C’est à partir de rien ou de si
peu : deux articles de journaux, une photo et un extrait des carnets du
poète Georges Henein que David Bosc réinvente une femme, Sonia Araquistáin,
vingt-trois ans, artiste peintre d’origine espagnole, qui s’est suicidée le 3
septembre 1945 en se jetant nue d’un troisième étage.
Réinvente, oui c’est cela :
l’auteur avoue : « Quant à la vraie Sonia, Sonia Araquistáin,
vraiment je ne sais d’elle à peu près rien, des bribes, et ce ne sont ici que
fantaisies, brûlures de contes pour enfants. ». David Bosc s’appuie sur,
selon son expression, des « points de fixation ». Puis, l’invention
donne vie au personnage. Il se peut qu’elle ait pensé cela, peut-être pas, on
ne sait pas.
Après sa mort, imagine l’auteur,
son père trouve dans son atelier un roman, sur lequel, en croisant les lignes, Sonia
a écrit son journal. Ecrire sur un roman, sur un texte qu’elle n’avait
peut-être pas lu ou pas aimé, pour lui coller sa vie, plus belle, plus fantasmée,
avec des mots qui fracassent les murs, déchirent l’ordre établi, réglé,
étriqué, suffocant. Elle a barré, rayé les lettres imprimées de son écriture
sans entraves, de ses mots intimes et sensuels. Elle l’a fait taire. Le roman
s’est tu et elle s’est mise à nu.
Sonia est une femme libre. Elle a
passé quatre années, de quinze à dix huit ans à Summerhill, école « sans
grilles, sans serrures ». Elle s’y abreuve de liberté, d’amour mais prend
rapidement conscience que Neill a sa petite idée sur la question : il
« défend sa méthode en affirmant que le plus antisocial des voyous, une
fois soumis à cette forme de liberté maximale, devient rapidement « un
partisan de l’ordre et de la loi ». Donc lui aussi, il ne travaille qu’à
l’adaptation des gosses au monde comme il est, comme il va. Forceries,
porcheries, bordels, casernes, jardins d’acclimatation. On n’en sort
pas. »
Oui, mais Sonia veut en sortir,
franchir les limites, faire un pas de côté, s’envoler, refuser les conventions.
Son émancipation sera totale.
« Si l’on a vécu son enfance dans une
absolue liberté et que l’entrée dans l’âge adulte ne s’est assortie d’aucun
harnais, d’aucune obligation ni désir de servir, de consacrer les bonnes heures
du jour au travail, aux soins des enfants ou des animaux, alors la faim de
liberté se déplace, elle mute, elle trouve aussitôt d’autres murs à quoi se
heurter, d’autres insuffisances : la société bien sûr, la liberté qu’on
n’a pas d’y faire ceci, d’y être cela, mais aussi la limitation du corps et la
limitation de l’esprit. »
Sonia veut aussi libérer son
corps, elle marche la nuit dans cette ville de Londres d’après guerre, rencontre
des hommes, va dans les cafés, fréquente des artistes. Elle est mouvement, rien
ne l’arrête, ne la contraint. Si on la retient, si on l’empêche, alors elle se
fait eau, coule ou s’évapore. « Et
je repars. Je suis une jonchée de feuilles, qui dévale, tourbillonne, s’élève,
retombe, s’arrête, s’élance à nouveau, se divise, se mêle à d’autres tas de
feuilles, plus jeunes ou plus anciens, accueille un papier gras, une page de
journal, un morceau de ficelle, se laisse acculer dans une impasse, rebrousse
chemin, explose en gerbe folle sur une bouche d’aération, paie son écot à l’eau
de la rigole, espère et trouve les jambes nues d’un enfant, n’est aucune des
feuilles pas plus qu’elle n’est le vent, elle est la danse, elle est
dansée. »
Sonia veut aussi libérer son
esprit en parlant plusieurs langues, en vivant de ses rêves, en brisant ce qui
nous sépare des plantes, des animaux et des pierres. Elle s’imagine se multipliant
vite, envahissant tout l’espace, mutant à chaque seconde : « La
liberté n’est plus que chez les tout-petits, les parasites, les levures, les
bacilles. » Elle se veut crabe plein d’humour, gazelle, hirondelle aux
ailes déployées. S’envolant. Afin qu’ait lieu « le miracle… la libération
fortuite de ce flux primordial que l’on conspire à endiguer, à empêcher, afin
que chacun reste à sa place dans le manège. »
Sonia fera ce « pas
supplémentaire », ce « saut hors de la chose » pour ne jamais
cesser d’être libre, proliférant encore et encore, devenant mouvements brusques
et incontrôlés, métamorphoses éternelles et jaillissantes, vies illimitées,
grouillements incessants…
Un texte sublime, intense, un
poème où se plonger dans les visions hallucinées et obsessionnelles de cette femme,
dans son langage libéré jusqu’au surréalisme et la folie.
« Ça n’était pas toujours facile à
lire » constate le père découvrant le journal. Non, ça ne l’est pas car la
parole de Sonia est fragments, éclats, miroirs démultipliant le réel à l’infini,
ellipses. Elle se souhaite éparpillée, sans ordre ni classement, son texte en
est le reflet : « … je déteste les faiseurs de bouquins, les romances
ficelées, cousues d’astuces, farcies de diables à ressort, de pièges à souris.
Je leur préfère le bruit du tram ou les écrits intimes, les chroniques
fragmentaires, la philosophie, les recueils d’anecdotes. Ou le décompte que fit
de ses chemises, dans la marge d’un sonnet, le pauvre Baudelaire. »
Le vers de Mandelstam : « Mourir
et puis sauter sur son cheval » dit le mouvement d’une femme libre et qui
tient à le rester, l’ultime élan en dehors des limites, dans cet ailleurs où
doit se passer la vie.
Mourir pour mieux renaître.
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