Éditions Actes Sud
Ce sont des mots nouveaux qu’il
faut apprendre, tout un lexique auquel il faut s’habituer comme quand on arrive
dans un pays étranger : pleurésie, bacille, tuberculose, isoniazide, INH,
Rimifon, PAS, streptomycine… la liste est longue. Le pays des mots nouveaux que
Mathilde tente de comprendre est celui de la maladie de son père, Paul Blanc
dit Paulot. Paulot, le tubard. C’est comme cela qu’il est appelé dans le pays
maintenant qu’il est malade.
Pourtant, le Paulot, lorsqu’il tenait le café
Le Balto, à La Roche-Guyon, c’est bien lui qui mettait l’ambiance au village
avec son harmonica Hohner : bals à gogo, apéros, repas gratuits pour les
affamés, lits pour les « sans piaule », parties de belote et de
billard tard dans la nuit. Un gars généreux, à la tête de tous les clubs, prêt
à animer toutes les fêtes et qui aurait donné sa chemise pour les autres.
Mais maintenant, les autres, les anciens amis,
aiment mieux le voir de loin : c’est contagieux un tubard, « c’est la
mort qui rôde. Un mort-vivant. Un assassin. »
On est en 1952 et Paulot va devoir
entrer au sanatorium d’Aincourt dans le Val d’Oise avec sa femme Odile,
contaminée, elle aussi. Pas le choix. Ce sana à l’architecture fonctionnaliste
dite « paquebot » est construit à l’écart du monde. Il faut tenir
éloignés les nouveaux lépreux. Au cœur d’une véritable forêt de pins des Vosges,
s’élèvent « trois paquebots de béton couleur neige, jaillis d’un océan de
verdure de soixante-treize hectares » : les malades doivent
réapprendre à respirer. C’est un lieu hors du monde construit entre 1931 et
1933 à cause d’une très nette recrudescence de cas de tuberculose et devenu
sous Vichy un camp d’internement administratif avant de rouvrir ses portes en
1946 pour accueillir les derniers malades.
Mathilde et son frère seront placés, la
famille éclatée, éparpillée, comme mise en miettes. Maintenant, la jeune fille
doit tout faire pour s’occuper de ses parents et de son frère, oui, tout faire.
Se donner, s’oublier pour eux, eux qui vivent ces Trente Glorieuses comme s’ils
n’en faisaient pas vraiment partie : ils n’ont pas la sécurité sociale,
encore réservée aux salariés, ils n’ont pas profité du vaccin qui existe depuis
1921 et à peine des antibiotiques qui coûtent cher. A La Roche en 1952,
« il n’y a rien d’autre à voir… que du malheur et des cadavres. » Cigales,
ils ont beaucoup donné aux gens du village, partagé, profité, sans penser que
le malheur pouvait s’abattre sur leur tête.
Ainsi Mathilde qui voue depuis
toujours une admiration sans limites à son père, elle qui petite, plongeait dans l’eau glacée, marchait
sur le toit du château ou sur le mur écroulé du donjon tandis que son père
dansait avec la sœur aînée, Mathilde prête à tout pour se faire remarquer et
exister à ses yeux devra se sacrifier par amour, préserver coûte que coûte les
liens, annuler les distances, « maintenir une géographie », en
écrivant à chacun des membres de cette famille désormais morcelée et en se
déplaçant à pied pour aller les voir, jusqu’à épuisement.
J’ai attendu avant d’acheter mon
Valentine Goby, je l’ai retourné dans tous les sens lorsqu’il me faisait de
l’œil chez les libraires… Si quelqu’un m’avait dit : « Tiens,
j’ai acheté le dernier Goby », j’aurais été verte de jalousie. Je me suis
retenue, un bon mois, et puis, mercredi dernier, je suis allée le chercher…
Encore quelques jours à retarder le moment fatidique et je l’ai ouvert. Dès la
première phrase, j’ai su que j’y étais, que je n’allais pas être déçue et
enfin, je me suis laissée aller à ce plaisir tant retardé… « Mathilde
Blanc traverse le cadre des fenêtres. »
Et quel plaisir…enfin… Un
magnifique portrait de femme, Mathilde, celle qui « sourit toujours,
par-dessus l’apocalypse », un être d’une force et d’une volonté
prodigieuse, se donnant sans compter, par amour, prête à entraîner toute sa
famille dans son élan vital, dans ce saut pour s’en sortir… C’est aussi la
peinture d’une famille qui n’a pas profité des progrès de sa génération, des
espèces de laissés-pour-compte, des êtres en marge de leur époque comme
beaucoup d’autres qui n’avaient pas prévu ou qui n’avaient pas les moyens de le
faire, des espèces « d’anachroniques », acteurs d’une tragédie qu’on
pensait achevée.
Et puis, il y a cette écriture,
ce rythme, cette sensualité dans l’évocation des gens, des lieux, des choses.
On a comme l’impression de les toucher, de les voir, de les sentir, d’y être…
Les folles soirées au Balto, les danses endiablées, les promenades de Mathilde
en forêt avec Paulot, ses courses folles dans la nature…
J’ai déjà envie de m’y replonger
et d’y regoûter… Immense coup de cœur de la rentrée…
Une de mes prochaines lectures et à lire ta critique, je me réjouis d'avance. Merci !
RépondreSupprimerQu'est-ce que j'ai aimé ce livre ! Ayant vu le dernier Ken Loach " I Daniel Blake " pendant cette lecture, j'ai fait un parallèle entre les deux œuvres: la guerre et la résistance que doivent mener les simples citoyens face à une administration obtuse, débile et avilissante.
RépondreSupprimer