oui, l'énumération de ce qui n'est plus, de ce qui est interdit, coupable, hors-la-loi. Nous sommes en 2056 et il a fallu prendre des mesures drastiques pour protéger la terre contre la folie des hommes. Parfait, me direz-vous, il était temps. De toute façon, avions-nous le choix ? Non, certainement. En tout cas, rien n'est plus possible, rien n'est plus permis. Terminée la rigolade. Une nouvelle dictature s'est imposée : l'écologie. Limite si l'on ne s'excuserait pas de vivre. Une écologie radicale qui a imposé une « morale environnementale ». Oubliez les libertés individuelles. Un bain de trop et t'es mort. Tout est réglementé. Le capitalisme a su s'emparer du mouvement, le faire sien. La belle aubaine ! Même la montagne où vit la narratrice est surveillée de près : si tu te baisses pour cueillir ou ramasser quoi que ce soit, l'amende qui te tombe dessus te calme à jamais. Big brother is watching you. « Quelle fleur, quel oisillon, quelle coquille ébréchée, quelle racine, quel rongeur, quel nid, quel vol, quel pétale, quel sabot, quel prédateur, quel regard, quelle proie, quelle brise, quel camouflage, quel souffle, quel foehn, quelle plume tombée, quel flocon, quelle pluie, quelle fonte, quelle sente, quel sentiment, quelle écorce, quel murmure, quel dérapage, quelle pierre, quel hurlement se dérobe à la surveillance, aux prévisions, à la collecte des données. »
Et puis, il y a ce glacier qui risque à tout moment de céder, emportant les gens, les bêtes, les maisons… Un danger constant, une épée de Damoclès qui pèse sur les habitants en contrebas. Un accident a déjà eu lieu, autrefois. Et ça pourrait bien se reproduire. Alors, quand l'alarme sonne, il faut tout quitter et rejoindre les points de rassemblement. « Hors gel » est l'histoire de cette montagne « qui dévisse », où tout glisse, tout dérape, tout dévale. La fonte du permafrost produit des érosions, des écroulements, des avalanches. Alors, on tente de reprendre le contrôle, de maîtriser : on encadre, on inspecte, on vérifie, on calcule, on sonde, on quadrille.
Et franchement, si c'est nécessaire, ça ne rend pas heureux.
Mais « Hors gel » raconte aussi une autre histoire, une autre menace, un autre danger qui risque à tout moment d'exploser et de détruire toute la famille : Clémence, la sœur jumelle de la narratrice, Lucie. Elle est l'insoumise, la rebelle, la terreur, la folle, celle qui part, se drogue, se prostitue même peut-être, celle que l'on tente de protéger, celle à cause de qui Lucie n'a jamais vraiment vécu. « L'enfant que je portais alors, l'enfant que je porte à vie, c'est la peur, c'est ma sœur. » Les deux sœurs ont cinquante ans maintenant, Clémence est revenue après trente ans d'absence et l'alarme qui retentit n'est peut-être pas un simple entraînement...
« Hors gel » est un texte puissant, bien noir, à la fois dystopie écologique (avec une vraie dimension scientifique) et thriller familial. Tout s'effondre, se rompt, s'écroule et ce qui survit ne semble pas en avoir envie. On peut tenter de tout maîtriser, les hommes (en les enfermant, en les enchaînant, en les fichant), la nature (en la contrôlant, en la surveillant, en la neutralisant ) mais le risque, le vrai risque peut-être, c'est de perdre la joie, la lumière, l'enchantement.
Et la poésie aussi…
Magnifique critique, merci beaucoup. Très envie de lire l'ouvrage même s'il y a un petit picotement dans le coeur : une dystopie qui, peut-être, risque de ne plus l'être longtemps...
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